Survie

SMSI : pour une alternative au dogme néolibéral

Publié le 13 novembre 2003 - Survie

 Ahmed Dahmani : Le Sommet Mondial de la Société de l’Information (SMSI) trouve son origine dans un projet de 1998 de l’UIT et dans l’idée apparue dans les années 90 qu’on pourrait utiliser les nouvelles technologies de l’information et de la communication (NTIC) comme un outil de développement. C’est ainsi que le SMSI est né d’une résolution de l’ONU et a été placé sous le patronage du Secrétaire Général. Le sommet se déroulera en deux phases : en 2003 à Genève et en 2005 à Tunis. L’UIT est chargé des préparatifs et a fixé trois grands objectifs : permettre l’accès à tous aux NTIC ; faire des NTIC un outil de développement ; donner confiance et sécurité dans l’utilisation des NTIC. Le principe supérieur qui est censé atteindre ces objectifs est la libéralisation.

 Pascal Fortin (Collectif SMSI) : Alors que le sommet se présente comme celui d’un genre nouveau réunissant gouvernements, secteur privé et société civile, le SMSI est en fait intergouvernemental avec une forte influence du secteur privé.
Le sommet n’aborde pas des points essentiels à tout débat sur la société de l’information. Par exemple : la concentration des médias, les menaces sur les libertés individuelles, le droit à la communication, la diversité culturelle, ou l’évolution des conditions de travail. C’est au prix d’un âpre combat que les ONG ont réussi à imposer les Droits de l’Homme comme principe universel et indivisible de la société de l’information.

Le SMSI nous donne une vision libérale - sécuritaire de la société de l’information : société du contrôle fondée sur le triptyque régulation, marché, volontariat.
Il nous prépare une société inégalitaire. La libéralisation préconisée aura pour conséquence la concentration des infrastructures et des services dans les zones les plus riches. Les objectifs affichés ne sont qu’indicatifs alors qu’aucun objectif n’est donné en terme d’aide publique au développement ou de réduction de la dette.
Le processus de décision tripartite préfigure une privatisation du processus de prise de décision au sein des organisations des Nations Unis, renforçant leur caractère faiblement démocratique.

 Djilali Benamrane (BPEM) : Quels sont les enjeux du SMSI ? Les secteurs de l’information et de la communication connaissent un phénomène de concentration des activités et des opérateurs. Ces transformations se caractérisent entre autres par :
La suprématie de la langue anglaise, devenue la langue de la globalisation, alors que les technologies basées sur la norme de caractère d’Unicode rendent possible l’établissement d’une infrastructure multilingue.
Le renforcement des opérateurs à travers un parachèvement du processus de libéralisation, la poursuite des fusions, ou l’élargissement de leurs sphères d’influence en amont ou en aval de l’information et de la communication.
Le soutien des milieux onusiens et intergouvernementaux à la pensée unique qui érige en dogme les critères du marché en promouvant notamment le partenariat public - privé en remplacement de l’aide public au développement.

Il faut également replacer le SMSI dans le contexte des nombreuses grandes messes organisées par les Nations Unis et qui ont un coût exorbitant pour les pays pauvres. Ceux-ci se retrouvent dans une situation de complaisance, de mendicité et de défensive sans aucune maîtrise des dossiers ni de capacité d’évaluation des engagements pris lors de ces rencontres.

Quelles alternatives au néo-libéralisme ? Quelques pistes de réflexion :
Subordonner les objectifs d’information à ceux de la communication. L’information étant le plus souvent considérée comme unilatérale, descendante et structurante alors que la communication est basée sur l’interactivité.
Prendre conscience de l’existence de biens publics à l’échelle mondiale, c’est-à-dire non appropriables par un opérateur aux seules fins de profit et de domination. Et défendre l’accès universel à ces biens et leur appropriation collective.
Faire le lien entre Droits de l’Homme et droit à la communication.
S’appuyer sur des expériences locales comme le déploiement de radios communautaires au Niger en marge des procédures imposées d’habitude par les bailleurs de fonds. Une question reste posée : comme faire participer les populations pour qu’elles influent sur les sommets alors qu’elles ne sont aujourd’hui qu’un alibi ?

 Philippe Drouot (AfricaComputing) : Quel est l’état des lieux de la bande passante Internet (la taille des tuyaux de données) en Afrique subsaharienne (excepté l’Afrique du Sud) ? Quelques chiffres pour illustrer les inégalités et les très faibles capacités : le Sénégal dispose de 300 Mbps, le Bénin ou la Côte d’Ivoire d’environ 50 Mbps, le Burkina et le Niger disposent d’environ 2 à 4 Mbps, l’équivalent de 4 abonnés ADSL français.

Les prix sont prohibitifs. Dans la plupart des pays, une ligne spécialisée (LS) à 64 Kbps est facturée 700 à 1000 €/mois, ce qui est 30 fois plus cher qu’une connexion ADSL en France, pourtant 8 fois plus rapide. L’Afrique souffre d’un déficit d’infrastructures et de services : les serveurs de courriers sont quasi inexistants. Si un internaute africain envoie un courrier électronique à un autre internaute du continent grâce à une boîte aux lettres comme Yahoo ou Hotmail, les données transiteront par satellite par Paris (ou New York) puis par câble par Londres avant de repartir pour le continent africain. En outre, l’internaute Africain ne consulte presque exclusivement que des contenus produits en Occident.

(...) Il faut utiliser des technologies alternatives (connexions VSAT ou WiFi), réaliser l’interconnexion des réseaux et désenclaver les pays qui ne sont pas sur l’Atlantique. À titre d’exemple, aujourd’hui, une personne de Bamako qui souhaite se connecter sur un site hébergé physiquement au Bénin voit ses informations véhiculer de manière très absurde : liaison VSAT de Bamako aux Etats-Unis, puis l’info est véhiculée jusqu’à Paris par câble, utilise enfin une liaison VSAT entre Paris et Cotonou (le Mali passe par un opérateur américain, le Bénin par FT). Bref, pour communiquer entre le Mali et le Bénin pourtant très proches les opérateurs européens et américains encaissent des sous ! Le trafic local doit également être favorisé grâce à des serveurs locaux. Enfin, il faut des producteurs de contenus numériques africains. Interconnexion des réseaux, développement de serveurs locaux, production de contenu africain, ces pistes posent le problème de la maîtrise des technologies et en particulier des logiciels libres.

(...)

 Jean-Louis Fullsack : Le domaine des infrastructures se caractérise par des besoins immenses et par l’extrême urgence de leur développement. L’Afrique est malade de l’absence d’infrastructures pourtant nécessaires à sa survie. Ces deux caractéristiques font du financement un problème majeur. Il faut pourtant sortir de quelques fantasmes à propos des besoins, essentiellement dus à des imaginations actives et servant des intérêts particuliers. Parmi les premiers besoins, il y a celui d’un réseau panafricain. Panaftel est maintenant à l’abandon. Deux projets sont en instance : AFRICA ONE (câble sous-marin) lancé en 1994 au point mort à ce jour et RASCOM dont les premières études datent de 1980 mais qui n’est toujours pas opérationnel (au plus tôt 2005).

Comment dédramatiser le problème ? En diminuant le coût des besoins. La première piste est une consolidation des projets en cours, en les rationalisant et en supprimant les redondances. La seconde est la synergie entre réseaux. Par exemple, le génie civil représente 80 % des coûts de réalisation d’une artère en câble à fibres optiques. De grandes économies sont possibles si cette réalisation est couplée à la construction d’un réseau routier. Enfin, une optimisation technologique est nécessaire au niveau de chaque projet. CSDPTT estime ainsi à environ 15 milliards de dollars la construction d’une infrastructure intra-africaine, soit moins de 4 milliards par an sur 4 ans. Comment financer ? Il existe des moyens classiques comme les prêts à long terme de la Banque Mondiale ou de la Banque Africaine de Développement. Mais il faut aussi rechercher des financements innovants. Le projet de M. Wade d’un « Fonds de Solidarité Numérique » n’est pas satisfaisant car il semble à géométrie variable (différentes versions ont été présentées), il repose sur la charité et le volontariat et les sommes espérées sont trop faibles.

CSDPTT propose, entre autres, le retour aux taxes de répartitions en vigueur avant 1999 pour les communications internationales. Cela permettrait de récupérer, selon le Financial Times, entre 2 et 10 millions de dollars par an. D’autres propositions seront données au cours du débat.

 Myriam Horngren (CRIS) : La campagne CRIS (Communication Rights in the Information Society) a été lancée par un réseau d’ONG internationales en réponse au SMSI.
La vision de CRIS de la SI est basée sur le droit à communiquer afin d’étendre les droits de la personne et améliorer la vie sociale, économique et culturelle des personnes et des communautés. La campagne se concentre sur quatre points essentiels : la diversité culturelle, le savoir dans les domaines publics, l’accès équitable et abordable à l’information et à la communication et les droits civiques et politiques.

Le SMSI n’a pas tenu ses promesses en termes de tripartisme et de démocratie. Il s’est en outre concentré sur la « fracture numérique » au détriment d’autres formes de communication, sur la libéralisation des TIC, ainsi que sur des politiques sécuritaires inquiétantes.

Des gains sont à mettre au compte de la campagne. Elle a été un moyen d’aborder des questions cruciales et à créer l’occasion pour la société civile de se mobilier et de s’organiser. Un discours officiel de droit à communiquer commence à voir le jour (c.f. discours de Kofi Annan ou de la Commission Européenne). Mais ce point n’est pas abordé au SMSI. Enfin un paragraphe a été obtenu dans la déclaration de principes sur la reconnaissance de la communication comme un processus à la base de toutes les sociétés. Même s’il entre en contradiction avec d’autres parties de la déclaration… Il convient de faire le lien entre les différents thèmes : surveillance électronique, concentration des medias, incapacité à résorber le fossé numérique, la privatisation du savoir et l’absence des pauvres dans les medias. CRIS organise pendant le sommet un Forum Mondial sur les Droits à la Communication.

 Bruno Clément (Communica-ch) : L’orateur a relevé que le SMSI était le premier sommet onusien en Suisse. Le gouvernement a mobilisé plusieurs milliers de policiers et militaires à cette occasion. Communica-ch regroupe 41 organisations suisses, dont des ONG dans les domaines des droits humains, de la solidarité, des syndicats de journalistes, de bibliothécaires… Communica-ch est représentée au sein de la délégation suisse, essentiellement afin d’avoir accès aux informations. Mais Communica-ch a publié sa propre déclaration de principe et son propre plan d’action.

Pour les organisateurs du SMSI, il ne faut surtout pas parler de contenus. Les problèmes ne sont abordés que sous un angle techniciste et non pas politique. C’est d’ailleurs l’UIT et non l’UNESCO qui est chargé de l’organisation du sommet.

Cette approche cache cependant de vrais intérêts (Microsoft, AOL, Bertelsmann). Et il y a un lien entre les contenus et ceux qui contrôlent les technologies. Les acteurs principaux de ce contrôle sont les multinationales, aidées par les Etats-Unis et l’Union Européenne. Elles se servent de l’information pour faire du profit, avec les nouveaux medias aussi bien qu’avec les anciens. Or ces medias jouent un rôle culturel essentiel pour l’acceptation de l’ordre social (précarité, solvabilité, chacun pour soi…) et de l’idée de fin de l’histoire. Ils ont eu un rôle d’accompagnement et de distraction. Il est fondamental de faire le lien entre le SMSI et l’OMC. Peu avant Cancun, les Etats-Unis ont proposé la libéralisation des radios (le media le plus important) dans le cadre de l’AGCS.

Communica-ch a lancé un appel public pour la liberté d’expression et menace de boycotter la seconde partie du SMSI qui doit se tenir à Tunis en 2005. Pourra-t-on parler de liberté d’expression et d’opinion alors que des journalistes sont emprisonnés ?

(...)

Compte-rendu réalisé par Marceau Coupechoux.

Pour plus d’informations, voir le site de CSDPTT sur ce lien

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