Survie

Un combat contre les brevets

Eloan Dos Santos Pinheiro, ex-directrice d’un laboratoire public brésilien produisant des médicaments génériques

Publié le 10 novembre 2003 - Survie

L’Humanité, France, 7 novembre 2003.

Eloan Dos Santos Pinheiro attend ces jours-ci les papiers officialisant sa retraite. " Il y a eu une grève au Brésil, la procédure a été retardée ", rit-elle. Pas question pour autant d’oublier son engagement pour l’accès aux médicaments des plus pauvres. Une fois ce quitus en poche, cette brillante chimiste coiffera aussitôt une nouvelle casquette, celle de conseillère. Sa carte de visite est déjà prête. La dénomination a beau être vague, la mission qu’elle se donne la mobilise comme jamais : elle a dans l’idée de sillonner les pays en voie de développement qui ont besoin de connaissances, pour les aider à monter leur propre production de médicaments génériques contre le sida, la malaria, la tuberculose. Histoire de se payer la tête des mastodontes de l’industrie pharmaceutique, qui négligent ces fléaux modernes pas assez rentables, mais n’en gardent pas moins jalousement secrète la formule des remèdes. " C’est possible ", assure-t-elle avec une tranquille conviction. " La Chine, le Kenya, l’Afrique du Sud, le Maroc, disposent d’une industrie médicamenteuse, de bons laboratoires, et d’un contrôle qualité suffisant. Il faut éventuellement envoyer du personnel se former à l’étranger. En dehors de ça, ces pays peuvent rapidement produire des médicaments génériques contre le sida. Ils doivent se lancer. "

Son argument porte d’autant plus qu’elle est l’incarnation d’une réussite magistrale au Brésil, dans ce domaine des médicaments essentiels. L’expérience remonte à la fin des années quatre-vingt-dix. À cette époque, Eloan Dos Santos Pinheiro a quitté depuis quelques années les grands groupes pharmaceutiques privés, auxquels elle a donné seize années de son travail, pour se lancer dans la recherche et la production pharmaceutique publique au sein du laboratoire Farmanguinhos. Elle s’y veut soldat de la bataille contre la tuberculose et la malaria, maladies négligées. Pour elle, comme pour la population, la révolution vient d’une loi sur les brevets, votée en 1996 par le Parlement brésilien. Face aux ravages du sida et aux coûts exorbitants des traitements commercialisés par les compagnies internationales, est désormais autorisée, en dépit des accords restrictifs de l’OMC sur la propriété intellectuelle liée au commerce, la production sur place de toute molécule dont le brevet a été déposé avant 1997, ou de tout médicament dont la production dans le pays n’a pas commencé trois ans après sa mise sur le marché. Le moment est historique, le défi immense : au nez et à la barbe des laboratoires qui ne daignent pas baisser leurs prix, la voie s’ouvre toute grande pour la production locale et bon marché des thérapies contre le VIH. Eloan Dos Santos Pinheiro jette son énergie dans l’élaboration des formules chimiques que l’industrie pharmaceutique ne cède pas, furieuse des libertés que prend le Brésil au nom de l’urgence sanitaire.

Joviale et sérieuse, elle avoue rétrospectivement la peur : " Je savais de quoi les firmes internationales étaient capables contre moi et contre Farmanguinhos. Il m’a fallu du courage pour développer les génériques dont nous n’avions pas les formules. C’était comme changer la roue d’une voiture lancée à fond de train. Mais les besoins des gens étaient plus forts. Ça a marché ! " La prise de risque paie, fait mentir les projections de l’Organisation mondiale de la santé : l’épidémie recule. Les malades sont soignés gratuitement, le système de santé fait des économies monstrueuses, le coût des traitements s’effondre. Accessoirement, sous la pression, les laboratoires consentent à revoir leurs prix. Farmanguinhos, attaqué en 2001 par les États-Unis avant que ceux-ci, écrasés de honte, n’abandonnent les poursuites, s’allient avec les laboratoires qui se sont développés en Inde et en Thaïlande, pour transférer leur savoir vers les pays d’Afrique. En 2002, Eloan Dos Santos Pinheiro quitte Farmanguinhos.

D’un humanisme désarmant, elle rappelle quelques évidences : " Le service public doit répondre aux besoins de santé de la population. Il suffit que le gouvernement prenne ses responsabilités. " Et si les politiques sont défaillants, le peuple n’a qu’à en changer. Sur l’industrie pharmaceutique et sa stratégie : " Ils disent qu’ils dépensent énormément d’argent pour faire de nouveaux médicaments, qu’ils font beaucoup d’efforts, que c’est très compliqué. C’est une très mauvaise excuse, et je ne les crois pas. Ils font beaucoup d’argent dans les pays développés, ils sont riches, ils peuvent parfaitement adapter leurs tarifs pour l’Afrique. Pendant ce temps, les Africains meurent. Dans quel monde vivons-nous ? " Pour elle, le système des brevets constitue le nerf d’une guerre loin d’être terminée. " La santé et la nourriture ne devraient pas être sous brevet. Ce sont des besoins naturels, on ne choisit pas de devoir manger ou se soigner. " D’où son combat acharné : " Il faut décider d’emblée que les médicaments contre les épidémies et les maladies liées à la vieillesse ne feront jamais l’objet de brevets. Comment imaginer qu’un retraité consacre sa pension à des traitements hors de prix ? " Les pays industrialisés ne sont plus à l’abri : " Le prix des innovations sera bientôt trop élevé, les systèmes de santé ne pourront plus les payer. " Elle s’inquiète pour les temps à venir. Sous la pression des États-Unis, en 2005 - et même si la date butoir a été repoussée à 2016 pour les pays les plus pauvres -, la plupart des pays auront mis leur législation en conformité avec les règles de l’OMC sur les brevets, qui protègent une innovation pendant vingt ans. L’argument de l’urgence sanitaire existe certes dans les textes, pour justifier le non respect d’un brevet, mais son interprétation, notamment sur les exportations, est de plus en plus encadrée. " Comment la Chine ou l’Inde vont-elles combattre les États-Unis s’ils refusent toute exportation entre pays du Sud ? On discute de ces questions depuis 1999, et l’Afrique ne dispose toujours pas des traitements. Combien d’années vont passer ainsi ? "

Anne-Sophie Stamane

© Journal l’Humanité

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