Survie

L’Afrique soumise à la raison des affaires

Publié le 19 janvier 2001 - François-Xavier Verschave

L’écoeurante affaire angolaise montre que la raison d’Etat ne camoufle plus rien.

La « Françafrique », la politique française en Afrique, prônait la raison d’Etat avec des méthodes de voyous, ceux qui les ont appliquées sont devenus des voyous qui font chanter la République.

A l’examiner, le scandale des ventes d’armes à l’Angola n’est pas si « démoralisant » que ça. Au contraire, il pourrait éclairer notre boussole politique, nous aider à préciser ce que nous refusons et ce que nous voulons, à l’ère où s’intensifient et s’accélèrent les connexions internationales. Les rideaux de fumée se dissipent devant l’action des réseaux franco-africains. Cette caricature de relations méprisantes se branche désormais sur la dynamique la plus destructrice de la mondialisation. Ces réseaux, richissimes et archicorrupteurs, s’avèrent capables de vendre à grande échelle des biens et services de guerre, avec armes et mercenaires, aux deux côtés d’une guerre civile (au moins 500 000 morts en Angola). Elf et les différents réseaux présents y soutenaient à la fois le camp gouvernemental et la rébellion. Chaque réseau a sa microstratégie, fluctuante, dont il prétend qu’elle sert la France. Le préfet Jean-Charles Marchiani a tout bonnement avoué aux enquêteurs : « Nous, c’est-à-dire moi pour le compte de Charles Pasqua, avons négocié publiquement avec le président Dos Santos l’aide politique et économique de l’Angola à l’action de la France dans cette partie de la région, qui s’est concrétisée par l’envoi de troupes dans les deux Congo. »
Cet accord global a donc engagé notre pays dans trois guerres civiles (deux au Congo, après l’Angola). Jean-Charles Marchiani a enfoncé le clou dans une récente interview : « A sa façon, M. Falcone a défendu les intérêts français dans la région. » L’Angola va devenir le plus gros producteur de pétrole africain. L’armée de cette dictature prédatrice s’avère une pièce maîtresse. Secrètement équipée par Paris, à hauteur de 4 milliards de francs, elle concourt à deux horribles guerres civiles : au Congo-Brazzaville (au moins 50 000 morts, plusieurs dizaines de milliers de viols, une série de crimes contre l’humanité) et au Congo-Kinshasa (plus d’un million de victimes, avec la misère induite). Où est la « nouvelle politique africaine de la France » ? Qui décide de ce genre d’« intérêts français » pétromeurtriers ? Pas les Français ni le Parlement, peut-être pas le Premier ministre... Plutôt la « Françafrique ».

J’ai exhumé ce terme en 1994 des antiques discours de l’ex-président ivoirien, Houphouët-Boigny pour tenter d’expliquer comment la France était capable de faire en Afrique l’inverse exact de sa devise républicaine, jusqu’à se faire complice du génocide rwandais. Le concept désigne la face immergée de l’iceberg des relations franco-africaines. En 1960, l’histoire accule de Gaulle à accorder l’indépendance aux colonies d’Afrique noire. Tout en proclamant cette nouvelle légalité internationale, immaculée, il charge son conseiller pour les affaires africaines, Jacques Foccart, de maintenir la dépendance, par des moyens forcément illégaux, occultes, inavouables. Il sélectionne des chefs d’Etat « amis de la France », par la guerre (plus de 100 000 civils massacrés au Cameroun), l’assassinat ou la fraude électorale. A ces gardiens de l’ordre néocolonial, il propose un partage de la rente des matières premières et de l’aide au développement. Les bases militaires, le franc CFA convertible en Suisse, les services secrets et leurs faux nez (Elf et de multiples sociétés) complètent le dispositif.

C’est parti pour quarante ans de pillage, de soutien aux dictatures, de coups fourrés, de guerres secrètes, du Biafra aux deux Congo. Le Rwanda, les Comores, la Guinée-Bissau, le Liberia, la Sierra Leone, le Tchad, le Togo... en conserveront longtemps les stigmates. Ne pouvant plus promettre un mieux-être, les dictateurs usés, boulimiques, dopés puis minés par l’endettement, ont dégainé l’arme ultime, le bouc émissaire : « Si je reste au pouvoir, avec mon clan et un discours ethniste, c’est pour barrer la route à vos ennemis de l’autre ethnie. » On connaît la suite. La criminalité politique est entrée en synergie avec la criminalité économique.

De telles dérives n’ont pas été sans effet sur la métropole : les mécanismes de corruption y ont fait tache d’huile, avec souvent les mêmes entreprises, les mêmes hommes, les mêmes sociétés fiduciaires suisses, banques luxembourgeoises, comptes panaméens. Une partie du racket des marchés publics franciliens était ainsi recyclée via la Côte-d’Ivoire ou l’Afrique centrale. Plusieurs pas supplémentaires ont été franchis en Angola. Désormais, les trafiquants d’armes ou les sociétés de mercenaires ont officiellement leur part (10 %) dans les mégagisements : la guerre est programmée avec l’exploitation pétrolière. Peu à peu, l’on découvre que nombre de personnages clés du pétrole français, tel Alfred Sirven, étaient aussi vendeurs d’armes, membres ou proches des services secrets. La banque fétiche de l’or noir abritait aussi les comptes de l’empire « corsafricain » des jeux. Enfin, plusieurs affaires en cours établissent des connexions entre le recyclage des pétrodollars et le faux monnayage (faux dinars de Bahreïn) ou le narcotrafic - à commencer par la Birmanie, dont la junte a rallié la « Françafrique » avec enthousiasme.

Ce n’est pas d’aujourd’hui que datent les liens entre le pétrole, les ventes d’armes et les services secrets, ni les accointances de ces derniers avec le narcotrafic et les mafias. La plupart des services estiment que leurs besoins excèdent très largement les budgets qui leur sont votés. Au-delà du renseignement, ils estiment de leur rôle de surveiller, contrôler, infiltrer la criminalité organisée qui tient des régions ou des secteurs entiers, et de négocier avec elle. Pour la constitution et la circulation de leurs cagnottes, ainsi que l’efficacité de leurs alliances, ils ont beaucoup contribué à l’essor des paradis fiscaux. Au nom de la sécurité nationale. Mais la mondialisation dérégulée des moyens de paiement et l’explosion de l’argent sale ont fait céder les digues. Quand « l’honorable correspondant » Sirven, jongleur de milliards, se vante d’avoir vingt fois de quoi faire sauter la classe politique, il résume malheureusement l’inversion des pouvoirs : « la Françafrique » prônait la raison d’Etat avec des méthodes de voyous, ceux qui les ont appliquées sont devenus des voyous qui font chanter la République.

Autre enseignement angolais : derrière Falcone, se profile Arcadi Gaydamak, familier des services russes, israéliens, français (la DST, du moins). Ce néo-multimilliardaire apparaît branché sur les circuits de vente à vil prix du pétrole, des engrais, des diamants, des armements, des créances de l’ex-URSS. On sait que ces circuits, organisés avant même la chute du mur de Berlin, ont généré une immense et inquiétante nappe de liquidités. Plusieurs protagonistes du pétrole angolais sont adossés à ce pactole. Bref, l’Angola est devenu le champ expérimental d’un passage de la Françafrique à la « Mafiafrique ». La « Françafrique » s’y connecte avec ses homologues américains, britanniques, russes, israéliens, brésiliens... Plus à l’est, elle rencontre ses homologues chinois, sud-africains, etc. A l’occasion, ce difficile partage mafieux des richesses africaines peut provoquer une effroyable guerre civile. Ainsi dans l’ex-Zaïre.

C’est si loin, diront certains. Pas si sûr. La France est duelle. Le cynisme françafricain s’inspire des slogans antidreyfusards : la grandeur, l’honneur, l’intérêt supérieur de la nation. Mais beaucoup de Français se sentent davantage héritiers de ceux qui, comme Zola, placèrent plus haut la vérité et la justice. S’il est des Africains qui aiment encore la France, c’est celle-là. De même, nous sommes en Europe les héritiers de deux cents ans de mouvement social. Nos ancêtres ont conquis un socle de biens publics, de biens de civilisation surplombant la logique marchande : l’éducation, la santé, la retraite, les congés payés, etc. Un peuple éduqué et en bonne santé est plus efficace que s’il est maltraité. Jusqu’à un certain pourcentage de prélèvements obligatoires, l’élargissement des biens publics est un jeu à somme positive. Il élargit aussi la richesse privée. Tout le monde y gagne.

C’est ce que nous ont écrit prophétiquement les deux jeunes Guinéens qui, durant l’été 1999, sont morts de froid dans une soute d’avion, demandant en tant qu’êtres humains le droit à l’éducation. Leur interpellation désigne un champ immense de mondialisation positive, avec aussi la prise en compte d’autres défis planétaires (effet de serre, sida, pollution des mers, accès à l’information, justice pénale, droit économique et social...). Comment accélérer la conquête collective de ces biens publics mondiaux (stimuler leur désir, renforcer ceux qui les réclament, coincer les institutions qui se dérobent) ? Quel formidable chantier, scientifique et militant, relançant la notion de solidarité internationale !

Les paradis fiscaux ne sont pas seulement les réceptacles de la criminalité, les sièges des sociétés de mercenaires, les coffres-forts des pilleurs de l’Afrique. Si même un Jean-Christophe Mitterrand, qui se présente au juge comme un grand naïf, est capable de cacher au fisc 13 millions de revenus, il n’y aura bientôt plus que les pauvres et les imbéciles pour payer les impôts ! Nous aurons perdu deux siècles de conquêtes sociales, gâchés le combat collectif pour la dignité. Adieu Jules Ferry et la couverture maladie universelle ! En appelant un crime un crime, sans l’autorisation du gouvernement, le juge Courroye nous aide à lire le monde où nous vivons. Nous voilà plus clairs pour agir.

François-Xavier Verschave, janvier 2001

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