Survie

Pour une poignée de dollars

Publié le 25 août 2003 - Ousseynou Kane

Pour une poignée de dollars promise, j’ai vu la République se prostituer des jours durant dans les rues et les palais de la capitale, offrant impudemment ses charmes les plus secrets au maître yankee et à sa valetaille arrogante. J’ai vu un chef d’Etat réputé intraitable se faire dicter par l’hôte du jour les règles du protocole, les membres de son gouvernement ainsi que les représentants du peuple forcés de marcher à la queue leu leu comme des écoliers débutants pour accéder aux tribunes officielles, tandis que le ministre de l’Intérieur en personne devait bander les muscles pour ne pas se faire fouiller comme un vulgaire malfrat, en terre sénégalaise, par des agents de police étrangers emmurés derrière leurs lunettes noires, inscrivant par ce « geste héroïque » son nom sur toutes les lèvres. J’ai vu, comme dans un horrible cauchemar, l’île mémoire de Gorée dont les rochers du côté de la porte sans retour renvoient certains soirs en écho les hurlements de ceux qu’on arrachait à leur terre et à leur chair renouer le temps d’une matinée avec les chaînées humiliantes d’antan, les enfants et les vieillards terrorisés parqués au soleil implacable de juillet, et des chiens farouches tenus en laisse par des garde-chiourmes hideux troubler le repos des ancêtres en souillant les autels sacrés. J’ai vu encore, mais peut-être n’était-ce qu’une hallucination née de la douleur, pour quelques billets verts incertains, j’ai vu saigner le cœur fier d’un peuple dont on vendait à la criée l’honneur et la dignité et emporter les enchères un bourreau à moitié frappé de débilité venu du Texas, descendant direct des négriers sans foi ni loi qui ont saigné pendant quatre cents ans notre mère Afrique. Qu’avons-nous réellement à attendre de cette Amérique-là ?

Et entre mille autres attentats inacceptables aux droits élémentaires des gens, qui ne se souvient pas du guinéen Amadou Diallo, au corps pulvérisé de 41 coups de feu dans un immeuble de New York par quatre policiers assoiffés de sang, pour un simple portefeuille qu’il tirait de sa poche ? Comme aux pires heures de l’esclavage et de la ségrégation raciale, quand il n’est pas attelé à la charrue ou aux petits soins du maître, au pays de la Statue de la Liberté, « un bon Nègre est forcément un Nègre mort ».

Mais que signifie pour un Gi’s américain semi-analphabète, négro des bas-fonds de Harlem ou latino frais naturalisé rescapé des barbelés de la frontière mexicaine (certains ont reçu la nationalité américaine « à titre posthume », sur leur cercueil rapatrié d’Irak), incapable de faire la différence entre un vase sumérien multimillénaire et un pot à jeter de milk-shake, que signifie vraiment le nom de la Mésopotamie, « Pays des Deux-Fleuves », creuset des civilisations sumérienne, babylonienne, assyrienne, perse, grecque, parthe, sassanide et islamique ? Comment lui faire comprendre que ce pays qu’il piétine de ses bottes aveugles a vu la naissance de l’agriculture et de l’écriture pictographique il y a treize mille ans, inventé la céramique au Ve millénaire avant notre ère, comment lui parler des premières ziggourats (tours dédiées au dieu-lune) de la dynastie d’Our, des fastueux palais royaux de Nemrod et de Nabuchodonosor, du taureau ailé de Khorsabad et des stèles du code d’Hammourabi.

Qu’est-ce donc qu’un américain, dont le plus lointain sentiment d’appartenance à ce qui ne pouvait même pas être encore appelé une nation remonte au mieux à l’épopée des Pilgrim’s Fathers du Mayflower (1620), autant dire cinquante siècles après les premières cités de l’époque d’Ourouk, peut-il apporter à ce peuple-là ? Des canettes de Coke et du corned-beef survitaminé ?

Est-ce donc pour ces crimes de guerre aussi abominables que ceux commis naguère au Vietnam rasé sous les flots de napalm et de défoliants, les assassinats commandités à Panama et au Nicaragua et en prévision de tous les forfaits prochains que commande inévitablement un impérialisme triomphant que l’Amérique insolente tord la main à ses « partenaires » les plus faibles pour leur faire renier leurs engagements sur la Cour Pénale Internationale ?

Georges Bush, de toute façon, n’est pas venu en Afrique ni pour nos personnes vivant avec le Vih, contre lesquels il a défendu à Pretoria les droits des multinationales pharmaceutiques au monopole sur les brevets des médicaments, au moment même où le Sénat américain rognait sur l’enveloppe destinée à lutter contre l’épidémie, ni pour secourir le coton malien contre les scandaleuses subventions fédérales qui l’étouffent. Il était là pour un one man show et avait juste besoin d’un plateau prestigieux, Gorée, et de figurants triés sur le volet pour « faire les Nègres » (on avait parqué dans un autre « enclos » les enfants de l’île, mais fait venir des élèves d’un lycée de Dakar conduits par une enseignante... américaine), le tout à l’intention de l’électorat noir américain qui lui-même, marasme intellectuel et lobotomie culturelle aidant, se fiche royalement des affaires d’un continent dont il ne revendique les racines que pour le folklore et que la majorité d’entre eux croient encore habité majoritairement par des singes.

En souvenir de toutes les souffrances de ma race et tous ses sacrifices, je proclame qu’il eût été préférable de laisser le peuple sénégalais mourir mille fois de faim plutôt que de lui réapprendre la servilité sous la baguette tordu du fantôme putréfié de l’oncle Tom.

Par Ousseynou Kane chef du département de philosophie-Faculté de Lettres et Sciences humaines UCAD à Dakar in Walfadjri du 14 juillet 2003.

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