Survie

Questions-Réponses (fin)

Publié le 2000 - François-Xavier Verschave

Retranscription de conférences-débat données par F. X. VERSCHAVE, président de Survie de 1995 à 2005.

(L’ensemble de ces textes a été publié en 2000 dans un petit fascicule intitulé Françafrique, le crime continue, Tahin Party.)

"Je suis dans le malheur. Je ne veux pas retourner dans un pays noir."

Bouna Wade, Sénégalais de 17 ans, mort le 9 juin 1999 en tentant de rallier clandestinement la France par avion.

 1. La Françafrique
 2. Le Crime Continue
 3. L’Espérance, les Résistances
 4. Questions-Réponses
 5. Questions-Réponses (suite)
 6. Questions-Réponses (fin)

Qu’en est-il des intérêts supérieurs de la France ?

FXV : Il faut distinguer les intérêts à court terme de quelques prédateurs mafieux et les intérêts à moyen ou long terme de la France. Douglas Yates, un politologue américain, qui travaille actuellement sur les compagnies pétrolières, a développé une thèse extrêmement intéressante et judicieuse à propos des intérêts notamment français. Il affirme en effet que la rengaine sur les intérêts de la France dans toute l’Histoire est un mensonge. Que sont les intérêts d’un pays ? Ce sont les intérêts de ceux qui, dans ce pays, s’intéressent à la politique étrangère. Or, ces gens-là sont extrêmement minoritaires et le propre des intérêts de la France représente une petite minorité de personnes qui travaillent en relation avec l’étranger.

De plus, dans la relation avec l’étranger, les défenseurs du droit sont tout à fait minoritaires par rapports à ceux qui défendent d’autres types d’intérêts. Il en résulte une représentation des intérêts de la France qui n’a strictement rien à voir avec ce que veut vraiment la France, en raison, entre autres, du déficit énorme de l’investissement de ceux qui représentent d’autres valeurs. C’est un axe de recherche, qui ne permet pas de résoudre l’ensemble des problèmes, mais qui favorise la démystification.

Quel est l’attitude de la télévision par rapport à ce sujet ?

FXV : Les choses sont relativement claires. Les grandes chaînes sont les propriétés de grands groupes : Bouygues, Vivendi, la Lyonnaise des Eaux. L’attitude de la télévision publique est variable. Nous devons en exploiter les failles, et différents moyens existent. Tout n’est pas verrouillé. Mais, la télévision reste très difficile à exploiter. Des opportunités sont nécessaires et Me Vergès nous en a fournit une avec ce procès pour offense à chef d’État. Il a été l’occasion de faire le procès de la Françafrique. Ils ont choisi un procédé, différent de la diffamation, que ne nous laissait pas la possibilité d’apporter la preuve de nos affirmations. Nous avons tout de même profité des trois jours d’audience pour exposer la réalité de la Françafrique. Nous étions au cœur d’un procès politique et nous avons fait ce procès politique. Ceux qui souhaitent « réduire au silence ceux qui dénoncent la Françafrique » se sont rendu compte que ce n’était pas une tâche simple !

Quelle est la différence entre votre position et celle de journalistes comme Antoine Glaser et Stephen Smith ?

FXV : Leur dernier livre "Ces Messieurs Afrique " développe longuement la thèse selon laquelle l’on est passé des réseaux rattachés au pouvoir d’État aux lobbies économiques qui concourent à la politique de la France. C’est l’objet d’un conflit majeur avec eux parce que c’est un magnifique camouflage. Le pouvoir politique est totalement exonéré des activités de la France en Afrique. Régulièrement, un article de Stephen Smith nous annonce que la Françafrique appartient au passé. Dans son dernier ouvrage sur Bokassa, il affirme que la Françafrique n’existe plus depuis vingt ans, date de l’opération Barracuda, etc. Et l’on dit que le pauvre Verschave passe son temps à parler de la Françafrique qui n’existe plus, qu’il est complètement dépassé par les évènements et qu’il n’a rien compris, etc.

La politique africaine de la France ne serait-elle pas justifiée par la lutte contre l’impérialisme américain ?

FXV : L’idéologie de l’affrontement franco-américain a été importante. Mais plus on creuse, plus cette idéologie apparaît comme superficielle. Par exemple, on disait jusqu’à présent qu’il y avait eu un affrontement très vif à propos de la bombe atomique française. Or, la bombe atomique française a été fabriquée avec le soutien des américains. Aujourd’hui, au Congo-Brazzaville, l’ambassadeur américain explique clairement que les États-Unis poursuivons la politique de la France derrière Denis Sassou Nguesso en échange d’une complète liberté au Congo-Kinshassa. Nombreux sont ceux qui pensent que l’affrontement franco-américain est l’enjeu majeur, et qui se battent pour cela. Mais il n’est pas sûr qu’il ait lieu à tous les niveaux.

Comment peut-on lutter contre les paradis fiscaux ?

FXV : Seule la société civile traduite par l’opinion publique peut en faire un pôle d’urgence. L’urgence peut s’imposer de deux manières : attendre la catastrophe, ce qui est le cas le plus fréquent, et ainsi intervenir trop tard ou lorsque cela coûte trop cher ; ou alors arriver à faire comprendre l’urgence, et travailler autour du symbole ou des opportunités. L’être humain peut, à travers un symbole très fort, parvenir à anticiper la catastrophe et réagir. Cela demande cependant un talent imaginatif, artistique, créatif, inventif extraordinaire, dont nous sommes largement démunis. Des talents dans ce domaine doivent être développés. Une syndicaliste belge soulignait très justement « l’incapacité anthropologique de l’humanité d’anticiper les conséquences de l’absence de l’engagement », qui nous conduit à toujours intervenir lorsque cela coûte trop cher, alors qu’il faudrait pouvoir faire comprendre le coût de l’inaction. Nous sommes en quelque sorte dans une ère préhistorique dans ce domaine, pourtant indispensable.

L’interpellation des élus vous paraît-elle être un moyen efficace de lutte ?

FXV : L’interpellation des élus est infiniment plus efficace qu’on ne l’imagine. Je vous renvoie à notre travail sur les mercenaires avec les députés. Les députés sont déstabilisés par une telle démarche. Ils vont parfois jusqu’à poser une question écrite au ministre concerné par notre campagne, qui, en général, se défend par une réponse en langue de bois. Mais cela donne prise à une action ultérieure. Sur la question des mercenaires, des progrès considérables ont été faits. On ne peut se limiter à ce genre d’action mais elles se révèlent très utiles.

Existe-t-il une philosophie réformiste qui prônerait l’instauration d’un capitalisme équitable et insisterait davantage sur la lutte, la mobilisation ?

FXV : Braudel nous éclaire énormément. Il explique notamment que sous le terme « marché », il y a un mensonge extraordinaire. Le marché se trouve à l’étage intermédiaire des règles du jeu, et ceux qui le prône n’en respectent pas les règles. Le capitalisme qui défend le marché, que Braudel situe à l’étage supérieur, lieu de la concentration de pouvoirs, a pour seul objectif de ne pas appliquer les règles du marché. Nombreux sont ceux qui assimilent le terme de marché à celui de capitalisme dont Braudel explique parfaitement qu’ils violent en permanence les règles. Braudel montre en même temps, que ceux qui ont voulu démystifier, critiquer fondamentalement le fonctionnement du capitalisme, ont pensé pouvoir supprimer les mécanismes d’échange local. Ils ont en réalité supprimé l’étage intermédiaire, absolument indispensable au fonctionnement d’une société. C’est une thèse qui se discute mais dans la pratique le marché est systématiquement associé aux multinationales qui ne pratiquent pas le marché. Pour Braudel, l’échec du Léninisme et du Stalinisme, est dû à la volonté de supprimer l’étage intermédiaire de l’échange local au nom de la suppression du capitalisme, même si la condamnation du capitalisme était tout à fait intéressante. Le débat sur la mobilisation est complexe. Prenons l’exemple de la Côte-d’Ivoire. Un jour, le peuple avance poitrine nue contre les gens armés, pour faire échec à une dictature militaire. Le lendemain, les mêmes, excités par une propagande ethnique, se mettent à lyncher 500 ou 600 personnes originaires du Nord. La foule est capable du meilleur et du pire. Elle peut favoriser des conquêtes tout à fait positives à travers la défense des biens publics auxquels elle croit, mais peut aussi être manipulée. La politique n’est pas une chose simple.

Hier le président Chirac, à propos du sida en Afrique, a parlé de non assistance à personnes en danger. C’est l’exemple parfait de l’hommage du vice à la vertu. Nous pouvons dire qu’une campagne citoyenne a porté lorsque le public se sent obligé de rendre hommage au discours de la « vertu ». Les idées progressent de manière telle qu’il ne peut plus les nier. La deuxième étape consiste à démystifier le double-langage.

Face à l’attitude de Total-Fina-Elf et de nos gouvernements en Afrique, ne pourrait-on pas lancer des campagnes de boycott ?

Le rapport de la mission d’information sur les compagnies pétrolières est peut-être le rapport le plus important publié par le Parlement depuis trente ou quarante ans. Ce rapport évoque longuement le problème du boycott. La France a effectivement une législation très répressive. Ceux qui appellent au boycott sont passibles de peines qui peuvent les ruiner définitivement, à l’inverse d’autres pays. Par conséquent, les parlementaires n’hésitent pas à faire céder cette citadelle, mais il faut être assez nombreux à le faire, et trouver le moyen d’engager, à travers une action exemplaire - en profitant peut-être, à un moment donné d’une situation insupportable, pour abolir cette loi totalement antidémocratique. Le consommateur, doit avoir le droit de refuser un produit fabriqué dans des conditions inadmissibles et sordides. Pour notre part modeste, nous sommes prêts à participer à ce genre d’appels, mais il faut attendre la bonne vague. Agir Ici a failli être tué par un procès du même genre par les artificiers français, quand l’association a dénoncé les mines anti-personnelles. Il faut à la fois, un accord entre ces associations et que ces associations sentent que l’opinion répondra. Et pour cela, il faut un évènement porteur. Peut-être que l’affaire Elf nous le proposera.


 Peut-être le moment de s’engager ?

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