Survie

Tempête dans un aquarium

Publié le 5 mars 2003 (rédigé le 5 mars 2003) - Odile Tobner

Je n’ai pas lu le livre de Péan et Cohen. Je lis assez peu « Le Monde », tout comme les autres journaux et hebdos de la presse française, dont aucun n’est vraiment respectable par son courage et son exigence. Je regarde de temps en temps des bribes de débats à la télé. De-puis dix jours je suis assommée par les commentaires sur « La face cachée du Monde ». J’ai beau zapper je tombe sur la tête de leurs auteurs, proférant la même dizaine de phrases sur toutes les chaînes. Quelqu’un de mes proches, qui a lu le livre et me le passera pour que je n’aie pas à l’acheter, m’a dit : « C’est des rats qui vident une poubelle ».

Je n’en reviens pas qu’on puisse faire autant de bruit et un best-seller en enfonçant des portes ouvertes. Quoi « Le Monde » serait une machine de pouvoir ? Quel scoop ! Ils auraient partie liée avec des politiciens ? On n’en croit pas ses oreilles ! Ils feraient du fric avec leur influence ? Quelle horreur ! Toute leur vertu ne serait qu’hypocrisie ? A moi Molière ! Il y a longtemps que tu as débrouillé les ficelles de l’homme de pouvoir : cela n’empêche pas cer-tains de découvrir la lune et qu’il fait jour en plein midi.

Péan dit que « Le Monde » a changé, n’est plus le vertueux organe de presse qu’il était. C’est pourtant en 1972 que Mongo Beti a montré dans « Main basse sur le Cameroun », ouvrage interdit à sa sortie par le ministre de l’intérieur Raymond Marcellin, à l’instigation de Jacques Foccart, que « Le Monde », dans le procès intenté à Yaoundé à un chef de maquis et un archevêque camerounais, non seulement n’avait, dans ses comptes-rendus, jamais fait état des violations du droit patentes dans le déroulement du procès, mais avait rapporté les ru-meurs les plus diffamatoires à l’égard d’accusés privés de tout droit à la parole et à la défense. Péan ne peut ignorer ce livre et cette affaire, puisqu’il y a puisé jadis des informations pour ses propres livres. Il ne peut ignorer que « Le Monde » a, depuis cinquante ans, par ses jour-nalistes responsables de la rubrique africaine, depuis le trop illustre Decraene, qui n’a jamais vu l’Afrique que du fond des limousines des potentats exotiques, jusqu’au non moins réputé Stephen Smith, grand défenseur, à la une du « Monde », des propos de Pasqua sur l’Angola, toujours défendu la politique africaine de la France. S’il y a bien un énorme scandale, invétéré puisqu’il dure depuis des décennies, c’est cet indéfectible soutien, couvrant du voile du si-lence les pires corruptions, les plus honteux trafics. Est-ce sujet-là que traitent Péan et Co-hen ? Non. La défense des faibles, ce n’est pas leur truc. On se demande même si leur offen-sive n’est pas due au fait que ce pesant couvercle a été parfois timidement levé.

J’ai entendu Péan dire qu’il attaquait « Le Monde » parce que ce journal se serait livré à de véritables campagnes de presse contre Mitterrand, Chirac et leurs proches. On croit rêver. C’est en quelque sorte sur le point précis où « Le Monde » a fait son travail de contre-pouvoir que porte l’attaque. Péan et Cohen en défenseurs de l’orphelin Mitterrand et de l’opprimé Chi-rac sont vraiment impayables, sinon impayés. En imprimant que le pauvre Jean-Christophe a touché des millions d’euros en échange, paraît-il, d’un très problématique « savoir » sur l’Afrique, lequel, dans son cas, se réduit aux noubas avec les tenants les plus corrompus des pouvoirs africains ; en donnant l’information sur les billets d’avion de Chirac et les « objets d’art » de Dumas, payés ou vendus en espèces, contre les prescriptions de la loi française, « Le Monde » s’est montré coupable de l’inexpiable crime de lèse-majesté. Comme le dit Pasqua sans rire : m’attaquer c’est attaquer la France. Les auteurs franchissent le pas et accu-sent les gens du « Monde » d’être de mauvais Français. Rien n’est plus bas que ce terrorisme du chauvinisme, bien dans la ligne de la beaufrerie insidieuse qu’on trouve dans « Marianne ». On me cite à ce sujet le célèbre mot de G.B. Shaw, disant que le patriotisme est le dernier refuge de la canaille.

« Le Monde » est bel et bien une machine de pouvoir, comme la Présidence de la Ré-publique, et toutes les autres machines de pouvoir - derrière lesquelles se dissimulent d’ailleurs les pires, les pouvoirs d’argent - qui vaut ce que valent les hommes qui y sont, c’est-à-dire, neuf fois sur dix, pas quelque chose de très élevé. On a le droit d’examiner la conduite de ces gens de pouvoir et de les juger. Si les actes des dirigeants du « Monde » sont passibles des tribunaux, qu’on les traduise en justice. L’offensive de Péan et Cohen semble inspirée par des politiques et leurs proches qui, eux, ont trempé dans l’illégalité, cela jusqu’à présent dans la plus totale impunité. Il s’agit donc d’intimider la puissance de la presse, en révélant ses petits secrets, pas tous reluisants, pour qu’en retour elle respecte la loi du silence. Tout cela n’est pas très beau à voir et à entendre, tous ces règlements de compte entre les crocodiles de l’aquarium, où s’ébattent journalistes de toutes chapelles, politiques de tous bords, affairistes de tout poil, dans les multiples combinaisons des clans, interchangeables dans leurs compo-santes et leurs alliances et d’autant plus assoiffés du sang de leurs congénères. Quel cirque ! Le public a bien compris ; il raffole de ce spectacle pittoresque.

Péan et Cohen voudraient faire croire aux gogos qu’ils administrent au « Monde » une leçon de journalisme. D’autres l’ont fait certes à juste titre, sur des sujets plus graves et plus essentiels. Quant à eux, ils ne profèrent qu’un avertissement de type mafieux : touchez pas aux puissants, ou gare à vos abattis. Gageons que « Le Monde » a compris l’avertissement et y regardera à deux fois avant de traiter les sujets dits sensibles, les seuls vraiment journalisti-ques. Apparemment le seul journalisme acceptable aujourd’hui en France c’est le 20 heures sur TF1 : les exhibitions du chef de l’état et de ses ministres, quelques phrases en langue de bois de l’opposition, parce qu’on est dans un pays libre et que l’information est indépendante du pouvoir, le retraité de Fouillis-les-oies repiquant ses tomates, quelques voyous de banlieue caillassant les pompiers. Dormez tranquilles braves gens, ne mettez pas votre nez dans ce qui ne vous regarde pas.

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