Survie

La Françafrique aux arrêts ?

Publié le 21 janvier 2001 - Survie

Des affaires françaises, des affaires africaines. Des noms connus, d’autres moins. Juste à la fin du millénaire, c’est un beau morceau de la Françafrique qui a été visé, perquisitionné ou mis en examen, voire écroué par les juges Armand Riberolles, Marc Brisset-Foucault, Philippe Courroye et Isabelle Prévost-Desprez : Michel Roussin, Pierre Falcone, Arcadi Gaydamak, Jean-Charles Marchiani, Charles Pasqua, Bernard Poussier, Jean-Christophe Mitterrand, Jean-Noël Tassez - tandis que le juge Renaud van Ruymbeke relançait la traque du fugitif Alfred Sirven, via de présumés complices de sa cavale, Jean-Marie Lapierre, ancien mercenaire de Bob Denard, et Lionel Queudot.

 1. Michel Roussin.
 2. De Pierre Falcone à Arcadi Gaydamak.
 3. Jean-Charles Marchiani.
 4. Jean-Christophe Mitterrand.
 5. Sirven alias Lapierre.
 6. Maux secrets contre biens publics.

L’incarcération de Jean-Christophe Mitterrand, après celle du richissime marchand d’armes Pierre Falcone, a comme débondé les médias, débordant le cercle des spécialistes de l’Afrique. Télés, radios, hebdomadaires, journaux ont déversé les informations, parfois les scoops, sur les trafics d’armes mortifères, l’action délétère des réseaux, la noria des “valises à billets”. La Françafrique, le plus long scandale de la République (cette face cachée de l’iceberg des relations franco-africaines, ce système de négation des indépendances par la sélection et l’entretien de potentats amis, via des relations parallèles, délinquantes, inavouables), est sortie du Noir silence 1 où elle était plongée. Elle a fait, longuement, la une de l’actualité. Les intérêts en jeu sont énormes, dans le pétrole bien sûr, mais aussi dans la privatisation des services publics d’un continent qui comptera bientôt un milliard d’habitants. La carte des réseaux et lobbies françafricains est en pleine mutation, mais leur puissance financière et médiatique domine toujours la scène parisienne. Plusieurs des principaux leaders politiques, à commencer par l’hôte de l’Élysée, sont mouillés jusqu’au cou. La plupart des autres, et l’essentiel de la classe politique, sont intimidés. Comptez le reste, ceux qui se sont opposés publiquement à la persistance de ce système qui pille et méprise l’Afrique : sur les doigts d’une main.

Bref, il fallait tenter de bloquer le déferlement des révélations. Et d’abord discréditer l’action des juges, dont certains, enfin, intervenaient en liberté dans ce “domaine réservé”. Haro sur le troisième pouvoir ! Montesquieu n’est pas la tasse de thé des Charasse, Pasqua, Mitterrand, etc. Une armée d’avocats s’est entichée de la “stratégie de rupture”, jadis théorisée par Jacques Vergès au service des peuples opprimés, pour la mettre désormais au service des réseaux milliardaires .

Les vendeurs d’armes et leurs amis ont été transformés en victimes. Depuis les plus gros médias, un tombereau d’insultes a été déversé sur le juge Courroye, interdit de réponse : s’il esquissait une réaction, il serait dessaisi pour partialité. Et puis, “on” a ressorti un décret de 1939 interdisant à la justice de se mêler des trafics d’armes sans le feu vert du gouvernement.

En même temps était déclenchée une formidable entreprise de “communication”. Dès 1994, Survie a inventé et forgé le concept de “Françafrique”, dans son sens actuel . Nous repêchions, en la subvertissant, une expression utilisée en quelques discours, autour des années soixante, par l’Ivoirien Houphouët-Boigny. Cet indépendantiste “retourné” y fantasmait une relation fusionnelle avec la métropole. Houphouët, certes, s’est parfaitement intégré dans la “France-à-fric” : à la fin de sa vie, sa fortune a pu atteindre jusqu’à 60 milliards de francs. Mais à quel prix !

En 1960, l’histoire acculait De Gaulle à accorder l’indépendance aux colonies d’Afrique noire. Avec la proclamation de cette nouvelle légalité internationale, l’iceberg franco-africain dressait sa face immaculée : la France meilleure amie de l’Afrique, du développement et de la démocratie. En même temps Jacques Foccart, bras droit de De Gaulle, grand ami d’Houphouët, était chargé de maintenir la dépendance, par des moyens forcément illégaux, occultes, inavouables. Il a sélectionné des chefs d’État “amis de la France” par la guerre (plus de 100 000 civils massacrés au Cameroun), l’assassinat ou la fraude électorale. À ces gardiens de l’ordre néocolonial, il a proposé un partage de la rente des matières premières et de l’aide au développement. Les bases militaires, le franc CFA convertible en Suisse, les services secrets et leurs faux-nez (Elf et de multiples sociétés, de fournitures ou de “sécurité”) ont complété le dispositif. En avant pour quatre décennies de pompage et d’oppression, de mercenaires et de guerres secrètes. Avec la Françafrique, le néocolonialisme rejoint sa propre caricature.

Problème : le terme “Françafrique”, désormais incontournable, renvoie quasi automatiquement aux travaux de Survie, qui en expose les acteurs et les rouages, et qui soutient que le système n’a guère perdu de sa nuisance. Au contraire : en Afrique centrale ou sur l’Océan Indien, l’iceberg a tendance à s’enfoncer ; et puis il s’agglomère, occasionnellement, avec ses homologues occidentaux et russe.

On a donc vu fleurir à longueur d’éditoriaux et d’articles, à commencer par Le Monde, de savantes étymologies de la “Françafrique” renvoyant uniquement à Houphouët - qui voulait dire le contraire de l’acception présente ! Pourquoi exhumer cette rhétorique enfouie depuis un tiers de siècle ? Il s’agit d’ôter au concept sa virulence, son tranchant, en le coupant de la source qui l’actualise...

Simultanément, les médias bombardent le même refrain : la Françafrique, c’est fini - depuis l’arrivée de Chirac ou celle de Jospin, selon que le locuteur penche à droite ou à gauche. Partout, l’on conjugue le terme au passé révolu. « La page de la Françafrique est tournée » “martèle” le ministre de la Coopération Charles Josselin, cherchant à sauver les apparences d’un Sommet franco-africain discrédité et déphasé.

De fait, la Françafrique a pris des coups. Le “secret défense” qui la protège est percé, les révélations vont se poursuivre, les Français paraissent plus réceptifs à la proposition d’un assainissement. Mais la pire erreur serait de croire que la Françafrique est déjà vaincue.

En publiant ce bref dossier d’actualité, Survie espère contribuer à rafraîchir les mémoires contre les menées soporifiques, lutter contre les étouffements médiatique et judiciaire. La succession des arrestations de fin 2000 a été comme autant d’arrêts sur images. Explorons-en les contextes. En souhaitant que la série continue, jusqu’à frapper les esprits, et interrompre réellement le cauchemar.

Paris, le 27 janvier 2001.

1. Michel Roussin

Pourquoi commencer par l’organisateur des circuits financiers milliardaires de Jacques Chirac , l’aiguilleur du financement occulte des partis politiques ? Certes, il a été le premier épinglé, à propos d’une bagatelle : 600 millions de racket des marchés publics. Mais ne s’agit-il pas des lycées d’Île-de-France ?

En réalité, le personnage et ses circuits financiers débordent très largement Paris, sa région, et même l’Hexagone. Une partie des ponctions sur les budgets de la capitale était blanchie via plusieurs pays d’Afrique : la Côte d’Ivoire (avec l’inénarrable Yanni Soizeau, “traité” par un proche de Roussin, Philippe Jehanne ), le Congo-Brazzaville, probablement le Cameroun... En Suisse, sur les comptes de sociétés fiduciaires basées en divers paradis fiscaux, l’argent des rackets français se mêlait aux énormes caisses noires d’Elf, aux rétro-commissions sur les ventes d’armes, etc. Ce n’est pas par hasard que Michel Roussin, ex-numéro 2 de la DGSE, ancien ministre de la Coopération, est devenu le “Monsieur Afrique” du patronat (Medef) et du groupe monopolistique Bolloré.

Les mêmes connivences, les mêmes deals, siphonnent l’argent public français et pillent les ressources africaines (avec là-bas, toutefois, des pourcentages 10 à 30 fois supérieurs à ceux en vigueur dans l’Hexagone). Tout cela évidemment béni, à Paris, par celui qui en fut le maire pendant 18 ans, Jacques Chirac. Et Outre-Mer par le même, qui reçut en héritage le réseau Foccart. Qui est le plus naïf : celui qui jure n’avoir été financièrement dopé qu’à l’insu de son plein gré, ou la petite moitié de Français qui persiste à le croire ?

Le fondateur du RPR n’est pas le seul, bien sûr, à avoir eu recours aux espèces illicites. De Démocratie libérale au Parti communiste, tous les partis de gouvernement, à l’exception des Verts, ont accepté les valises des grands corrupteurs. À commencer par Vivendi (ex-Générale des Eaux), Suez-Lyonnaise et Bouygues - les mêmes qui cherchent à rafler, pour quelques deniers, les juteuses privatisations africaines. Gérard Peybernes, le correspondant socialiste de Roussin, a financé au moins une campagne de Lionel Jospin. Son activité ? Conseil en entreprise. Il gère, depuis octobre 1997, un cabinet « travaillant essentiellement avec des pays africains (Libye, Angola, Gabon, notamment) ».

À peine libéré, le conseiller de Paris Michel Roussin recevait les accolades ostentatoires de ses collègues de droite et de gauche. « Maire rocardien du Xe arrondissement, l’avocat d’affaires Tony Dreyfus n’oublie pas de prendre son tour. Et Roussin [...] le remercie du soutien public sans réserve que lui a manifesté Michel Rocard. Quant à Pierre Schapira, ami personnel de Lionel Jospin et président de la commission de contrôle des finances du PS, il se précipite sur l’ancien chef de cabinet de Chirac, en l’appelant par son prénom ».

Tous le « remercient de n’avoir pas parlé sous la torture. Et, dans leur façon d’être avec Roussin, se perçoit surtout une complicité contre les juges - les salauds de juges qui vous emballent un élu comme un vulgaire voleur de trottinette ». Quelques jours plus tard, d’autres “tortionnaires” incarcéraient le fils d’un précédent président de la République... L’homme protée .

En plus de ses états de Services, Michel Roussin a été successivement orchestrateur financier de la Chiraquie, ministre de la Coopération, PDG d’une entreprise de construction (SAE International, devenue Eiffage), dans l’orbite de Paribas. En 1997, il cumulait cette fonction avec la présidence du comité Afrique du patronat français, la délégation de la Francophonie à la mairie de Paris, et une candidature avouée à la présidence d’Elf... Si l’on ajoute une touche présumée de GLNF (Grande Loge nationale française) , on respire un puissant bouquet françafricain. Roussin a d’ailleurs « son propre petit groupe de fidèles, discrets, placés à des endroits stratégiques du village franco-africain ». Parmi eux, le très proche Jean-Yves Ollivier. Ce personnage majeur de la Françafrique est un pivot des Services, depuis le contournement de l’apartheid jusqu’à la recolonisation du Congo-Brazzaville, en passant par la mercenarisation des Comores ; il aurait aussi été l’officier traitant de Sirven, et aurait organisé sa fuite. Roussin peut encore compter sur l’ex-colonel de la DGSE Jean-François Charrier, attentif à la riche Nouvelle-Calédonie, aux Comores et à Madagascar.

Tout en continuant d’être l’ambassadeur du Medef en Afrique, l’ancien ministre a choisi d’investir son exceptionnel carnet de relations au sein du groupe Bolloré. Né au Maroc, il est parfaitement en phase avec les gros intérêts de ce groupe dans le royaume chérifien. Il en supervise désormais toutes les activités africaines (transports, tabac, transit, matières premières... ) et la turbulente filiale Saga, l’un des plus gros débiteurs privés de l’Agence française de développement . L’homme est tellement incontournable que Jacques Chirac n’a pu faire autrement que se réconcilier avec lui, après la “trahison” de 1994 - le ralliement de Roussin à la candidature d’Édouard Balladur.

Il vaut la peine de s’attarder un peu sur le parcours d’un tel “Monsieur Afrique”, si considérable qu’il situe aussitôt l’ambition du groupe qui l’emploie. Proche collaborateur du patron de la “Piscine” Alexandre de Marenches, il a comme lui fait les frais de l’alternance de 1981 : Mitterrand a remplacé Marenches par Pierre Marion, qui a prié Roussin d’aller nager ailleurs. Ce dernier s’est retrouvé à piloter le cabinet du maire de Paris, Jacques Chirac, et son parti, le RPR. Comme s’il s’agissait de deux services secrets...

« De son bureau de directeur de cabinet de la mairie de Paris, il dirigeait en sous-main la formation chiraquienne. C’est lui qui, en l’absence de Chirac, installait les nouveaux hiérarques du parti et leur passait les consignes ; lui qui recevait plusieurs fois par semaine - parfois quotidiennement en période électorale - Louise-Yvonne Casetta, la trésorière occulte du parti. Et lui qui, également, sans jamais apparaître physiquement rue de Lille régnait sur la petite armée de permanents et sur l’intendance du parti par le truchement de Louise-Yvonne Casetta - et surtout d’un colonel qui l’a suivi dans son ascension, Jacques Rigault [...], homme des missions discrètes en Afrique et en Asie pour le compte de l’Hôtel de Ville. Rigault l’a ensuite accompagné au ministère de la Coopération ».

Jacques Chirac avait fait attribuer ce ministère à Michel Roussin pour contrer les réseaux de Charles Pasqua. Or Pasqua et Roussin s’accordent à préférer le Premier ministre Édouard Balladur au président-fondateur du RPR. Cause ou conséquence, le ministre de la Coopération s’appuie en Afrique sur un trio d’entreprises “balladuriennes” : Elf, Bouygues et... Bolloré .

Sitôt élu, le président Chirac se voit contraint de reconquérir son propre parti. Mais « la “déroussinisation” du RPR se heurte à une limite évidente : il convient certes de punir le traître et le maladroit, mais il faut surtout éviter qu’il ne soit tenté d’aller raconter tout ce qu’il sait ». Dès 1994, encore maire de Paris, Jacques Chirac avait été rappelé à l’ordre. Il venait de glisser quelques peaux de banane sous les pas du ministre qui lui échappait. Candidat à la présidence de la République, il venait aussi de publier un livre-programme, Réflexions 1. Devant un auditoire choisi, Michel Roussin dégaine : « Moi, je n’aurais pas besoin d’écrire un livre, une page suffira ». Le journaliste Jean-Paul Cruse écrit à ce propos : « Roussin connaît énormément de choses. Sur l’activité des services secrets français, naturellement, en Afrique et ailleurs, sur la mairie de Paris, sur la famille Chirac même, à laquelle il est personnellement attaché, et sur l’organisation interne du RPR. Tous ces domaines sont d’ailleurs liés ». La brouille ne pouvait pas durer. Dès la fin de 1995, Roussin est mis à l’abri du besoin : on lui octroie la présidence de SAE International, rebaptisée Eiffage.

« À la SAE, son rôle va consister à vendre des grands travaux à l’étranger, un métier où il faut savoir fermer les yeux sur les mauvaises fréquentations. Ainsi, les 10 et 11 juin 1996, il est reçu par la junte militaire de Rangoon avec les honneurs dus à un ancien ministre de la République française. Mais son déplacement visait surtout à faire du business : Roussin venait “vendre” la construction de deux hôtels en Birmanie ».

Il y était fort probablement piloté par l’homme de la DGSE sur place, Jean Pichon - représentant aussi la nébuleuse Brenco du Pasquaïen Pierre Falcone, que nous retrouverons au chapitre suivant.

Excursions birmanes.

La féroce dictature birmane a été investie par les réseaux françafricains, en même temps que Total investissait dans un gazoduc. Jusqu’en 1997, elle s’appelait le Slorc (Conseil d’État pour la Restauration de la Loi et de l’Ordre) avant de se muer en SPDC (Conseil d’État pour la Paix et le Développement). Ni Roussin ni Falcone n’ignorent que le Slorc-SPDC gère un narco-État finançant l’essentiel de ses achats avec l’argent de la drogue. Jean Pichon, ex-attaché militaire en Thaïlande, est là pour les renseigner : reconverti en homme d’affaires, il s’est installé en Birmanie ; il y est devenu un personnage clef, proche des plus hauts dirigeants du Slorc. Il en a reçu des marques d’estime exceptionnelles, dont la nationalité birmane - une faveur rarissime en ce pays xénophobe. Attardons-nous quelque peu sur ce personnage et la société qu’il dirigeait, la Setraco (Services Trading Consulting) .

Né à Hanoï en 1944, Pichon est un ancien officier de carrière, dans la DGSE. Eurasien, il parle plusieurs langues asiatiques. En Thaïlande, il faisait son travail de renseignement sous couvert de la CGE (future Vivendi). Puis il devient « directeur du groupe Setraco », un ensemble de sociétés à forte teneur barbouzarde gravitant autour de deux pôles : la société irlandaise Setraco Limited et la suisse Setraco Services, créées respectivement par Thomas Higson et Georges Mock. Setraco Services a deux sociétés-mères, sises à Paris 8e près de l’Étoile : Commerciale DWD, présidée par Michel Wiart, et ELM Partners, une firme de conseil financier, dissoute en 1992. Cette dernière était elle-même une filiale d’ELM Securities, [...] basée aux États-Unis. Autre société américaine du groupe Setraco : The Bancroft Group, à Washington. Sa filiale Bancroft-France n’était pas domiciliée en banlieue, mais dans un immeuble branché de Paris 7e, 54 rue de Varenne. Selon le Réseau Voltaire , ledit immeuble communique par un souterrain avec l’hôtel Matignon...

Dans ce groupe, la SARL Setraco-France n’a eu qu’une brève existence : elle a été dissoute en 1990. Elle était gérée par Jean-Michel Caldaguès , cofondateur et directeur d’ELM Partners. Installée dans les locaux de cette dernière, elle employait comme cadre administratif un sous-officier de la Direction du renseignement militaire (DRM), Patrick Frileux. Le groupe Setraco a continué de fonctionner à Paris après 1990. Il était basé jusqu’en 1994 dans les locaux de Brenco, 56 avenue Montaigne, et, depuis 1992 (avec une période de double localisation), 38 rue de Bassano - toujours à proximité de l’Étoile. Deux de ses filiales les plus actives, animées par Jean Pichon, s’appelaient Setraco Vietnam et Setraco Myanmar .

Alors qu’il officiait encore en Thaïlande, Pichon aurait rendu de fieffés services de renseignement aux généraux birmans dans leur combat impitoyable contre la dissidence des minorités ethniques. En 1989, il a fourgué à Rangoon deux cents autobus de réforme, vite en panne de pièces détachées. Surtout, il apparaît comme l’intermédiaire central de la négociation entre Total et le Slorc, débouchant sur l’exploitation d’un gisement de gaz offshore et la construction d’un gazoduc vers la Thaïlande. Le tracé passe dans une zone rebelle, le pays karen. Pour aider au “nettoyage”, Pichon et Falcone négocient en 1991 l’achat de 24 hélicoptères à la firme polonaise PZL - en dépit de l’embargo européen sur les livraisons d’armes à la junte birmane.

Les deux hommes sont liés, comme leurs sociétés : non seulement elles sont logées à la même adresse parisienne, non seulement la carte de visite de Pichon mentionnait les numéros de téléphone de Brenco, mais, au gré des contrats, l’homme de la DGSE se présentait alternativement comme le représentant de l’une ou l’autre sociétés. Deux émissaires de la junte, dont U Aye Zaw Win, gendre du général-dictateur Ne Win, sont accueillis à Paris par l’équipe Brenco, qui les accompagne en Pologne. PZL confirme la vente des hélicoptères, mais nie l’intermédiation de Falcone...

En Birmanie, jusqu’en 1994, Setraco était représentée par la société locale ABCS (Associated Business Consultancy Service), elle-même représentée par U Aye Zaw Win et suspectée, comme l’ensemble des sociétés liées à la junte, de blanchiment de l’argent de la drogue. Au Vietnam, Pichon a négocié pour, ou a été en contact avec Elf, Total, Bolloré, la CGE, Alcatel, Dassault, GEC-Alsthom, Matra, Thomson... - une liste suggestive. En 1994, il a essayé de vendre à ce pays deux navires de guerre russes, prolongeant le juteux filon du recyclage des armements de l’ex-URSS.

Résumant ce tableau, le journaliste Francis Christophe a affirmé devant la mission parlementaire d’information sur les entreprises pétrolières : « Une nébuleuse d’entreprises françaises centrée sur la société Brenco a monté un véritable circuit de blanchiment permettant à l’armée birmane d’acquérir des hélicoptères polonais en justifiant de l’origine des fonds par le versement de Total ». Total ayant reconnu avoir versé 15 millions de dollars à son partenaire birman MOGE (Myanmar Oil & Gas Enterprise), les achats du Slorc seront découpés en tranches de quinze millions de dollars : « Une dizaine de ces tranches a été identifiée, dont au moins quatre - soixante millions de dollars - pour la fourniture d’hélicoptères polonais. Le procédé était tellement connu qu’une plaisanterie circulait parmi les intermédiaires opérant à Rangoon [...] : on pouvait (presque) tout vendre au Slorc, à condition que la facture soit un multiple de quinze millions de dollars ».

En Birmanie, la quasi-totalité des hôtels de luxe sont de pures opérations de blanchiment. Michel Roussin s’est rendu au moins quatre fois à Rangoon. Sa société Eiffage a obtenu d’y construire un hôtel Sofitel (enseigne du groupe français Accor), bien que ses coûts soient sans commune mesure avec ceux des entreprises de la région, tout à fait compétentes. Les travaux ont été interrompus, laissant depuis trois ans une vilaine carcasse de 50 mètres de haut. Accor s’est toujours refusé à indiquer l’identité de son partenaire birman. En deux autres mastodontes, le Trader’s et le Shangri-la, il est associé au groupe Kuok, partenaire du “roi de l’opium” Lo Hsing Han . « À la fin d’avril 1997, une délégation du gouvernement birman en exil (issu des élections remportées par la LND en 1990) en visite à Paris, dirigée par le Premier ministre, le Dr Sein Win, s’étonne auprès de ses interlocuteurs au ministère des Affaires étrangères et au Parti socialiste du soutien sans faille apporté au Slorc par une équipe d’anciens membres des services secrets. [...] Il nomme MM. Roussin et Marchiani. Évoquant leur rôle dans les livraisons d’armements au financement lié à la drogue, il demande une clarification sur cette French-Slorc Connection, ses liens avec la compagnie Total et la position du gouvernement français ».

Bénéfices

Fin 1999, l’Élysée nomme Michel Roussin au Conseil économique et social . Jacques Chirac lui a fait un autre cadeau de réconciliation un an plus tôt : un poste d’administrateur à la Comilog (Compagnie minière de l’Ogooué), au pays du “frère” Bongo. Cette sous-filiale du holding public ERAP est présidée par un ami de 30 ans de Jacques Chirac, Claude Villain . Son objet affiché est déjà très riche : l’exploitation des mines gabonaises de manganèse. Elle est aussi au cœur du “réacteur” franco-gabonais, saturé de secrets d’État et de milliards égarés - entre un chemin de fer pharaonique, le Transgabonais, et la filière de l’uranium à Franceville. Curieusement, c’est à la Comilog qu’a été confiée la protection de cette filière. Quitte à y “perdre” beaucoup d’argent : un trou inexpliqué de 400 millions de francs a été constaté en 1995, au détriment de la Caisse française de développement . En tant qu’ancien ministre de tutelle de cette Caisse, Michel Roussin connaît sans doute les bénéficiaires de cette “aide au développement”. La Françafrique est tissée de savoirs réciproques. Bongo fait volontiers dans la dentelle, Roussin dans le brocart. Ces deux spécialistes du renseignement sont de plus en plus liés. Mais « parfois l’élève devient plus fort que le maître », confie le premier. Le tandem Roussin-Bolloré s’est signalé par son appui à trois “frères” dictateurs, les généraux Denis Sassou Nguesso, Robert Gueï et Idriss Déby. Le premier, cornaqué par l’ami Jean-Yves Ollivier, n’a pas reculé devant le crime contre l’humanité pour reconquérir un pays qui lui avait échappé ; il reste le pivot de la stratégie de Bolloré en Afrique centrale . Michel Roussin a été l’un des derniers à soutenir Robert Gueï dans sa tentative mortifère de putsch électoral. Quant à Idriss Déby, il a bénéficié du lobbying de Bolloré en faveur de la construction du pipeline Tchad-Cameroun. Bénéfice partagé : Bolloré est un des principaux adjudicataires. Intervenant dans une région troublée, sur un investissement controversé, le groupe se fait protéger par une société créée fin 1999, Sécurité sans frontières. Président du Conseil de surveillance : Michel Roussin...

2. De Pierre Falcone à Arcadi Gaydamak

Le premier est en prison. Le second, dignitaire de la Grande Loge nationale française (GLNF) fait l’objet d’un mandat d’arrêt international. Pourtant, il a gagné jusqu’ici tous ses procès en diffamation, et obtenu de l’état-major de TF1 (GLNF) un plaidoyer au journal de 20 heures. Ce milliardaire d’origine russe, qui possède quatre passeports (israélien, français, canadien et angolais) , se prétend persécuté par le fisc parisien - alors qu’il a été décoré de l’Ordre national du mérite par le préfet Marchiani, « pour son aide dans la libération des pilotes français en Serbie » - « à la grande fureur de la DGSE et de la DRM qui avaient préparé de leur côté une action, sans contrepartie... ».

Qui est donc et que fait ce personnage si controversé ?

Le client africain : la pétrodictature angolaise et ses connexions douteuses.

Depuis l’indépendance angolaise en 1975, Français et Américains ont, grosso modo, partagé la même stratégie. Pendant quinze ans, avec le régime sud-africain d’apartheid, ils ont nettement soutenu les rebelles de l’Unita, contre Cuba et l’URSS ; avec la chute du mur de Berlin, la fin de l’apartheid et le boom pétrolier, ils se sont mis à armer aussi le gouvernement de Luanda, puis à miser sur sa victoire dans l’interminable guerre civile qui déchire le pays. Fin 1999, TotalFina-Elf et les majors américaines se partagent l’essentiel des énormes gisements de pétrole sous-marin.

Mais justement, la différence est éclairante entre les méthodes des uns et des autres. Le régime angolais avait deux ennemis, Washington et Paris, qui sont devenus ses associés. Pourquoi se trouve-t-il beaucoup plus en phase avec le second ? La réponse tient à la spécificité des réseaux françafricains de corruption, dont l’imagination a été cette fois jusqu’à se brancher sur l’argent russe. Non que les Américains ne corrompent pas, mais ils ne procèdent pas de manière aussi “intime”, ils sont incapables du “paternalisme à la française”. Plus brutales et agressives, leurs méthodes sont du coup plus visibles et plus facilement répudiables. Rappelons à grands traits l’histoire récente, complexe, d’un pays qui a la malchance d’être trop riche en pétrole et en diamants . En 1975, trois mouvements indépendantistes luttent pour prendre le pouvoir laissé par le Portugal, où la “révolution des œillets” tourne la page des longues guerres de décolonisation : le FNLA (Front national de libération de l’Angola) de Roberto Holden, le MPLA (Mouvement populaire pour la libération de l’Angola) d’Agostinho Neto et l’Unita (Union pour l’indépendance totale de l’Angola) de Jonas Savimbi. Le second conquiert de justesse Luanda contre le premier, qui ne se remettra pas de son échec final.

D’inspiration marxiste, le MPLA a une base étroite, l’élite urbanisée d’une très ancienne colonie. Il obtient très vite le renfort du “camp progressiste” : contingents cubains, argent soviétique. Savimbi, de son côté, recrute à l’intérieur du pays. Il entreprend une guerre de harcèlement sur un schéma maoïste. Ce qui ne l’empêche pas d’être fortement soutenu par le camp occidental, États-Unis en tête, suivis de la France, du Zaïre mobutiste et de l’Afrique du Sud - puisque le MPLA participe au front anti-apartheid.

Ces quatre pays, plus Cuba, la Russie, l’ancienne métropole portugaise et les milieux d’affaires brésiliens, cela fait au moins huit sources permanentes d’ingérence. De quoi relancer indéfiniment la guerre entre MPLA et Unita - une lutte à mort pour le pouvoir. Les horreurs vont s’enchaîner, se répondre : civils massacrés, campagnes ravagées et minées, mutilés innombrables, villes assiégées et affamées. Bref, « la pire guerre d’Afrique ». Payée par l’argent du pétrole et des diamants, parmi les plus beaux du monde. Deux matières premières faciles à écouler, éminemment corruptrices. Les dividendes de l’or noir vont plutôt au MPLA, tandis que l’Unita contrôle de riches zones diamantifères. Mais il existe des croisements financiers souterrains, affaires obligent : les compagnies pétrolières et la De Beers ont fricoté avec les deux camps. Côté Unita, il y a une seule caisse, celle du chef totalitaire, qui purge régulièrement son entourage. Côté MPLA, la corruption s’installe. Elle va croître démesurément avec les découvertes des immenses champs de pétrole au large des côtes. L’on vérifie encore que les guerres civiles trop prolongées ont de profonds effets mimétiques : plus que d’autres, ces guerres grouillent de saloperies ; sur un quart de siècle, seuls les “salauds”, ou ceux qui le deviennent, peuvent encore s’accrocher aux manettes ; les idéalistes, les humanistes, et jusqu’aux gens “normaux” sont éliminés ou relégués. Savimbi impose sa conception paranoïaque du pouvoir et une stratégie de guérilla à la vietnamienne, terriblement coûteuse pour la population rurale et, plus tard, pour les habitants des villes encerclées.

Son adversaire le MPLA n’a, bien sûr, plus rien de progressiste. Il s’acoquine avec le trader Marc Rich, qui couvrit à lui seul la moitié des besoins pétroliers du régime sud-africain d’apartheid, placé sous embargo . Ou il recourt à la firme mercenaire Executive Outcomes, dirigée par un ancien responsable des services spéciaux de l’apartheid. À Luanda, le pactole pétrolier et la police politique sont les deux obsessions du pouvoir. L’économie de guerre va très bien à ses occupants : le Président, son entourage, et quelques généraux influents. Leur luxe contraste avec la misère du pays, jusque dans la capitale pourtant épargnée par la guerre. Trois enfants sur dix n’atteignent pas cinq ans.

« Bien que l’Angola soit potentiellement l’un des pays les plus riches d’Afrique (richesses minières et pétrole), sur onze millions d’habitants, moins de 50 000 Angolais vivent plus ou moins selon les standards occidentaux. La guerre absorbe 40 % du budget de l’État ; la production agricole ne couvre plus les besoins alors qu’avant l’indépendance l’Angola était exportateur net de produits agricoles. Le tissu industriel, le second d’Afrique avant 1975 est en ruines ».

C’est dans ce contexte qu’ont échoué deux accords de paix successifs, conclus sous les auspices des Nations unies avec un triple parrainage : Portugal, États-Unis, Russie. En 1991 sont signés à Lisbonne les accords dits de Bicesse, qui prévoient la tenue d’élections libres en septembre 1992. Eduardo Dos Santos, le successeur de Neto à la tête du MPLA, devance Jonas Savimbi dans un scrutin présidentiel très serré et contesté. Le second reprend le maquis. Le MPLA lance dans Luanda une chasse à l’homme où périssent deux mille cadres et militants de l’Unita.

En 1994, un nouveau protocole de paix est signé à Lusaka, la capitale zambienne. Il tente d’aménager un gouvernement d’unité nationale : Savimbi reçoit un statut de chef de l’opposition, l’Unita envoie 70 parlementaires à l’Assemblée. Mais la méfiance réciproque est devenue insurmontable, les enjeux de pouvoir et d’argent trop énormes. La police politique du régime, qui poursuit ses basses œuvres, bouche les perspectives. En face, Savimbi entretient sa machine de guerre, en autocrate impitoyable. Il esquive les mesures de désarmement, et ne se décide pas à gagner Luanda. La paix pourrit sur pied. Les marchands d’armes sont aux anges. L’ONU quitte le pays. Les trois “parrains de la paix” choisissent de soutenir à fond le régime Dos Santos dans son option de guerre totale. Ils tiennent pour négligeable le Manifeste pour la paix signé courageusement par des représentants de la société civile angolaise : ceux-ci prônent des négociations plutôt que le passage en force, ils doutent qu’une victoire militaire, ou même l’élimination de Savimbi, puissent apaiser le pays. Paris, non sans un reste de double jeu, apporte son soutien à l’offensive “finale”.

Comment Elf et la France se sont-elles insinuées dans ce jeu mortifère ? Dès 1976, le président Giscard d’Estaing demande au patron du Sdece, Alexandre de Marenches, de fournir l’Unita en armes et en instructeurs (une trentaine), parallèlement à la CIA. Denard est de la partie. En 1981, Mitterrand ordonne la cessation du soutien français. Le Sdece, devenu DGSE, est relayé par les Services marocains et sénégalais. Elf paie. Mitterrand change bientôt d’avis : la DGSE peut reprendre une aide directe . À Paris, le lobby pro-Unita est alors au zénith : on y trouve les héritiers libéraux de Giscard (François Léotard, Gérard Longuet, Claude Goasguen, Jean-Pierre Binet, beau-frère de Vincent Bolloré), mais aussi des Chiraquiens comme Jacques Toubon. En Afrique, les Hassan II, Eyadema et Compaoré sont du même bord. Chez Elf se dessine un partage des rôles : Alfred Sirven côté Unita, André Tarallo côté MPLA.

Le vent tourne en faveur de ce dernier. Resté proche des dirigeants de Luanda, le dictateur congolais Sassou Nguesso, provisoirement écarté du pouvoir, facilite le changement de cap. Son ami Charly Feliciaggi (frère de Robert, l’empereur des jeux) s’insinue dans les circuits d’approvisionnement de la Garde présidentielle, et le Franco-Brésilien Pierre Falcone dans ceux de l’armée. Le milliardaire Arcadi Gaydamak acquiert la nationalité angolaise et devient « conseiller aux Affaires étrangères » du régime de Luanda . Avec Jean-Charles Marchiani et André Tarallo, ils constituent une tête de pont pasquaïenne en Angola. Dès le printemps 1994, Dos Santos ne cache plus son attirance pour le ministre de l’Intérieur de l’époque, qu’il invite à Luanda .

Cela n’empêche pas les bonnes manières à l’égard de Jacques Chirac. Selon Claude Angeli, rédacteur en chef du Canard enchaîné, « du temps où il était président marxiste du Congo, M. Sassou Nguesso, qui entretenait des liens amicaux avec le Président Chirac et le Président Dos Santos, est intervenu pour qu’Elf dispose d’un bassin offshore en Angola, le [fabuleux] bloc 17 . M. Sassou Nguesso a ensuite touché une redevance régulière sur ce bloc, ce qui lui a sans doute permis de vivre et de maintenir ses partisans en activité pendant qu’il était dans l’opposition ».

Depuis lors, les liens Sassou-Chirac n’ont jamais été aussi forts. Loin des côtes et de la guerre, les découvertes pétrolières se succèdent dans les eaux angolaises. Chance ? Talent ? Savoir-faire ? Elf est très souvent en pole position. L’habitude est prise cependant de partager les risques, y compris politiques, en croisant les participations entre grandes compagnies. Il faut investir en effet quelque 300 milliards de francs pour faire de l’Angola le premier producteur africain, avec près de 120 millions de tonnes par an en 2005, et une recette annuelle qui pourrait dépasser les 100 milliards de francs. Dont environ un tiers pour TotalFina-Elf.

Négociés en 1999, les trois blocs en eau ultra-profonde 31, 32 et 33 renfermeraient les plus vastes réserves mondiales encore inexploitées. Elf a été désignée comme l’opérateur principal du bloc 32, BP-Amoco est chef de file sur le 31, Exxon sur le 33. Elf est associée à une société suisse, Pro-Dev, dirigée par un homme d’affaires syrien. Celle-ci a servi d’intermédiaire pour d’importantes livraisons d’armes au Moyen-Orient. Elle aurait fait de même en Angola. Ses 15 % dans le bloc 32 viendraient garantir la transaction. Les responsables d’Elf affirment ne rien savoir sur Pro-Dev... Évidemment : c’est un pétrolier de raccroc. Tout comme Pierre Falcone, dont la société Falcon Oil & Gas s’est mise à jouer dans la cour des grands : elle a obtenu 10 % dans le bloc 33. La grosse société de sécurité israélienne Levdan n’en a obtenu que la moitié .

Ces pourcentages gagent des prêts considérables, destinés aux achats d’armes ou de fournitures pour l’armée angolaise , et aux coffres personnels. Les commissions sur ces importations publiques sont de l’ordre de 40 à 50 %. Elles s’ajoutent aux droits d’entrée, ou “bonus”, obtenus par le clan au pouvoir : un milliard de dollars pour les seuls blocs 31 à 33 . Ce paiement de “bonus” hors budget, « c’est comme payer des gangsters pour obtenir un service, s’indigne un observateur. Les dirigeants angolais participent à un “vol légal” ». Le peuple angolais est littéralement déshérité. Sans parler de la part des ventes courantes de pétrole qui alimente directement les comptes présidentiels.

Dans Politique africaine, Christine Messiant, du CNRS, dénonce « le “culte de la personnalité” », « la privatisation du “bien public” au profit de la nomenklature du parti-État », le renforcement de « la prédation sur le pétrole », « un ordre sécuritaire entretenant la peur », l’opacité « de règle dans tous les comptes cruciaux », « les délits économiques majeurs », la continuation des « grands trafics, notamment de devises et de diamants », « les plus grandes dilapidations de fonds publics et de l’aide internationale, les détournements dans les banques et les entreprises publiques, ainsi que ceux, massifs, de marchandises », « la généralisation de la corruption » . Tel est le régime dont M. Gaydamak est l’un des hommes d’affaires privilégiés.

Le journaliste Pedro Rosa Mendes, du très respecté quotidien portugais Publico a dressé début 2000 un tableau pénétrant de l’évolution de ce système - attaqué en diffamation, on le comprendra, par Eduardo Dos Santos. Nos lecteurs le liront avec la prudence nécessaire : « José Eduardo Dos Santos est au centre d’un réseau international d’affaires qui lie le sommet de la hiérarchie angolaise à des entreprises et personnalités suspectées de relations avec le pouvoir parallèle russe et à des institutions qui sont sous investigation dans le cadre du “Kremlingate”. Armes, pétrole et diamants constituent le terrain privilégié des intérêts étrangers en Angola, mais les tentacules émanant du Futungo de Belas (siège de la Présidence et du gouvernement) s’étendent à d’autres secteurs très rentables. Un des meilleurs exemples est la société CADA, actuel fournisseur des Forces armées angolaises, qui lie le président de l’Angola à des partenaires au Brésil, en France, en Slovaquie et en Russie.

L’Angola - à travers les contrats de l’entreprise publique Simportex , qui impliquent le sommet de ses structures gouvernementales, financières et militaires - a payé à l’entrepreneur franco-russe Arkadi Gaidamak 135 millions de dollars en sus de ce qu’il devait recevoir pour une livraison de matériel militaire. Ce montant, versé en équivalent pétrole, a été transféré par la [société pétrolière nationale] Sonangol sans justification économique, puisqu’il s’agissait de la fourniture d’armements, ni justification formelle, puisqu’il s’est effectué hors cadre budgétaire. Il a été payé fin 1996, selon des documents auxquels Publico a eu accès. L’affaire a été bouclée par un ensemble d’institutions bancaires presque toutes européennes (France, Suisse, Allemagne, Autriche,... ) sous le leadership de la banque Paribas - une des banques que Luanda a utilisées de façon de plus en plus fréquente pour ses transactions et emprunts ces dernières années.

Les documents consultés par Publico ne confirment pas seulement un élément-clef du processus angolais : le gouvernement, y compris après la signature des accords de Lusaka (la paix a été signée en novembre 1994) a continué à investir par centaines de millions en “matériel létal”, à une période où l’option politique officielle était la reconstruction du pays. Mais les documents de Publico prouvent aussi qu’à partir de 1996 au moins, l’Angola a pu effectuer des transferts nets à l’étranger en direction de personnalités très proches du président José Eduardo Dos Santos, tel que Gaidamak. Selon une source de Publico, qui suit de près les affaires de Futungo de Belas, le paiement à Arkadi Gaidamak “indique une novation des relations” entre l’Angola et quelques-uns de ses mystérieux partenaires : le transfert de fonds s’effectue de l’intérieur vers l’extérieur, au travers de très nombreux réseaux financiers qui facilitent par exemple l’achat d’armes ; le paiement à Gaidamak indique un transfert nouveau en sens inverse [...]. L’Angola n’est plus seulement un endroit pour des affaires rentables ; Luanda fonctionne aussi comme un “pipe-line” pour des sommes élevées qui pourront passer par Gaidamak, mais continueront plus loin vers les secteurs obscurs de l’ex-URSS.

Arkadi Gaidamak et son associé français Pierre Falcone ont assuré, depuis 1993, la fourniture d’armements (ou “matériel létal”) aux Forces armées angolaises. Un commerce juteux : depuis lors, les FAA sont passées par un processus de modernisation et se sont équipées pour deux guerres civiles (la dernière en date n’est toujours pas terminée). Interrogés sur la relation privilégiée de l’Angola avec Gaidamak et Falcone, les responsables angolais se justifient en privé, au sein des circuits diplomatiques internationaux, en faisant remarquer que les deux associés ont avancé à Luanda les moyens financiers pour réaliser des achats d’armes. Cela, toutefois, n’explique pas le paiement de 135 millions de dollars.

La capacité financière de Gaidamak, d’un autre côté, n’avait rien à voir avec son succès en tant qu’homme d’affaires. Arkadi Gaidamak a été pendant 5 ans débiteur de Menatep, la banque où il a pu obtenir plusieurs millions de dollars pour des investissements - pour la fourniture d’armes à l’Angola, par exemple. Menatep, qui a exporté vers l’Occident des capitaux de la nomenklatura de Moscou (et a fait faillite lors de la crise de 1998), est à l’origine de l’investigation pour détournement de fonds appelée “Kremlingate”.

Il ne serait pas surprenant, selon les sources de Publico, que le paiement des 135 millions de dollars à Gaidamak ait été effectué à travers un compte ouvert par la Sonangol à la Bank of New York - institution suspectée de relation avec le blanchiment d’argent et qui depuis l’année dernière attire l’attention de l’enquête internationale sur le scandale du “Kremlingate” ». Pedro Rosa Mendes ne peut en dire plus sur les sources en question, qui craignent pour leur sécurité. Il entame ensuite un portrait d’Arcadi Gaydamak. Nous lui en laissons la responsabilité, puisqu’il invoque, entre autres, le point de vue de certains services secrets français - qui vaut ce qu’il vaut :

« Gaidamak est né en ex-URSS et venu dans les années 70 en Occident - « intéressé par ses relations avec le KGB », selon une source. Il a travaillé comme traducteur à l’ambassade soviétique à Paris. Sa « force est d’avoir prévu avant les autres le passage de la Russie au capitalisme », comme le cite en 1996 le périodique français L’Événement du Jeudi. Doté de relations privilégiées dans l’ex-bloc de l’Est, il s’est lancé avec succès dans le monde des affaires, d’abord dans le secteur agroalimentaire et les transports, avec la société Vantana. Parmi ses clients, la compagnie d’aluminium Trans World Metal, des frères Tchiorni (qui ont quitté la Russie pour Israël à la même période que Gaidamak).

Cette dernière entreprise est un des liens de Gaidamak avec un des plus influents oligarques de Russie, Boris Berezovski, un proche de la famille Eltsine et habituellement appelé “l’homme du chaos” russe, de Moscou au Caucase. Arkadi Gaidamak est aussi lié, personnellement et professionnellement, à deux figures emblématiques que les services secrets français estiment être en relation avec le sommet de la mafia russe en Europe : le Russe Gorchkov et l’Ouzbek Aljiman Tokhtakhunov.

Arkadi Gaidamak n’est pas qu’un simple vendeur d’armes à l’Angola à travers de la ZTS-Osos Rudka, entreprise slovaque dirigée par Pierre Falcone - les deux hommes ont signé divers contrats de fourniture de matériel militaire à Luanda. Publico a confirmé que l’entrepreneur franco-russe, qui a la double nationalité française et israélienne, a acheté la dette de l’Angola à la Russie en 1998. Payant seulement 16 pour cent de la valeur nominale, 7 milliards de dollars, Gaidamak s’est substitué à Moscou en tant que détenteur de l’un des plus gros crédits concernant Luanda (l’autre grande dette de l’Angola est vis-à-vis du Portugal, mais elle est bien inférieure, de l’ordre de 1,5 milliards de dollars).

Cette négociation « a eu la bénédiction du Kremlin », selon une source diplomatique russe. Dans le contrat de “remise” de la dette était prévue, en contrepartie, la construction en Angola d’usines d’armement - « à cette période, estimait-on à Paris, l’Angola avait vocation à devenir un fabricant de munitions », commente une source gouvernementale angolaise. La relation privilégiée de Gaidamak et Falcone auprès de la présidence angolaise permet de donner sens aussi à une autre innovation du contexte angolais : l’entrée de sociétés inconnues et liées au trafic d’armes dans l’offshore de l’Angola, au côté de compagnies pétrolières internationales exploitant les blocs en eaux ultra-profondes. Le gouvernement angolais avait déjà mis ses diamants dans des mains russes, par un contrat d’exclusivité signé entre la société Endiama et un citoyen russe émigré en Israël, Leviev. Maintenant, l’Est arrive dans le monde du pétrole angolais, avec des concessions qui prétendent remédier à l’énorme manque de liquidités de Luanda

En décembre, le rapport de l’organisation britannique Global Witness sur le pétrole et la corruption posait la question de la présence d’entreprises comme Prodev et Falcon Oil dans les blocs concédés en 1999. Publico confirme que les nouveaux opérateurs ont été guidés par la main présidentielle angolaise, qui les a “introduits comme un fait accompli” ».

Des flux considérables (pétrole, armes, dettes) ont été brassés entre la Bank of New York et les eaux profondes de l’offshore angolais. Elf et les réseaux français sont aux premières loges, au mieux avec le président Dos Santos et les dirigeants de Luanda.

Leur créativité financière a été déterminante, tandis que le jeu français en Angola conservait sa duplicité. Au moins jusqu’à la mort de Hassan II, le Maroc fournissait un appui considérable à l’Unita. Le Burkina de Compaoré est un havre pour les recrues de Savimbi, pour sa famille et ses affaires. Le Togo d’Eyadema est plus qu’hospitalier. Or Jacques Chirac était ou est très proche de ces trois chefs d’État. Paris « tente de parvenir à un équilibre entre ses alliés historiques au sein de l’Unita et ses intérêts pétroliers à Luanda », écrit Africa Confidential mi-1999. Au même moment, Elf et Total étaient en pleine bataille boursière. « Des émissaires des deux compagnies sont allés, preuves à l’appui, raconter au président angolais Eduardo Dos Santos que “l’autre camp” avait des contacts coupables avec la rébellion de Jonas Savimbi... ».

Cela n’a pas empêché Jacques Chirac de se rendre à Luanda en juillet 1998, y féliciter l’armée angolaise d’avoir envahi le Congo-Brazzaville. Au passage, il décroche pour les groupes Bouygues et Lyonnaise des Eaux une partie du marché d’équipement du gisement sous-marin Girassol, d’un coût total de plus de 10 milliards de francs. Puisqu’il convient de mélanger la guerre, la politique et les affaires, l’ancien responsable des services économiques de l’ambassade de France à Luanda, Alain Pfeiffer, est promu directeur Afrique à Paribas .

Le peuple angolais, l’un des plus misérables et maltraités de la planète, n’a que le sang et les armes. Plus une dette exponentielle. Les budgets sont de pures fictions. « La situation économique du pays est de plus en plus désespérée ». Le régime pratique la fuite en avant par l’émission effrénée de papier monnaie, par la guerre civile et la guerre extérieure. Selon l’ancien président congolais Pascal Lissouba, Jonas Savimbi lui aurait expliqué « qu’il avait compris petit à petit qu’il ne terminerait jamais cette guerre car on aidait les Angolais à s’entre-tuer ». Un trop bref moment de lucidité.

Pierre Falcone, Gaydamak et Cie, brasseurs de milliards.

Pierre Falcone est le fils d’un autre Pierre Falcone, né en 1923 près de Naples. Parti s’établir en Algérie, il fit fortune dans la pêche et la conserverie sous la marque “Papa Falcone” . À la fin de la guerre d’Algérie, il rapatrie sa société à Port-Vendres, où la “Société nouvelle Papa Falcone” est désormais gérée par François Frezouls. Pierre Falcone senior est un vieil ami d’Étienne Leandri. Cet intermédiaire de haut vol, proche de Pierre-Philippe et Charles Pasqua, ainsi que de Jean-Charles Marchiani, était jusqu’à sa mort, en 1995, un personnage central des affaires d’armes et de corruption en France. Collaborateur notoire, doté d’un uniforme de la Gestapo, il s’était enfui en Italie après la guerre. Il y était devenu trafiquant de cigarettes, de fausse monnaie et de drogue, branché sur la filière corse de trafic d’opium. Ami de Jo Renucci et Antoine Guerini, il se lie aussi au chef mafieux Lucky Luciano : il le représente auprès de la CIA, dont il rencontre plusieurs fois le patron, Allen Dulles. L’agence américaine apprécie son anticommunisme. Elle obtient en 1955 l’annulation de sa condamnation à vingt ans de travaux forcés pour collaboration.

Étienne Leandri rentre en France, il est avec son compatriote corse Charles Pasqua l’un des cofondateurs du célèbre SAC (Service d’action civique). Il se lance dans l’immobilier, puis dans les contrats d’armement, avec sa société Tradinco. C’est alors qu’il devient l’ami inséparable du milliardaire irako-britannique Nadhmi Auchi. Opérant souvent depuis Londres, comme Auchi, il y représente officiellement les intérêts d’Elf, Dumez et Thomson - trois groupes où les commissions dépassent parfois allègrement la centaine de millions de francs. Ses propres pourcentages le transforment en nabab, intime entre autres du roi Fahd d’Arabie saoudite. En fait, malgré les inquisitions du fisc, Leandri vit en France. Vu ses clients, il y bénéficie des plus hautes protections. Et même d’un droit de regard sur la Sofremi, une officine parapublique de vente d’armes et d’équipements, sise rue de Messine et dépendant du ministère français de l’Intérieur. Il a par ailleurs initié au monde des ventes d’armes le fils de Charles Pasqua, Pierre-Philippe.

La famille Falcone, comme la famille Pasqua, est donc l’amie de cet Étienne Leandri - allez savoir pourquoi . Elle serait aussi au mieux avec la famille Bush, selon Airy Routier . Avant de devenir président des États-Unis, George Bush senior dirigea la CIA. Avant d’accéder à son tour à la Maison blanche, George Bush junior, gouverneur du Texas, aurait fréquenté, à Scottsdale en Arizona, le somptueux ranch des Falcone - qui ont « généreusement contribué à financer » sa campagne. Son épouse serait d’ailleurs devenue l’amie de Sonia Falcone, l’épouse d’origine bolivienne de Pierre Falcone junior. Les Bush sont très proches du lobby pétrolier américain, surinvesti en Angola . Les Falcone surarment le régime angolais.

En 1985, les Falcone créent à Paris la société Brenco, une SARL au capital initial de 50 000 francs, puis deux ans plus tard Brenco Trading International Limited, « basée sur l’île de Man » - dont la SARL parisienne devient la filiale, sous le nom de Brenco-France. Les Falcone se lancent dans les ventes d’armes, en commençant par la Colombie . Puis ils représentent la Sofremi en Amérique latine (notamment l’Argentine, l’Équateur et le Mexique, outre la Colombie). Ils acquièrent le statut de résident à vie au Brésil, mais peuvent aussi mobiliser des capitaux équatoriens et colombiens . Ils sont présents à Londres et Montréal. Ils étendent leurs activités commerciales vers l’Asie, puis vers l’Afrique. Brenco aurait traité vers 1988 un marché de gaz de combat avec l’Irak (dont est originaire l’ami Auchi), gaz qui aurait servi dans la région du Kurdistan. À Pékin, elle est représentée par Thierry Imbot, fils de l’ancien patron de la DGSE . Au Vietnam et en Birmanie, on l’a vu, Brenco et Setraco mêlent leurs savoir-faire pour placer des équipements militaires est-européens.

C’est Étienne Leandri qui fait se rencontrer Pierre Falcone et Arcadi Gaydamak . C’est encore lui qui, en 1993, via Charles Pasqua, fait nommer deux gens sûrs à la tête de la discrète Sofremi : deux anciens de Thomson, Bernard Poussier (Corse par sa mère, originaire du même village que Charles Pasqua) et Bernard Dubois . Après coup, Poussier admet que la Sofremi n’est qu’« un outil dont le seul but est d’éviter les appels d’offres internationaux », « une imposture commerciale et juridique ». Le jeune Falcone est en cheville avec la Sofremi depuis 1989, sur la recommandation d’un collaborateur de Pasqua, Yann Guez . Dans ce qui est devenu un cocon pasquaïen, où il est désormais « l’unique interlocuteur », omniprésent, il peut donner la mesure de son talent : « Avec Marchiani, Pierre Falcone a contribué à la conclusion d’un accord franco-angolais de sécurité et de police conclu, avec l’aval de la présidence de la République française, après le retour de Pasqua au ministère de l’Intérieur, en mars 1993. Négocié sur place par Marchiani, il comprenait notamment un volet “technique” géré par la Société française d’exportation de matériels, systèmes et services (Sofremi) relevant du ministère de l’Intérieur. [...] À l’époque, son conseiller pour les affaires angolaises n’est autre que Pierre Falcone qui, avec son partenaire Gaïdamak, va veiller à la livraison d’armes. L’accord passé entre les sociétés angolaises et françaises stipulait alors que les armes en question ne devaient pas transiter par la France, que les exportations devaient être en règle et enfin que les sociétés d’exportation mises à contribution ne devaient pas avoir leur siège en France ».

Il n’était pas interdit, par contre, de “dégager” de belles marges en fourguant des matériels de fin de série ou d’occasion. Pierre Falcone Jr a bien appris les leçons de Leandri. Ayant déniché en Italie du matériel de communication soldé, il l’aurait revendu pour 300 millions de francs à l’Angola, via la Sofremi. Trois fois le prix. 50 % de commissions . Falcone obtient de la Sofremi « des commissions exorbitantes », confirme le préfet Henri Hurand , futur directeur de cet office.

Peut-on faire des affaires en Angola sans négocier du pétrole ? Falcone a un ranch en Arizona. Il y accueillait entre autres le gouverneur du Texas, George W. Bush, futur président des États-Unis, très proche du lobby pétrolier américain. Il a établi à Panama une holding pétrolière, Falcon Oil & Gas. Avec les 10 % obtenus dans le bloc 33, opéré par Exxon, ce pétrolier d’occasion a décroché un pactole .

Falcone codirige aussi la société angolaise Simportex, qui avait le quasi-monopole de la nourriture et de l’habillement des Forces armées angolaises (FAA) . Simportex est étroitement liée au principal acheteur d’armes des FAA, le général Manuel Helda Vieira Dias, alias Kopelipa. En 1997, Simportex et Kopelipa ont acheté en Europe de l’Est pour quelque 3 milliards de francs d’armes, munitions et fournitures diverses. Heureux courtiers : Pierre Falcone et Arcadi Gaydamak (ce qui conduit le fisc français à leur réclamer 1,25 milliards de francs ). Ingénierie financière : Glencore et Paribas (chef de file d’un pool d’une dizaine de banques dont la BNP, Worms, la Banque populaire... ) . Cette société suisse et cette banque française sont au cœur d’un système de prêts gagés sur le pétrole futur de l’Angola. On peut bien appeler cela une pompe à fric, vu les usages de ces prêts, et leur taux élevé. L’ancien “Monsieur Angola” de Paribas, Jean-Didier Maille, est devenu le directeur financier de Glencore. Après la chute du mur de Berlin, celle-ci a gagné des milliards de francs suisses sur le pétrole de l’ex-URSS, en association avec Menatep, la banque russe au cœur du “Kremlingate”. Glencore a transféré son expertise en Angola, au service de l’équipe Falcone .

En septembre 1999, cette sympathique prospérité a été troublée par une alerte rouge. Dix ans plus tôt, les USA avaient battu l’URSS par jet de l’éponge. Depuis, la mafia tenait le haut du pavé dans une Russie exténuée - qu’il fallait quand même aider. D’un coup, la réalité est revenue en boomerang : la mafia captait l’essentiel des prêts du FMI, elle a “recyclé” 10 milliards de dollars d’aide internationale, elle s’est même permis, avec cet argent, de circonvenir l’une des plus vieilles banques américaines. Nombre de dirigeants occidentaux se laissent volontiers corrompre, avec leurs amis du Sud, par les facilités paradisiaques des îles Vierges ou Caïman. Mais ils découvrent qu’à ce jeu-là - la loi de la jungle -, la mafia russe est aussi imbattable que ses compatriotes aux échecs.

Les Américains et le FMI s’agitent. Ils ne sont pas les seuls. Le 30 septembre 1999, La Lettre du Continent publiait un éditorial Angola : Une affaire “franco-russe” ?, où elle signalait d’autres gens soucieux. Arcadi Gaydamak en a fait condamner certains termes. Mais pas d’autres :

« Depuis que l’affaire du “Kremlingate” a éclaté à Moscou, on dort mal au Palais de Futungo, à Luanda, et on s’inquiète à Paris chez les initiés du village franco-angolais. [...] Une réunion informelle sur ce dossier s’est même tenue à l’Élysée [...] entre des militaires de haut rang, des responsables des services de renseignement et des diplomates. La lancinante question était de savoir si la France ne risquait pas, un jour, d’être impliquée dans une extension du “Kremlingate” en Angola. [...] À l’origine de ce malaise, on trouve l’équipe franco-russe constituée dans les années 80 entre Arcadi Gaïdamak, très actif dans le complexe militaro-financier russe [...], et l’homme d’affaires français Pierre J. Falcone, président de Brenco [...]. Les deux hommes sont devenus les piliers incontournables des relations franco-angolaises [...]. Le vrai patron de l’équipe est [...] Arcadi Gaïdamak [...], ancien émigré russe en Israël, naturalisé français en 1975 sur l’intervention de Robert Pandraud [...]. Plusieurs grands groupes angolais ont leurs comptes à la Bank of New York qui est accusée par le FBI d’avoir “recyclé” 10 milliards $ d’argent russe. [...] Des sociétés liées à Menatep ont aussi opéré dans les circuits de financement du pétrole angolais ».

Résumons : Glencore a gagné des milliards sur le pétrole russe, de concert avec les héritiers de la nomenklatura soviétique, ce qui a creusé d’autant la faillite financière de la Russie. Ce même groupe d’héritiers sans scrupules a aussi bradé l’arsenal de l’Armée rouge, les stocks stratégiques d’aluminium, d’engrais , etc. (avec des profits astronomiques ), ainsi que les créances du pays , et dix milliards de dollars du FMI. Une part de ces flux (pétrole, armes, dettes) ont pu être brassés entre la Bank of New York et les recettes du pétrole angolais, grâce à la gestion parfaitement occulte du régime de Luanda. Pierre Falcone est constamment en affaires avec Glencore et Paribas - entre lesquels Jean-Didier Maille a fait la navette. Au printemps 2000, Glencore a encore levé 3 milliards de dollars de prêts gagés à l’Angola, avec des banques comme Paribas, la Société générale, la Dresdner Bank Luxembourg, etc.

Détour par Paribas.

Dans un rapport confidentiel envoyé à son ministère, le 26 novembre 1996, l’ambassadeur de Belgique au Luxembourg explique qu’existe au Grand-duché « un circuit dans lequel de “l’argent criminel” est blanchi ». Il passe par la Banque Continentale du Luxembourg (BCL), ou “Conti”. Celle-ci a appartenu conjointement à Paribas et au groupe Auchi de 1982 à octobre 1994. À cette date, Paribas a repris les parts de son associé, avant de céder le sulfureux établissement en 1996 à une consœur flamande, la Kredietbank (KB) . Selon la note diplomatique belge, « des analystes financiers au Luxembourg ont l’impression que, via la “Continentale”, de grandes banques telles que la [...] KB, Paribas, Suez,... profitent chacune à leur tour de ce circuit noir ».

Longtemps copropriétaire de la “Conti”, Nadhmi Auchi en était aussi l’ingénieur financier. Ce multimilliardaire irako-britannique partageait avec Pierre-Philippe Pasqua un grand ami commun : Étienne Leandri , décédé en 1995. Le trio représentait un capital exceptionnel d’expérience dans les ventes d’armes et leur financement. Auchi a « fait fortune dans le commerce des armes pendant la guerre Iran-Irak, explique un businessman moyen-oriental installé à Paris. Les contrats transitaient par la société Tradinco, rebaptisée plus tard Concepts in Communication ». Il avait commencé de s’enrichir en construisant des pipelines dans son pays natal, l’Irak, avec une filiale d’Elf. Puis c’est devenu un acrobate de la finance, un précurseur de la connexion entre paradis fiscaux. « Ses sociétés sont domiciliées au Luxembourg et à Panama, ce qui soulage considérablement les démarches administratives... », mais ne l’aide pas à démentir les accusations de blanchiment dont il est régulièrement l’objet. Dans une de ses sociétés luxembourgeoises, la Pan African Invest, Auchi domicilie une filiale d’Elf. Il en est devenu le cinquième actionnaire de la compagnie pétrolière, avec 1 % des parts.

Le rapport de l’ambassadeur belge a suscité une enquête de l’hebdomadaire bruxellois Le Soir Illustré : « Sous “l’ère Auchi”, la Banque continentale du Luxembourg a accueilli les comptes en banque de dictateurs notoires : Saddam Hussein, Bokassa, Houphouët-Boigny, Bourguiba, Kadhafi et l’inévitable Mobutu. [...] Plusieurs holdings de droit luxembourgeois auraient été créés par un de ses hommes de confiance [...] Jean-Pierre Bemba, le fils du patron des patrons zaïrois : Saolona Bemba [aujourd’hui ministre de Kabila]. [...] La tristement célèbre Radio Mille Collines [...] était financée par des capitaux provenant des comptes ouverts auprès de la Banque Continentale du Luxembourg qui possède, soit dit en passant, des filiales au Zaïre et au Rwanda. [...] La Conti semble donc être le passage obligé, depuis une quinzaine d’années, d’opérations de blanchiment à l’échelle internationale ».

Auchi est un relais considérable des réseaux françafricains. Paribas est fortement engagée dans leurs acrobaties financières. Elle a le chic de surendetter les pays en guerre civile, comme le Congo-Brazzaville ou l’Angola, où le mélange armes-pétrole domine les flux financiers. Jusqu’à son absorption en 1999 par la BNP, son actionnaire de référence était... Nadhmi Auchi, avec 7,1 % du capital. La BCL donc, filiale de Paribas et de la nébuleuse Auchi, a été mêlée aux épisodes les plus sombres de la région des Grands Lacs, avec une forte clientèle mobutiste.

Armes, services, fisc, médias, justice.

Revenons à Pierre Falcone. Par-delà la Sofremi, il est surtout le dirigeant du groupe Brenco International - une société « très proche de M. Jean-Charles Marchiani », le négociateur tout-terrain de Charles Pasqua. La filiale Brenco-France, dont le capital a été porté à 1 500 000 francs, est installée 64 avenue Kléber, Paris 16e, dans des locaux somptueux. Grâce à ses « appuis au sein de la DST ou dans des groupes comme Thomson, le Giat ou la Compagnie des Signaux », Falcone est devenu « l’un des plus grands marchands d’armes du monde » et, depuis Paris, « le chef d’orchestre incontestable » des ventes d’armes à l’Angola . Via Brenco. Ou la société de droit slovaque ZTS-Osos, « dont Brenco pourrait n’être qu’une “excroissance” française » : « les juges ont découvert effectivement des versements sur son compte [ZTS-Osos] dans une agence parisienne de Paribas, et une impressionnante série de marchés d’armes (chars, bazookas, missiles, orgues de Staline) avec l’Angola ». « En septembre dernier [2000], les juges avaient mené de discrètes perquisitions dans les superbes appartements de Falcone, avenue Montaigne et avenue Kléber. [...] Les logiciels de ses principaux collaborateurs (eux aussi incarcérés) livrèrent des comptes rendus fort instructifs de réunions, dont certaines tenues en présence du président angolais Dos Santos. Il y était question de ventes d’armes pour la bagatelle de quelques centaines de millions de dollars, de mouvements de fonds associés au nom de Marchiani et plus généralement de bienveillance pour Pasqua et ses amis ».

Il y en a eu au total pour 633 milliards de dollars : des hélicoptères et des chasseurs Mig ont été rajoutés au menu . Les premiers sont une spécialité maison, on l’a vu à propos des activités de Roussin, Brenco, Total et Cie en Birmanie. Le tout « a été vendu au moins quatre fois le prix habituel du marché pour de tels matériels ! De plus, les armes censées être neuves se révèleront souvent être du matériel d’occasion, ou ne pas correspondre aux commandes, voire être carrément défectueuses. Peu importe... Point n’est besoin de matériel sophistiqué pour raser des villages ».

Ainsi, près d’un demi-milliard de dollars (plus de 3 milliards de francs) ont arrosé les hommes politiques, les officiers, les réseaux et les services secrets concernés, d’un bout à l’autre de ce trafic mortifère armes contre pétrole. « L’“affaire Falcone”, saisissant raccourci de la corruption à l’échelle internationale, donne le vertige ». Pas seulement par le montant des commissions en jeu , mais par la multiplicité des connexions, avec tant de pays et de trafics.

« De nombreux anciens des services travaillaient pour Brenco comme Thierry Imbot, décédé le 10 octobre. Le fils de l’ancien patron de la DGSE était ces derniers temps chargé d’opérations de change - de francs CFA en dollars - pour des chefs d’État africains comme le président congolais Sassou II, grand ami du président angolais ».

L’on restait très proche des affaires d’État dans la nébuleuse Falcone-Brenco : « les frontières entre Brenco et la Sofremi ont longtemps été plus que floues, Falcone, le patron de Brenco [...] ayant longtemps joué quasiment officiellement les VRP pour la Sofremi ». Falcone s’est vu confier un garde du corps peu commun : celui de Jean-Christophe Mitterrand lorsqu’il dirigeait la cellule africaine de l’Élysée ! « Brenco et la Sofremi collaboraient tant et si bien qu’ils ont offert conjointement une voiture blindée [une Safrane] au président angolais, en marge des contrats de “sécurité” ».

Pierre Falcone a été aussi l’intermédiaire dans une exportation illégale de matériels d’interception de sécurité par la société Communication & Systèmes (CS, ex-Compagnie des Signaux), « ayant donné lieu à 7 millions de dollars de commissions occultes. Ces matériels, officiellement destinés à l’Angola, auraient été finalement livrés à la Yougoslavie, fin 1999 ». Le juge Marc Brisset-Foucault enquête sur cette affaire. En perquisitionnant le 9 mai 2000 au siège de CS, il ne pensait pas déclencher un tel hourvari.

C’est que CS est une firme spéciale, où ont “pantouflé” d’anciens hauts responsables de la DST (l’ancien n° 2 Raymond Nart et son adjoint Jacky Debain), ainsi qu’un brillant stratège du Secrétariat général de la Défense nationale, le général de division Claude Mouton. Sous la houlette d’un ancien du groupe Bolloré, Yazid Sabeg. Lorsque Arcadi Gaydamak intente un procès en diffamation - une arme qu’il dégaine systématiquement -, Raymond Nart vient volontiers témoigner « des nombreux services » que le Russo-Israélien, né en Ukraine, a rendus à la France et de « son parfait loyalisme » . Le général Mouton, quant à lui, deviendra carrément, en juillet 2000, directeur général de Brenco-France .

La réexportation vers la Serbie d’une partie des matériels d’écoute ultra-perfectionnés livrés au régime angolais n’a rien d’invraisemblable. On est très philoserbe chez les anciens de la DST, comme dans le réseau Pasqua. Gilles-William Goldnadel, l’avocat commun à Nart et Gaydamak, préside aussi une “Ligue internationale contre la désinformation” qui a organisé fin 2000 au Sénat un colloque historique. Vladimir Volkoff y a assuré qu’au Kosovo, « on a péniblement trouvé deux cents cadavres dont on ne sait s’ils sont serbes ou albanais » (les enquêteurs approchent en fait du chiffre de 10 000 victimes albanaises). D’ailleurs, « en Russie la liberté de la presse est incroyable, alors que tout est manipulé en France » .

Le même avocat a participé à la fameuse mission d’observation partie cautionner au Gabon la réélection truquée d’Omar Bongo, fin 1998. Le foccartissime Robert Bourgi a dépêché aux frais de la princesse une escouade de treize gens de robe, dont l’avocat élyséo-africain Francis Szpiner et Gilles-William Goldnadel, conduite par le magistrat Georges Fenech, président de la très droitière APM (Association professionnelle des magistrats). L’équipée fit scandale pour diverses raisons. Entre autres parce que fut intercepté à Roissy « un familier des dossiers africains [...], porteur d’une mallette contenant une très importante somme en argent liquide. Il avait expliqué que ces fonds provenaient de la “présidence du Gabon” et qu’ils étaient destinés au Club 89 », animé par Robert Bourgi. En 1997 déjà, un compte suisse de la société Brenco, du tandem Falcone-Gaydamak, a versé 100 000 francs à la revue Enjeu justice de l’APM...

Ce tandem pourtant, malgré sa générosité et la protection d’une importante faction de la DST, n’a pas que des amis. Dès « le 12 décembre 1996, une centaine de policiers ont perquisitionné simultanément tous les locaux professionnels et privés de Falcone et Gaydamak à Paris, ainsi qu’à la banque Paribas (où étaient ouverts les comptes de ZTS-Otzos, contrôlée par le Russe) ». Lors de ces perquisitions, « selon certains, des documents et des bandes magnétiques “gênantes pour certains hommes politiques français” ont été saisis ». Il faudra attendre près de quatre ans et une nouvelle perquisition pour que ces noms-là ressortent...

Une semaine plus tôt, le 5 décembre 1996, L’Événement du Jeudi avait publié la photocopie d’un contrat de fourniture de matériel militaire russe d’un montant de 47 151 550 dollars, signé par Falcone avec le cachet de ZTS-Osos. De quoi équiper une division motorisée de 8 000 combattants, à vocation offensive (alors qu’en principe le gouvernement angolais appliquait l’accord de paix de Lusaka, avec la rébellion Unita) :

« Voilà deux mois, l’EdJ (n° 622) a raconté dans quelles circonstances Falcone, associé à un ressortissant russe naturalisé français, Arkady Gaydamac, avait vendu des milliers de camions russes à l’Angola - les mêmes que ceux qui équipent l’armée russe. Nous avions déjà évoqué dans l’article l’existence du contrat d’armement entre la Russie et l’Angola. Falcone et Gaydamac avaient juré le cœur sur la main n’être aucunement liés à ce marché, expliquant même que “le commerce des armes les révulsait”. Gaydamac, que plusieurs services français soupçonnent d’avoir des liens avec la mafia russe, reconnaissait simplement avoir mis les Angolais en rapport avec les bons interlocuteurs moscovites, “mais à titre purement gracieux”. Le contrat que nous publions le prouve : ils ont menti. [...] [Jusqu’en 1993], la France [...] a continué de privilégier l’Unita. [...] [Puis Paris a résolu d’aider aussi] aussi discrètement Dos Santos sans que la France apparaisse officiellement. [...]

Cette assistance militaire clandestine, ce sont Gaydamac et Falcone qui la mettent en place. Le tandem était en service commandé. D’ailleurs, ils s’en cachent à peine : “Il faut lire entre les lignes de ce contrat, tempête Falcone quand on le compare à un marchand d’armes. Nous sommes venus au secours d’un gouvernement légal, celui du président Dos Santos. La morale est dans notre camp”. Plus rusé, Gaydamac affirme ne pas avoir connaissance du contrat d’armement signé par son associé. “Mais si, d’aventure, il existe, souligne-t-il, vous remarquerez qu’il a permis de rétablir la paix. Cela seul compte”. [...]

Hélas, la République est parfois ingrate avec ses serviteurs de l’ombre. Le fisc français estime que Falcone et Gaydamac, résidents français, doivent acquitter des impôts sur les 47 millions versés par l’Angola ». Le lendemain 6 décembre, le fisc perquisitionnait chez Brenco (6 jours avant la police). « La moisson est considérable. Mais surprise ! Selon nos informations, les enquêteurs du fisc auraient reçu quelques heures plus tard une visite inattendue dans leurs locaux, celle de plusieurs hommes se présentant comme des fonctionnaires de la DST. Qui sélectionnent certains des documents saisis et les emportent ». Ce coup du fisc, comme la descente de police qui a suivi, montre que la République légaliste commençait d’affronter la “République souterraine” - celle qui, entre autres, gère les rentes pétrolières et les rétro-commissions sur contrats d’armement. Gaydamak a été « protégé au-delà de toute prudence par la DST, en raison des portes qu’il lui ouvrait en Russie ». « Falcone fut longtemps intouchable ». Mais « un Pasqua vous manque et tout est dépeuplé ».

On est monté d’un cran deux ans plus tard, fin 1998 : selon Le Canard enchaîné du 23 décembre, Falcone « vient de se voir menacer par les douanes d’une amende de 1,5 milliard de francs à la suite d’un achat d’armes en République tchèque pour le compte de l’Angola ». Ce qui donne un ordre de grandeur des transactions ainsi mises à l’amende...

Fin 2000, le tandem Falcone-Gaydamak est encore davantage “agressé”. Pierre Falcone est arrêté et incarcéré le 1er décembre, après la secrétaire de Brenco, Isabelle Delubac, et son gérant Jérôme Mulard. Bernard Poussier, l’ex-directeur de la Sofremi conseillé par Falcone, est mis en examen et écroué du 16 décembre 2000 au 12 janvier 2001 : le fisc a mis en évidence des « transferts de charges et de produits » entre Brenco et la Sofremi . Arcadi Gaydamak fait l’objet, le 6 décembre, d’un mandat d’arrêt international . Il préfère se plaindre au Monde depuis Londres, avant de se réfugier en Israël : « En France, gagner de l’argent trop vite est suspect. [...] Depuis des années, des dizaines de journaux m’ont présenté comme un trafiquant d’armes ou un mafieux. Je les ai tous fait condamner en diffamation par les tribunaux français. [...] La France devrait me traiter en héros et elle me traite en bandit ».

Cette fois, la menace de procès en diffamation n’arrête plus la presse. Des noms sortent. « Les enquêteurs soupçonnent le parti de Charlie [Pasqua] d’avoir bénéficié de largesses indues venant des sociétés créées par Falcone et par son associé Arkadi Gaïdamak ». Ils perquisitionnent le parti pasquaïen, le RPF et les bureaux du président du Conseil général des Hauts-de-Seine. L’occasion de découvrir qu’une résidente gabonaise, Marthe Mondoloni-Tomi, a fait un don de 7,5 millions de francs pour la campagne européenne du RPF, et s’est portée caution d’un prêt de 4 millions, par une banque monégasque. Ce n’est pas n’importe qui : à la tête du PMU gabonais, elle est la fille de Michel Tomi, général au Gabon de l’empire corsafricain des jeux des frères Feliciaggi : tout un pan du clan Pasqua, très proche de la sulfureuse banque Fiba et du régime angolais. Leurs comptes à Monaco sont l’objet d’une instruction pour « blanchiment » , par une justice locale guère réputée pour ses excès de zèle. Jean-Christophe Mitterrand, son ami Jean-Noël Tassez et Jacques Attali apparaissent eux aussi sur l’inventaire des commissions . Ils sont perquisitionnés les 30 novembre et 1er décembre. Les réseaux de la gauche mitterrandienne en prennent donc aussi pour leur grade. Et Yves Thréard, dans Le Figaro , fait une découverte :

« Longtemps, les Français se sont demandés pourquoi François Mitterrand et Charles Pasqua entretenaient l’un pour l’autre une estime empreinte d’admiration. Quatre ans après la disparition du chef de l’État, l’actualité vient peut-être d’apporter une réponse. Et si le dénominateur commun était la face cachée des relations franco-africaines ? [...]

Tous les personnages de ce nouveau feuilleton judiciaire sont bien connus du cercle de la “Françafrique”, espèce de société secrète et informelle qui fit la pluie et le beau temps entre Paris et le continent noir jusqu’au milieu des années 90. [...] L’Afrique, “pompe à fric” des partis politiques français ? On peut le dire ».

À peine perçue, cette réalité serait dépassée, d’au moins cinq années. Comme le truquage des marchés publics...

Pour corser le tout, « l’enquête des policiers de la brigade financière [...] les entraîne jusqu’à un réseau de call-girls. L’ensemble du système Falcone apparaît peu à peu. Des relations à bases financières, bâties dans les milieux les plus divers : show-biz avec Paul-Loup Sulitzer, médias avec l’ancien directeur général de la Sofirad, Jean-Noël Tassez ».

La relance de l’enquête sur Falcone et Gaydamak se rapproche curieusement de l’affaire de la cassette de Jean-Claude Méry, avec son exposé posthume, explosif, des financements politiques occultes en Île-de-France. Brenco International et Jean-Claude Méry ont le même avocat, Allain Guilloux. Celui-ci est soupçonné de « blanchiments de fonds entre la France et le Maroc », en liaison avec un autre de ses clients, Henri Benhamou, mis en examen avec son partenaire Steve O’Hana pour « blanchiment aggravé en bande organisée » - de l’argent présumé « issu du trafic de drogue ». En perquisitionnant chez Me Guilloux, les juges Courroye et Prévost-Desprez ont découvert « plusieurs dossiers concernant MM. Falcone et Gaydamak ». « Guilloux avait monté des structures immobilières sophistiquées avec le duo Falcone-Gaidamak, via des paradis fiscaux. Ainsi, le Russe serait le vrai propriétaire, via la SCI Point Carré, de l’appartement de l’avenue Raymond Poincaré gracieusement prêté à Allain Guilloux . C’est lui aussi qui a racheté, grâce à une cascade de sociétés écrans, la vaste demeure du promoteur Pellerin dans le midi » - aussi pharaonique que la faillite dudit Pellerin.

Gaydamak, Menatep, la Russie et Israël.

Gaydamak est au mieux avec la nomenklatura qui a autorisé le Kremlingate. En octobre 1994, alors qu’il cherchait encore à susciter la curiosité des médias, il a emmené la journaliste du Nouvel Observateur Natacha Tatu pour un voyage de découverte de “sa” Russie . En jet privé : « Maintenant que j’ai goûté au jet privé, impossible de reprendre un avion de ligne ». Il assure à la journaliste qu’il peut, sur un coup de fil, obtenir un rendez-vous avec le maire de Moscou Iouri Loujkov ou le ministre des Finances. Il se dit sur le point de signer un énorme contrat avec des banquiers français. Il déclare brasser des milliers d’activités et les dollars par millions. Il se targue d’avoir été « le premier au monde à obtenir des licences d’exportation des matières premières » russes, et d’être devenu, à 42 ans, « le plus gros propriétaire foncier de Moscou, l’un des principaux exportateurs de métaux non ferreux, le géant de l’importation de viande et de lait et le plus gros transporteur du pays ». Soit un chiffre d’affaires mensuel de près de 100 millions de dollars. Pour une activité à objet variable, puisqu’il se présente aujourd’hui comme « le numéro un mondial de l’engrais” ». « Il collectionne les milliards », jonglant entre « ses sociétés luxembourgeoises, hollandaises, russes, anglaises »... Vingt-trois ans plus tôt, cet « émigrant russe courageux » était « arrivé en France à 19 ans, via Israël, avec trois roubles en poche ». Et il n’était longtemps resté, en apparence, qu’un simple interprète - seul d’abord, puis dans une société à laquelle était associé Olivier Dassault , « qui assurait la traduction simultanée de rencontres internationales et de pourparlers d’affaires de Russes haut placés ».

Comment s’enrichir aussi vite dans un pays en pleine décomposition juridique, dont le pétrole, les stocks d’armes et les finances sont largement passés sous la coupe des mafias post-communistes ? « Nous avons bâti en quelques années des fortunes que d’autres ont mis des décennies à accumuler ». « Pour faire fortune, il suffisait d’acheter des dollars le lundi et de les revendre le vendredi », explique-t-il à Natacha Tatu. En 1994, il crée un fonds de retraite, Dobriedelo, qui offre un taux d’intérêt de 17 % par jour ! Tout cela n’est guère moral, alors que la population s’enfonce dans la misère. Et sans doute pas très légal : « Il faut admettre les injustices économiques. Les plus forts profitent d’une législation qui est à leur avantage »... puisqu’ils ont fait main basse sur l’État. Le FMI pouvait payer, le rouble fondait, les caisses publiques se vidaient.

Mais la spéculation monétaire n’a pas suffi. Gaydamak emmène la journaliste à un « rendez-vous dans une datcha retirée de Moscou. Un dîner confidentiel avec un jeune homme d’à peine 30 ans, numéro un du groupe Menatep, une des toutes premières banques du pays. Ce grand ami de Gaydamac est aussi son premier créancier : “Dans ce pays, je peux lever des millions de dollars pour financer mes projets. Aujourd’hui, je suis le Bernard Tapie de Ménotep. Sauf que moi, je rembourserai mes dettes” ». Il aurait été imprudent d’annoncer le contraire. À l’époque, certes, peu de gens en Occident savaient que Menatep était au cœur du système mafieux de pillage de la Russie. Gaydamak s’affichait comme un intime de son jeune patron, comme l’aventureux voltigeur de cette banque très spéciale, qui organisait déjà depuis plusieurs années la mise à sac du pays. Lui, Gaydamak, l’intermédiaire si informé du dessous des choses, pouvait-il ne pas savoir la nature des activités de son premier créancier ?

Selon Pedro Rosa Mendes, Gaydamak serait le point nodal d’un pipeline reliant l’Angola aux secteurs obscurs de l’ex-URSS, il serait en relation personnelle avec les très redoutables mafieux Gorchkov et Tokhtakhunov... Le journaliste russe Vladimir Ivanidze est plus précis : « Il y a six ans, il avait ouvert, dans une agence parisienne de la Barclay, des comptes pour Alimjan Tokhtakhounov, également connu sous le nom de Taïvantchik, dont il a fait rénover à ses frais le luxueux appartement, situé dans le quartier le plus bourgeois de Paris. [...] Dès qu’il a eu des ennuis avec la police française, Gaïdamak, comme par miracle, a sorti de captivité des pilotes français abattus au-dessus de la Bosnie [...]. Ensuite, les membres les plus en vue de la mafia russe se sont précipités pour lui offrir leurs services afin de sauver les otages français détenus en Tchétchénie ».

Même si ce n’était pas exact, Gaydamak ne pourrait passer pour une oie blanche. Le Kremlin de Boris Eltsine était lui-même impliqué dans les gigantesques trafics et détournements de fonds de la Russie, via les Berezovski, Bexhet Pacolli et consorts. Selon le quotidien américain USA Today du 26 août 1999, citant des responsables américains, britanniques et russes, c’est au total 15 milliards de dollars qui auraient été détournés lors d’opérations complexes impliquant des proches de Boris Eltsine et une série de membres de ses gouvernements successifs (une douzaine). Il est désormais admis que la haute finance moscovite est gangrenée - jusqu’au sommet de l’État. Richard L. Palmer, grand spécialiste de la question, en a fait une démonstration implacable devant le Comité sur les services bancaires et financiers du Congrès américain . La “bénédiction” accordée par le Kremlin à Gaydamak pour le rachat à vil prix de la colossale dette angolaise envers la Russie (quelque 35 milliards de FF) révèle un rang élevé dans la nomenklatura kleptocrate.

Gaydamak a fait condamner La Lettre du Continent au motif, entre autres, qu’elle n’avait pu démontrer ses liens avec Konstantin Kagalovsky, n° 2 de Menatep en 1994. Cette année-là, il banquetait avec le numéro 1 de Menatep, Mikhail Khordokovsky. Fin 1996, quand il propose de racheter la dette angolaise vis-à-vis de la Russie pour 15 % de sa valeur (900 millions de dollars sur 6 milliards), c’est encore « la Menatep, la banque fétiche d’Arcady Gadamac [sic], qui se propose d’avancer l’argent et de “porter” la dette décotée angolaise en compensation de cargaisons de pétrole. Une bonne action qui rapporterait plus de 100 millions $ à ses auteurs ». Gaydamak peut contester le qualificatif « fétiche ». Mais il n’a pas contesté cet article de La Lettre du Continent . Trois semaines plus tard, Libération précise : « Arcadi Gaydamac a des liens étroits avec cette banque [Menatep] et détient 10 % du capital de la toute nouvelle Banque africaine d’investissement (BAI), inaugurée à Luanda le 12 novembre. La BAI, qui disposerait de succursales à Lisbonne et New York, associe des capitaux sud-africains et français, notamment Paribas et... Pierre Falcone ».

En août 1999 éclate le “Kremlingate”. Il s’avère que tous les comptes concernés par ce scandale ont été ouverts dans cinq banques new-yorkaises par la société Benex Worldwide Ltd, contrôlée par l’un des grands patrons de la mafia russe, l’Ukraino-Israélien Semion Mogilevitch. « La plupart des transactions sur les comptes de cette société (dûment répertoriées sur plus de 3 500 pages du FBI) sont sourcées auprès de [Menatep]. [...] Les enquêteurs pensent que la Menatep fut le “point d’origine principal de l’argent blanchi” ». « Menatep aurait continué à fonctionner en sous-main en 1998 et transféré des fonds suspects [...] vers des compagnies offshore basées sur des territoires aussi lointains que les îles Vierges » - où se trouve aussi le siège de la société CADA, contrôlée par la Présidence angolaise.

Mikhail Khordokovsky et Konstantin Kagalovsky se sont tous deux reconvertis dans... le pétrole. Ils se sont retrouvés à la tête de la première compagnie pétrolière privée de Russie, Youkos , rebaptisée Yuksi - dont Elf a pris 5 % du capital en mars 1998, en versant cash 528 millions de dollars . Yuksi est très intéressée par l’Angola, qu’elle a visité au printemps 1999. Cet Angola dont Gaydamak est une des clefs d’entrée...

La Russie vient d’être placée par le Gafi (le Groupe d’action financière créé par le G7), avec entre autres le Lichtenstein, les Bahamas et Israël, sur la liste noire des “paradis fiscaux” refusant toute coopération dans l’identification des centaines de milliards de dollars de l’argent du crime. Or Gaydamak a un autre branchement très liquide avec le régime angolais, l’écoulement des diamants par son ami russo-israélien Lev Leviev, lui-même très branché sur les vendeurs d’armes ukrainiens :

« Lev Leviev symbolise la montée en puissance de cette nébuleuse [russo-israélienne dans le diamant]. Originaire d’Ouzbékistan, émigré en Israël en 1971, ce juif ultrareligieux de 44 ans se présente comme un “homme d’affaires international et un philanthrope”. À la tête de sa société LDD Diamonds, Leviev est devenu, en quelques années, le deuxième industriel israélien du diamant, avec un chiffre d’affaires de 1,5 milliard de dollars. En 1996, cet allié des travaillistes a pris le contrôle du groupe Africa-Israël, un gros conglomérat aux activités variées (centres commerciaux, tourisme, construction industrie) qui a multiplié les investissements dans l’ancien empire soviétique. Président et grand mécène de la Fédération des communautés juives de l’ex-URSS, Leviev est protégé par les plus hautes autorités israéliennes. Et il s’active beaucoup comme président de la chambre de commerce russo-israélienne, cultivant d’étroites relations avec les oligarques de l’ex-URSS, notamment des marchands d’armes ukrainiens, capables d’équiper les armées angolaises.

En février dernier [2000], à la surprise générale, Lev Leviev a été choisi par le gouvernement de Luanda comme acheteur exclusif des diamants du pays. Négocié avec l’aide de diplomates de l’État hébreu, de proches du président Dos Santos et d’un homme d’affaires russo-israélien très introduit en Angola, Arkady Gaydamak, ce contrat providentiel de 1 milliard de dollars par an a été soufflé à la barbe de De Beers et du vieux diamantaire américain Maurice Tempelsman, protégé du Département d’État et ami intime des Clinton, naguère très en cours à Luanda.

Avec cette percée angolaise, Leviev accède au rang de véritable challenger mondial de De Beers. Il ne s’arrête pas là. Fin juillet, il acquiert un centre de taille et de polissage en Arménie, complétant ses usines russe, ukrainienne, indienne, chinoise, sud-africaine.... Et, ces derniers mois, Leviev multiplie les voyages à Moscou. Non seulement il souhaite développer les expéditions directes des pierres extraites des mines de Sakha (ex-Iakoutie) vers le centre israélien Ramat Gan, court-circuitant ainsi De Beers. Mais il rêve surtout de devenir le partenaire exclusif d’Alrosa [Almaji Rossi Shaka], quand le contrat signé par le monopole russe avec De Beers arrivera à échéance, fin 2001. À la clef, le contrôle de 1,5 milliards de dollars d’exportations ! [...] “Ce n’est qu’une question de temps, nous aurons la Russie”, murmure, sûr de lui, un associé de Leviev. “Si Alrosa signe son futur accord d’exportation avec Leviev plutôt qu’avec De Beers, ce sera une victoire déterminante pour le camp russo-israélien”, estime Olivier Vallée ».

Dans le Financial Times du 11 juin 2000, Judy Dempsey précisait que l’accord de Leviev avec le gouvernement angolais passait par une joint-venture entre eux, Ascorp (Angola Selling Corporation), et que Gaydamak avait « récemment, acquis 15 % d’Africa-Israël », le holding de Leviev. « L’État d’Israël pourrait bénéficier de la production des gisements d’uranium que possèdent Arcadi Gaydamak et Lev Levaev au Kazakhstan. En effet, leur compagnie Africa-Israël a fait l’acquisition, en 1999, par l’intermédiaire de la filiale Sabton, du Combinat d’extraction minière et de traitement chimique de Tselina, baptisé Kazsabton, qui fut l’une des entreprises clés de la production d’armes nucléaires d’URSS ». Mais le rapprochement Gaydamak-Leviev ne se résume pas à ces colossales affaires :

« Il y a aussi un lien religieux. Gaydamak [...] est un juif charismatique [born again]. “Leviev a été fasciné par le parcours de Gaydamak”, selon un ancien agent du Mossad. “Par son retour au judaïsme. Par son implication en Afrique. C’est une sorte de “portier” [gatekeeper] de l’Angola”. Leviev est un fidèle de Chabab Loubavitch, un mouvement ultra-orthodoxe qui vise à ramener les juifs à leur religion. “Il est extraordinaire”, commente un responsable israélien. “À travers sa Fédération des communautés juives dans l’ancienne Union soviétique (FCJ), Leviev a distribué de l’argent aux nouvelles écoles juives, aux synagogues, aux camps d’été et aux soupes populaires. Il est en train de rebâtir les communautés juives”. “Gaydamak a été fasciné par Leviev, par ce qu’il fait pour les juifs de Russie”, poursuit l’ancien du Mossad.

L’influence de la FCJ de Leviev est si météorique qu’elle a réussi le mois dernier à faire élire son Grand Rabbin, Berl Lazar, Grand Rabbin de Russie. Un camouflet pour Vladimir Goussinski, propriétaire du puissant groupe Media Most. Leader du Congrès juif russe, rival de la FCJ, il soutenait son propre candidat. “La FCJ a eu l’appui des oligarques”, selon un responsable israélien. [...] “Les intérêts de Poutine et Leviev coïncident” ». Peu de temps après, Goussinski était poursuivi par la justice russe, obligé de s’enfuir, arrêté au Portugal... Gaydamak, par ailleurs « passe pour un proche du conseiller pour la sécurité de [...] Ehoud Barak, le général Danny Yatom, un ancien patron du Mossad ». Un journaliste russe précise que, dans son business angolais, « il aurait étroitement coopéré avec d’anciens agents du Mossad. Selon certaines sources, ce seraient eux qui l’auraient présenté à Lev Levaïev. [...] Ce même Levaïev se trouvait, fin décembre, auprès du président Poutine pour la célébration de Hanoukka [la fête juive des Lumières] à Moscou ».

La société Brenco a effectué 29 virements sur un compte “Cascade”. Falcone a déclaré aux policiers qu’« ils ont tous été payés à la banque Leumi de Tel Aviv ». « Selon les enquêteurs, l’ayant droit du compte Cascade [...] serait Arcadi Gaydamak ».

Résumons. La Russie et Israël sont au top du classement mondial de l’opacité financière. Le diamant est l’un des principaux vecteurs des trafics illicites et du blanchiment d’argent. Le diamant angolais, le congolais (via IDI Diamonds de Dan Gertl), bientôt le russe vont passer sous la coupe d’une nébuleuse russo-israélienne, soutenue par les autorités de Tel Aviv et par Poutine . Au top de cette nébuleuse, on trouve des hommes comme Leviev et Gaydamak... Manifestement, cette vaste stratégie a le soutien d’une Françafrique pro-Gaydamak. Elle a aussi des ennemis, « des gens qui m’en veulent pour des raisons qui n’ont rien à voir avec la loi ni avec la vérité ». Pas tous...

3. Jean-Charles Marchiani

Jean-Charles Marchiani a fait aux enquêteurs de l’affaire Falcone-Gaydamak un aveu extraordinaire : « Nous, c’est-à-dire moi pour le compte de Charles Pasqua, avons négocié publiquement avec le président Dos Santos l’aide politique et économique de l’Angola à l’action de la France dans cette partie de la région, qui s’est concrétisée par l’envoi de troupes dans les deux Congo ». Un deal global, qui engage la France dans trois guerres civiles (les deux Congo après l’Angola), et inclut un « accord de sécurité », signé par la France et l’Angola sous l’autorité de Charles Pasqua, ministre de l’Intérieur. Jean-Charles Marchiani a détaillé devant les juges « les conditions dans lesquelles il avait été amené à négocier ledit accord, en relation avec le conseiller de la Sofremi pour les affaires angolaises, un certain... Pierre Falcone ». Il a enfoncé le clou dans un interview au Monde du 13 janvier 2001 : « à sa façon, M. Falcone a défendu les intérêts français dans la région ».

Peut-être aussi les intérêts de certains Français : « dans un document saisi chez son assistante, Falcone explique en des termes parfaitement clairs au président angolais qu’“une avance de 450 000 dollars”, sur 1,5 million au total, a été versée à un certain “Robert”. Or ledit Robert, trahi par les numéros de téléphone accolés à son nom sur l’agenda de Falcone, n’est autre que Jean-Charles Marchiani ».

Les juges ont d’autres biscuits. Dans une note intitulée “Robert” et rédigée début 1999, la secrétaire Isabelle Delubac résume les propos tenus par Falcone en présence du président angolais Dos Santos : « Un accord politique a été passé. Nous avons avancé à titre personnel 450 000 dollars. De ce qu’ils nous disent, ils en attendent encore 6 à 7 millions de francs [...]. Je crois savoir que cet argent devrait être utilisé dans sa totalité pour la campagne des élections européennes. [...] Cela assurerait le début d’un vrai lobby immédiatement opérationnel auprès du Parlement européen ». Une pétrodictature se serait payé un groupe d’eurodéputés...

Marchiani est explicitement visé dans le libellé de la mise en examen de Falcone, « ce qui est très exceptionnel. [...] Avec cette précision : versements à Jean-Charles Marchiani” ». Celui-ci dément, ou se tait, fidèle à la logique de l’action secrète dont il est issu.

Espion, émissaire, vendeur d’armes, préfet...

En 1969, le jeune Marchiani a été évincé du Sdece (ancêtre de la DGSE). Georges Pompidou y a donné un coup de balai. Le nouveau Président avait été ulcéré par une campagne de rumeurs contre son épouse, agrémentée de photos douteuses. La manipulation venait d’une fraction intégriste du gaullisme. Hostile au dauphin du Général, trop “banquier” à son gré, elle avait des partisans au Sdece. Jacques Foccart s’en désolidarise fermement , assurant Pompidou de son légitimisme. En face, Charles Pasqua est l’un des meneurs de la fronde. Foccart est le grand chef du Service d’action civique (SAC), dont Pasqua est vice-président. Il relate ainsi la réunion du 3 octobre 1969 : « Je suis l’objet d’une véritable agression de la part de Pasqua ». Les deux hommes ne se réconcilieront jamais vraiment : au moins autant que leurs positionnements, leurs ambitions étaient incompatibles .

Sans doute peut-on dater de cette réunion la naissance du réseau Pasqua. L’adhésion de Jean-Charles Marchiani ne doit donc rien au hasard. Ni le mépris que lui témoigne Foccart dans ses mémoires : « je ne le connais pas, [...] je ne sais pas s’il est grand ou petit ». Il faut dire que, comme son mentor Charles Pasqua impliqué avec Pernod-Ricard dans la French Connection (un trafic de drogue en direction de l’Amérique du Nord) , Jean-Charles Marchiani a de sulfureuses fréquentations. En 1971, Roger Delouette est arrêté aux USA alors qu’il prend livraison de 49 kg de cocaïne. C’est un agent du Sdece, impliqué dans les livraisons d’armes au Biafra. Il a été formé par Marchiani .

Longtemps, celui-ci a dû ramer en marge du courant principal. En 1986, Charles Pasqua accède au ministère de l’Intérieur. Marchiani l’y rejoint. Il peut travailler avec la DST. Il se rend célèbre par une série de négociations acrobatiques - avec l’Iran notamment, qui commandite les prises d’otages au Liban. Cela permet au réseau Pasqua de renforcer ses contacts proche orientaux, déjà conséquents : en Afrique, il est fréquemment associé à des hommes d’affaires issus des communautés libanaises.

Ces contacts sont bien utiles en 1987-88 : la capitale du Gabon est alors le siège de tractations franco-iraniennes à très haute tension, mêlant otages français, attentats à Paris, fournitures d’armes conventionnelles et d’uranium enrichi pour la bombe de Téhéran . Charles Pasqua et Jean-Charles Marchiani sont au cœur de ces secrets d’État.

Cela n’empêche pas la réélection de François Mitterrand. Marchiani, parrainé par Charles Pasqua et Étienne Leandri, se fait embaucher chez Thomson. Il s’y taille une réputation dans l’exportation d’armes, et les deals qui vont autour. Dans les négociations parallèles qu’il continue de mener régulièrement, un gros bouquet d’armes peut venir corser le “paquet final”. Le passage chez Thomson a conforté une vocation : Marchiani, « c’est l’homme d’affaires de la bande ». La société Brenco, de Pierre Falcone, est « très proche de M. Jean-Charles Marchiani ». Lequel administre une banque au Portugal, dont les activités s’étendent jusqu’à l’Angola .

En novembre 1991, il est l’un des organisateurs d’une tentative de putsch contre le gouvernement congolais légitime installé à Brazzaville par la Conférence nationale souveraine (CNS). Il est déjà question de rétablir la dictature de Denis Sassou-Nguesso, mise à mal par la CNS. En perquisitionnant la Tour Elf, les juges Joly et Vichnievsky ont saisi dans le coffre-fort du colonel Jean-Pierre Daniel, responsable de la sécurité du groupe pétrolier, une note édifiante datée du 27 novembre :

« [Le chef d’état-major congolais Jean-Marie Mokoko] a rejoint Brazza le 26 novembre. Sassou doit essayer de le persuader d’agir. Bongo, dès son retour le 25, avait téléphoné à Sassou dans le même sens. L’entretien du 24 novembre chez A.T. [André Tarallo] n’avait pas atteint le but recherché. Mokoko reste légal mais ne va rien entreprendre... sauf si le gouvernement [installé par la CNS] ne tient pas ses promesses. [...] Une équipe de mercenaires est prête à agir depuis LBV[Libreville] -Marchiani-Leandri [le tandem-clef du réseau Pasqua]. [...] Appel de Maurice [Robert, prédécesseur du colonel Daniel à la sécurité d’Elf, ancien chef des services secrets français en Afrique, pivot du réseau Foccart-Chirac] le 27 novembre : Leandri vient de rentrer de Brazza avec vraisemblablement Marchiani ».

Ce dernier n’a en effet pas le temps de chômer. Selon Maghreb confidentiel, il assiste régulièrement la junte algérienne, abreuvée de matériel militaire français . Marchiani est également en pays de connaissance à Tripoli. Il rencontre sans problèmes Abdallah Senoussi, le numéro deux des Services libyens, principal responsable de l’attentat contre le DC10 d’UTA selon la justice française. Il bénéficie toujours « de l’amicale coopération des services libyens pour la libération des otages français, que ce soit au Liban ou en Serbie ».

À cheval entre les Services et les affaires, Jean-Charles Marchiani se fait volontiers transporter et accompagner en Libye par son ami Dominique Bouillon. Ce fastueux promoteur immobilier possédait la compagnie aérienne Air Entreprise. Protégé de l’ancien ministre de la Justice Jacques Toubon, il accompagna la belle-fille de ce dernier, Sophie Deniau, dans le naufrage de la station de ski Isola 2000. Une sombre affaire . Elle a coûté au contribuable français 253 millions de francs, complaisamment ajoutés au trou du Crédit Lyonnais, fin 1996, par le ministre des Finances Jean Arthuis, un collègue de Toubon. Ce dernier préside le Club 89, un concentré de Françafrique. Marchiani n’est pas pour rien dans ce dossier verglacé, ni son entregent dans le monde arabe : il conservait des liens très amicaux avec Sophie Deniau, ancienne attachée de presse de Charles Pasqua ; c’est lui qui proposa au tandem Bouillon-Deniau l’“affaire” Isola 2000. La station appartenait au richissime homme d’affaires libanais Tarek Abu Kater via une holding luxembourgeoise, la SIADF, filiale d’une société libérienne. Le Liberia est trop ruiné pour qu’une société puisse y fonctionner ; c’est par contre un paradis fiscal, et une plaque tournante du trafic de drogue. Une filiale du Crédit Lyonnais finance comme il se doit l’achat de cette étrange personne morale, la SIADF, à hauteur de 450 millions. La station de ski fait faillite, une partie de l’argent s’est envolée au Luxembourg.

Une histoire exemplaire. D’autant que le flambeur hexagonal, Dominique Bouillon, a érigé le siège d’Elf au Nigeria. Or l’érection des sièges africains d’Elf, objet de surfacturations considérables, est un des robinets de l’argent noir. A fortiori au Nigeria. Si Bouillon a été en Libye, il n’a pas fait les voyages pour rien.

Jean-Charles Marchiani a un défaut : il ne cesse de marcher sur les brisées du Sdece/DGSE depuis qu’il en a été chassé par Pompidou. A fortiori de 1993 à 1995, lorsque son patron Charles Pasqua, ministre de l’Intérieur, commande de nouveau à la DST, au SCTIP et aux Renseignements généraux. « Avec l’aide de Michel Roussin », le réseau Pasqua en profite pour continuer « à démonter, pan par pan, les réseaux chiraquiens en Afrique ». « On met en place des réseaux parallèles pour sauvegarder les intérêts de la France », précise l’un des protagonistes. Contraint en mai 1995 de quitter le gouvernement, Pasqua a demandé au nouveau Président, Jacques Chirac, de nommer Marchiani à la tête de la DGSE. Cela ne se fit pas, on devine pourquoi. En tout cas, la presse est tenue régulièrement informée des faits et gestes du sieur Marchiani.

Son passage à la préfecture du Var ne l’a manifestement pas sédentarisé. On le retrouve en Angola, continuant de frayer pour ses amis Pierre Falcone et Arcadi Gaydamak la voie de tractations milliardaires, autour des armes et de la dette russes : le secrétaire général de la présidence angolaise, Jose Leitao, est un allié sûr du clan Pasqua. Mais les activités mirobolantes du richissime tandem suscitent des poussées d’urticaire à Paris, dans les milieux rivaux ou plus scrupuleux. Les offensives successives contre Falcone finissent par éclabousser le préfet de l’ombre.

Amitiés nationalistes.

Outre le goût des missions secrètes et le sens du commerce, on repère une autre constante dans la trajectoire de Marchiani, l’ouverture avouée vers l’extrême-droite. Séquelle de son engagement pour l’Algérie française ? Il annonce le 4 janvier 2000 dans Nice-Matin qu’il conduira aux élections municipales de Toulon une liste ouverte au Front national.

Cela peut éclairer les deux résumés antagoniques qui suivent. Chacun à leur manière, Jean-Paul Cruse, admirateur de Marchiani, et les Services américains résument la négociation qui a obtenu la libération de deux pilotes français prisonniers du général Mladic :

Dès l’automne 1995, Pasqua s’est assuré, « dans la coulisse et dans le dos du Premier ministre [Alain Juppé], la réouverture de quelques “lignes de communication” privilégiées avec l’Élysée. Chirac a eu besoin de lui pour assurer la “récupération” spectaculaire de deux pilotes français tombés entre les mains des milices serbes, à la suite d’un bombardement stupide, injustifiable, imposé par l’Élysée, pour faire plaisir à la presse américaine, qu’une agence de publicité, celle-là même qui avait inventé les massacres de bébés dans les couveuses du Koweït, a retournée contre les Serbes. L’homme de confiance de Charles Pasqua pour les affaires de renseignement, Jean-Charles Marchiani, [...] flanqué d’“assistants” corses, a pris contact, directement, avec le général Mladic, et négocié la libération des pilotes, au grand dam des Américains ».

« [En Bosnie], où 7 500 militaires américains sont présents, une vieille querelle les oppose aux Français. Voilà deux mois, une note de leurs services de renseignement (référence A-273) a été transmise à l’état-major de la Forpronu et au parquet du Tribunal international de La Haye. À plusieurs occasions, y est-il précisé, les soldats français auraient pu, dans la zone qu’ils contrôlent, arrêter Karadzic, Mladic et quelques autres criminels de guerre. Et la note américaine d’indiquer : “Nous portons à votre connaissance le motif de ce manque d’efficacité. Le préfet Jean-Charles Marchiani s’est engagé (lors de sa négociation pour la libération, en décembre 1995, des pilotes français prisonniers des Serbes) à ce que Karadzic, Mladic et un colonel ne soient pas capturés” ».

Ce n’est pas que Jean-Charles Marchiani, avocat d’un catholicisme droitier, privilégie les chrétiens au détriment des musulmans. Pas au Soudan en tout cas : en s’associant au courant qui, en France, favorise le régime islamiste de Khartoum, il néglige pour le moins les millions de victimes sud-soudanaises, le plus souvent chrétiennes. Dans les deux cas, c’est l’anti-américanisme qui l’emporte, conduisant ce courant à pactiser avec les auteurs de crimes contre l’humanité. Admettons avec Jean-Paul Cruse que la propagande américaine sait mentir. La serbe et la française aussi. Ce n’est donc pas un critère suffisant. Seuls les faits comptent. Il aura fallu attendre la veille de l’an 2000 pour que les commandos français arrêtent enfin en Bosnie un inculpé par le tribunal de La Haye, Zoran Vukovic.

Le 30 novembre 2000, les juges perquisitionnent rue de Berri. « D’abord les bureaux de [...] Jean-Charles Marchiani, puis ceux de l’association France-Afrique-Orient, présidée par Pierre Messmer, située dans le même immeuble. Créée en 1988, cette petite structure, dont le trésorier n’est autre que Bernard Guillet, conseiller diplomatique de Charlie [Pasqua], intéresse les enquêteurs. En effet, ils s’interrogent sur l’origine d’une liasse de 9 000 dollars découverte sur place et qui provenait, selon le bandeau les entourant, d’une banque suisse, l’UBS Genève. Autre surprise : le jour même de la perquisition, l’association France-Afrique-Orient était dissoute par l’équipe Pasqua. Et depuis, le dossier est inaccessible à la préfecture de police. “Secret-défense”, alors ? ».

On nous a aimablement transmis quelques éléments de ce dossier, notamment le procès-verbal du Conseil d’administration du 19 octobre, qui a décidé la dissolution. L’essentiel des fonds restants (150 000 F) est dévolu à l’association France-Orient : « Malheureusement, la France n’a plus de véritable politique en Afrique. En Orient, l’actualité le démontre , il en va différemment. Il est clair que nous disposons au Moyen Orient de solides contacts et de bons réseaux ». Bien du plaisir aux bénéficiaires de cette « véritable » politique moyen-orientale, sponsorisée par un trafiquant d’armes !

L’ancien ambassadeur Paul Carton « informe les membres du Conseil qu’à la demande de l’Ambassadeur du Soudan, il vient de créer une association d’amitié France-Soudan dont il a été prié d’assurer la présidence. Elle est destinée à sortir le Soudan de son isolement ». Les Sud-Soudanais, dont deux millions sont morts de la guerre ou des famines suscitées par le régime intégriste et raciste de Khartoum, apprécieront. Le conseiller diplomatique pasquaïen Bernard Guillet « confirme qu’en 1978 une association France-Soudan avait été fondée par Charles Pasqua ». Une vieille idylle...

4. Jean-Christophe Mitterrand

Le fils de l’ancien président de la République a été mis en examen le 21 décembre 2000, puis écroué pour « complicité de commerce d’armes illicite, trafic d’influence par une personne investie d’une mission de service public, recel d’abus de biens sociaux, recel d’abus de confiance et trafic d’influence aggravé ». Un compte à la banque genevoise Darier, dont il serait l’ayant-droit économique, a été crédité par Brenco en 1997 et 1998 de 1,8 million de dollars (environ 13 millions de francs). Il soutient que cela n’a pas de rapport avec les trafics d’armes de Pierre Falcone, mais que ses « conseils géopolitiques » ont facilité l’élaboration « des montages financiers destinés à permettre à l’Angola d’obtenir d’importants crédits, gagés sur le pétrole, auprès de la communauté bancaire internationale ». Des crédits nécessaires, en fait, pour acheter les armes...

Après avoir prétendu ne pas connaître Falcone, il a déclaré avoir fait sa connaissance en 1992, « lors d’un voyage aux États-Unis avec une relation, Christian Jallabert » - appartenant comme par hasard au milieu des ventes d’armes. « On m’a présenté M. Falcone comme un homme d’affaires, mais je ne sais pas exactement quelles affaires il faisait ». Jean-Christophe semble n’avoir jamais quitté ses lunettes roses.

L’Afrique selon Mitterrand.

François Mitterrand s’est évertué à rester dans les livres d’histoire comme le grand défenseur des nations pauvres et le chantre de la démocratie : à cet effet, les “nègres” du Palais, tel Érik Orsenna, mirent en chantier - à la manière des “grands travaux” - une série de discours dont certains (Cancun, La Baule) resteront dans les annales. Le Président inventa aussi l’admirable formule : « Aider le Tiers-monde, c’est s’aider soi-même ». Pendant ce temps, il installait à l’Élysée son propre réseau clientéliste, sous la houlette de Guy Penne puis de son propre fils Jean-Christophe - marginalisant très tôt le ministre de la Coopération Jean-Pierre Cot. “Dieu” reconnaîtra les siens, mais aussi Jacques Foccart, qui avoue 14 ans plus tard :

« Dès sa nomination, Guy Penne, le premier "monsieur Afrique" de l’Élysée est venu me voir. Je me suis dit : “Tiens, ils sentent bien les choses de l’Afrique. Ils ont compris le continent”. D’ailleurs, certains amis socialistes m’avouaient : “On te critique comme ça. Mais on pense que tu as été efficace” ».

Dès la fin de 1981, l’ambassadeur zaïrois à Paris, Mokolo, s’est gagné l’amitié de Jean-Christophe Mitterrand . Or Mokolo est cité comme l’un des pivots des opérations franco-zaïroises, avec le concours de son successeur l’ambassadeur Ramazani Baya. De même, l’un des fils du maréchal Mobutu, Manda, était connu pour son “amitié” avec Jean-Christophe Mitterrand et l’associé de ce dernier, Jeanny Lorgeoux - qui est aussi l’ami de Mobutu père. Or l’on resterait très charitable en comparant Manda Mobutu au fils Ceausescu.

Les terres d’élection du réseau africain des Mitterrand père et fils recoupaient très souvent celles du réseau Pasqua : Gabon, Cameroun, Zaïre, Guinée équatoriale, Togo, Côte d’Ivoire, Comores, Soudan... à quoi il faut ajouter un lien spécial avec le Rwanda de la famille Habyarimana. Les conceptions de François Mitterrand et Charles Pasqua étaient très proches et leurs alliances de facto fréquentes : l’activisme proliférant de Charles prolongeait le subtil mélange, chez François, de manipulation et de laxisme ; ils se concertaient de plus en plus souvent au début des années quatre-vingt-dix ; à la clef, les complicités françaises avec les génocidaires rwandais, les nettoyeurs ethniques soudanais, le pillage mobutiste.

Si l’on parle de laxisme, c’est que François Mitterrand préférait généralement jouir des signes du pouvoir que s’atteler à l’exercice réel de ce pouvoir (sauf pour en conserver les signes... ). Le cas de la politique franco-africaine est typique. Le Président attachait beaucoup de prix à l’écho admiratif que produisaient, dans les forums internationaux, ses envolées sur les facteurs macro-économiques de la misère (la dette, les cours des matières premières... ), soigneusement déconnectées de ses facteurs politiques ; il lui plaisait que les relations franco-africaines privilégient la courtisanerie des potentats, nourrie de cadeaux et prébendes.

Pendant ce temps, il affectait de ne rien savoir du fonctionnement effectif des deux piliers de la présence française en Afrique : sa coopération et son dispositif militaire. Pendant douze ans, on ne trouvait personne à l’Élysée qui eût la moindre expérience ou compétence dans les processus de sortie de la pauvreté, alors que la familiarité excessive et le cadeautage systématique faisaient proliférer la corruption et les détournements. Quant au Président de la République, chef des armées, qui se piquait parfois de stratégie (à propos du Tchad ou du Rwanda), il feignait de dédaigner les modalités réelles de la présence militaire française : son anarchie, ses Rambo ou ses Lawrence, ses services secrets atomisés, ses dérives dans la formation de milices ou l’instruction « anti-subversive ». En réalité, il laissait prospérer cet essaim, appréciant ses évolutions en entomologiste avisé, les orientant quelquefois, guettant aussi les occasions d’en faire son miel. Bref, la délinquance généralisée et l’anarchie barbouzarde des relations franco-africaines agréaient tout à fait à ce « gigantesque égocentrisme, [...] tempéré par aucun sens moral », qui a frappé l’ancien directeur de la DGSE, Pierre Marion, dans ses relations avec François Mitterrand. Laisser tout cela se perpétuer constituait une “irresponsabilité” criminelle. C’est déjà à nos yeux une accusation très grave, dans la mesure où ériger l’“irresponsabilité” en système est souvent aussi meurtrier que la préméditation homicide. C’est un habillage raffiné de la responsabilité ultime.

Au-delà de cette responsabilité cynique du maintien d’un système “irresponsable”, quelles ont été les engagements plus intentionnels ? On ne sait pas encore exactement à quel degré François Mitterrand, chanoine d’une Françafrique archi-corrompue, était personnellement impliqué dans ses détournements. Ni quelles furent, dans les options ignominieuses de la France au Rwanda, les parts respectives du machiavélisme d’un président entêté, irrité, et de la géopolitique ethniste, forcenée de son état-major élyséen (les généraux Quesnot et Huchon) . Il est possible que, sur l’un ou l’autre de ces deux points, ou les deux, nous n’ayons plus longtemps à attendre des éléments plus précis.

Le réseau Mitterrand était souvent présenté comme celui de son fils Jean-Christophe. Mais c’est le président de la République qui a mis en selle et constamment couvert le réseau de celui que les Africains surnomment “Papamadit”. « C’était le vieux qui dirigeait tout », commente un proche. D’où l’éviction des rares compétences. Entré à la cellule franco-africaine de l’Élysée le 3 juillet 1982, Jean-Christophe Mitterrand en est devenu progressivement le personnage central - avant même d’être nommé officiellement conseiller du Président pour les affaires africaines et malgaches. Il était assisté de Gilles Vidal, nommé ensuite ambassadeur au Cameroun.

Introduit dans l’intimité de nombreux palais africains, “Papamadit” a connu son heure de gloire. « Il séduit rapidement nombre de chefs d’État africains, et leur entourage, par son sens des contacts et de la fête ». « À chaque fois que Jean-Christophe Mitterrand débarquait [à Kigali], quinze Mercedes l’attendaient. [...] On constatera une complicité incroyable, un compagnonnage auquel on ne comprendra rien entre Jean-Christophe Mitterrand [...] et Jean-Pierre Habyarimana, fils du président rwandais », témoigne Thérèse Pujolle, ancien chef de la mission civile de coopération au Rwanda . Un connaisseur, l’ancien patron de la DGSE Pierre Marion, assure que Jean-Christophe Mitterrand était « intime de la famille présidentielle du chef de l’Etat rwandais ». Or, devant la mission d’information parlementaire sur le Rwanda, “Christophe” a affirmé solennellement qu’il ne connaissait pas Jean-Pierre Habyarimana. Une telle relation cacherait-elle quelque chose ?

Le “réseau Mitterrand” tenait autant du copinage que des affaires. On pouvait y croiser :
 Jeanny Lorgeoux, infatigable night-clubber et organisateur de rencontres franco-africaines, maire de Romorantin, député (1988-1993) et porte-parole du groupe PS lors de la discussion du budget de la Coopération, ami des présidents Mitterrand (depuis la “Convention” des années 60) et Mobutu. Sa devise ? « Il n’y a pas vraiment d’État en Afrique. Tout y est affaire d’homme à homme ».
 Jean-Pierre Fleury, dont le holding Sagai contrôlait en particulier Adefi-International. Cette agence de « communication » a passé des contrats avec le Togo, le Cameroun, le Congo, ... , où Jean-Pierre Fleury se déplaçait avec “Christophe” (ou dans son sillage). Adefi rendait des services d’information en tous genres - de la publicité institutionnelle au filmage vidéo des manifestations d’opposants africains en France. Adefi a rémunéré des prestations d’Elisabeth Mitterrand, épouse de Jean-Christophe, déléguée nationale du PS pour les Français à l’étranger.
 Georges Kentzler, ancien président du patronat togolais, parent éloigné d’Houphouët, associé de Jean-Pierre Fleury, actionnaire d’Adefi. Il a été enrôlé par Sucden le 1er septembre 1989, après l’affaire du cacao, à la négociation de laquelle il a participé.
 Jean-Noël Tassez, l’ami intime, conseiller en communication d’Omar Bongo , propulsé à la présidence de Radio Monte-Carlo, puis de la Sofirad. Les ondes de ce holding audiovisuel public arrosent, entre autres, l’Afrique et le Proche-Orient. La Sofirad est ainsi coactionnaire, avec l’État gabonais, de la station de radio Africa n° 1.
 Paul Dijoud, qui dirigea le département Afrique du Quai d’Orsay avant les législatives de 1993. Jean-Yves Ollivier a également été un proche de Jean-Christophe Mitterrand. Mais ce Françafricain considérable, aux amitiés très éclectiques, joue dans une catégorie supérieure.

Adresses et maladresses.

En 1992, Jean-Christophe Mitterrand est écarté de l’Élysée en raison d’une accumulation d’“affaires”. Deux des plus connues sont survenues en 1988 : 195 millions de francs se sont évaporés à Jersey dans une opération de garantie publique française au stockage du cacao ivoirien, par la société de négoce Sucden de l’ami Serge Varsano ; cinquante missiles Mistral, officiellement vendus au Congo-Brazzaville de Denis Sassou-Nguesso, étaient en réalité destinés au régime sud-africain d’apartheid. Révélée en 1991, cette affaire très commissionnée, où “Christophe” apparut en première ligne - tout en arguant qu’il avait plutôt contribué à enrayer l’opération -, fut manifestement celle de trop.

Il n’en a pas moins continué de fréquenter, à Paris ou en Afrique, des fils de Présidents tels qu’Ali Bongo, Jean-Pierre Habyarimana, Manda Mobutu,... et de faire fructifier son portefeuille de relations. Avec Sassou II, par exemple, qui l’a reçu fin 1997 dans sa suite de l’hôtel Crillon et dont il a assuré la promotion, le faisant inviter au Forum de Crans-Montana - un grand raout international. Dans l’affaire Falcone, il est aussi question de tractations au Congo-Brazzaville.

La Françafrique s’est beaucoup compromise, aussi, auprès des seigneurs de la guerre libérien et sierra-léonais Charles Taylor et Foday Sankoh . Le premier a confié à un ami français, Thierry Isaïa, un vrai-faux passeport diplomatique qui lui facilite la vie dans les aéroports. Grand voyageur, Isaïa est lui-même l’ami de l’ancien chef de la coopération policière franco-africaine, Jacques Delebois . Pour donner une idée du volume des « transactions » qu’il opère, on notera qu’il a écopé de la plus forte amende douanière jamais infligée en France : 153 millions de francs. L’amende sanctionne une énorme escroquerie, qui a révélé les contacts d’Isaïa avec les mafias russe et italienne .

Selon Le Canard enchaîné, le contrôleur général Delebois s’est lui-même rendu au Liberia avec deux escrocs, désireux d’obtenir l’exclusivité des machines à sous dans le pays reconstruit. Une priorité en matière de coopération... Les deux margoulins, bénéficiant de hautes protections françaises, auraient fourni des armes à Charles Taylor . Accusé par une note des Renseignements généraux d’être impliqué dans ces livraisons, Jean-Christophe Mitterrand a été interrogé le 31 mai 1996 par le juge Éric Halphen. Il a conclu ainsi sa déposition : « Les RG ne font que relater par écrit des rumeurs sans rien vérifier » .

L’abbé Pierre n’appartient pas aux RG, mais il d’autres sources. Il a confié au Figaro : « Deux évêques [...] [zaïrois] sont venus me voir, alors qu’ils allaient à Rome. Ils ont spécialement fait un détour par la France pour me rencontrer. Ils voulaient absolument m’avertir de choses très graves. D’après eux, Jean-Christophe Mitterrand menait un très grand train de vie auprès de Mobutu. Sans rapport avec ses activités officielles. Mais surtout, ils l’accusaient de faire de gros profits sur des ventes d’armes à l’Angola. Et d’après eux, ce pays les revendait au Rwanda ».

Le propos est lourd de conséquences : des armes vendues par Falcone auraient- elles été recyclées dans le conflit rwandais ? Avant, pendant, ou après le génocide ? La famille Mitterrand a vivement démenti. Mais l’abbé a maintenu sa déclaration.

“Christophe” a eu ou a des intérêts, entre autres, dans l’exploitation minière au Gabon (il a été dès 1985, comme plus tard Michel Roussin, administrateur de la Comilog), dans la forêt camerounaise, et dans la pêche très convoitée au large de la Mauritanie. Une note du 8 novembre 1994 de la commissaire des Renseignements généraux Brigitte Henri parle « de transferts de fonds à la Banque Rivaud, d’une rencontre de la “Cassette” [Louise-Yvonne Casetta, pivot des finances du RPR] avec Jean-Christophe Mitterrand, fils de l’autre, - qui démentira -, de commissions sur des marchés africains, sur des ventes d’Airbus... ».

Après avoir été rémunéré conjointement par le groupe Elf et par Vivendi (encore Générale des Eaux), il s’est mis un temps au service d’une société new-yorkaise, BMP, dirigée par le franco-américain Philippe Murcia. Spécialité : l’obtention de concessions à long terme dans toutes sortes d’activités “rentières” - minerais, pétrole, pierres précieuses, pêche, sites touristiques. En contrepartie, la BMP proposait de créer un fonds de “développement local”, sur un compte étranger... Le président centrafricain Ange-Félix Patassé a signé avec enthousiasme .

Mais “Papamadit” manquait trop désormais de relais étatiques pour entretenir un réseau. Deux de ses compagnons de route les plus fameux ont connu des sorts opposés, également symboliques. L’ex-directeur Afrique du Quai d’Orsay, Paul Dijoud, a été nommé à la tête de l’exécutif monégasque. Le flamboyant Jeanny Lorgeoux, ami de Mobutu, qui alluma pendant douze ans tant de fêtes françafricaines, a eu moins de chance. Battu aux élections législatives, il a défrayé la chronique pour avoir “collé” sa bonne ville de Romorantin avec un financier douteux, Charles Magistrello. L’homme était branché sur de curieuses banques suisse et luxembourgeoise, familières, selon le fisc, des « montages financiers de casinos, discothèques ou hôtels liés au milieu », et suspectes de ce fait de « blanchiment d’argent ». Magistrello a obtenu la caution de la commune de Romorantin pour y construire un hôtel. Puis il a fait faillite, laissant les contribuables locaux régler l’addition. Il s’était vu confier auparavant la renégociation de la dette municipale : la baisse des taux d’intérêt a dégagé de telles marges...

Dans l’affaire Falcone, la somme de 1,8 millions de dollars reçue en Suisse par Jean-Christophe Mitterrand a pu paraître considérable. Vu le contrat en jeu (500 millions $), c’est un montant jugé « très faible » par les initiés. « Ce n’est pas une commission, c’est un simple pourboire » . Pour remercier “Christophe”, familier du ranch arizonien des Falcone, d’avoir, entre autres, retransmis un “tuyau” sur les besoins d’armements du régime angolais. Ce tuyau lui a été apporté par un familier de Luanda, Jean-Bernard Curial - l’un des “Messieurs Afrique” du Parti socialiste. Via sa petite société de négoce Stired, il fournissait à Luanda des couvertures, des tentes, des médicaments, du corned-beef... Mais Falcone et Gaydamak se sont peut-être montrés trop gourmands : aux dires de Curial, ils ont fait « les pires difficultés pour payer les fournitures civiles [de la Stired] intégrées dans les contrats militaires et lui ont même arraché, insatiables, son marché de corned-beef ». Depuis lors, se plaint Gaydamak, les vilenies distillées sur son compte aux autorités françaises se résumeraient à une cabale orchestrée par un certain Curial...

Innocence et abondance.

La famille Mitterrand pousse jusqu’à l’indécence la présomption d’“innocence” du fils aîné. C’est par mégarde, nous a-t-elle ressassé, qu’il s’est trouvé associé à un trafic d’armes. Celui qui, jusqu’en 1992, recevait quotidiennement sur son bureau de la cellule Afrique de l’Élysée les notes des services de renseignement, peut-il n’avoir « jamais su que Pierre Falcone », parmi les plus grands marchands d’armes au monde, « intervenait dans les ventes d’armes » au nom des intérêts clandestins de l’État français ? “Christophe” « fréquentait déjà avec assiduité les bureaux de Pierre Falcone ». Il a pourtant commencé par affirmer aux juges qu’il ne connaissait pas cet honorable courtier... Il a été confondu sur ce point . Il continue pareillement d’affirmer, contre toute évidence, qu’il ne connaissait pas Jean-Pierre Habyarimana, le fils de l’ancien président rwandais. L’entourage de ce dernier, aussi, a trempé dans des trafics d’armes avec des officines françaises - DYL Invest de Dominique Lemonnier, par exemple. Trop remuant, ce dernier est décédé d’une crise cardiaque. Jean-Pierre Habyarimana ne lui a guère survécu.

Mais quand le cadet Gilbert Mitterrand, longuement invité au journal de 20 heures sur France 2, assure que la commission reçue par son aîné a été réinvestie dans le développement du Tiers monde - en l’occurrence la pêche en Mauritanie -, il pousse vraiment le bouchon trop loin .

La Mauritanie chevauche la frontière entre les mondes blanc et noir. Les Maures blancs y sont minoritaires face aux populations noires du Sud, méprisées, et à la catégorie désormais la plus nombreuse, les descendants de leurs esclaves noirs (les Haratine), loin d’être vraiment affranchis. En 1989-90, le régime opère une vaste “purification ethnique”. Il torture et massacre au moins cinq cents militaires noirs. Il “nettoie” les terres fertiles au nord du fleuve Sénégal (qui marque la frontière méridionale du pays), semant la ruine, la terreur, la mort chez les Peuls, Wolofs et Soninkés. Cent Vingt mille d’entre eux sont expulsés au Sénégal.

La Garde présidentielle, comme la police, se recrutent pour l’essentiel chez les Smassid, le clan du colonel Ould Taya, putschiste en 1984 et dictateur depuis lors - grâce à des scrutins truqués. Par bien des côtés, l’évolution du régime mauritanien ressemble à celle du Rwanda de Juvénal Habyarimana (1973-1994) : un cercle restreint, quasi familial, s’enfonce dans la criminalité économique, voire mafieuse, et danse sur une “poudrière ethnique”. Avec la complaisance d’une coopération militaire franco-mauritanienne très active, et l’amitié intéressée des principaux réseaux françafricains. Car le clan présidentiel ne manque pas de ressources officielles et occultes : il brade les permis de pêche de l’une des côtes les plus poissonneuses du monde, il capte l’aide au développement, il accroît ses parts de marché dans le commerce de la drogue, il relaye les trafics d’armes vers les factions libériennes et sierra-léonaises. Le général Ould Taya a la réputation d’un petit Mobutu : il aime doter de “valises à billets” ou de licences de pêche miraculeuse les hommes politiques et les journalistes utiles.

Le groupe d’opposition Conscience et Résistance a jeté une lumière crue sur cette dictature prédatrice. Dans Népotisme et potentiels de désordre en Mauritanie , il produit tout l’organigramme du pouvoir réel. Il expose les privilèges incroyables des membres de la proche famille présidentielle, et le rôle de puissants hommes d’affaires comme Abdallahi Ould Noueïgued ou Mohamed Abdallahi Ould Abdallahi - celui qui ose dire : « La Mauritanie, c’est moi ! ». Les rouages de la corruption sont démontés : dans la pêche, les transports, les banques, les assurances, l’importation. La razzia est générale, l’appareil de répression impitoyable. Cela n’empêche pas ce pays de bénéficier d’une importante aide française, l’une des plus élevées par habitant ; ni les tortionnaires du régime de faire de fréquents séjours en France. Au fil des notes défilent les relations du clan à Paris : Jean-Christophe Mitterrand, Charles Pasqua, Vivendi, Bolloré, l’AFD (Agence française de développement)...

Un autre document, À quoi servent les ressources de la Mauritanie ? , montre les effets désastreux de la surpêche et la fuite en avant d’un microcosme de plus en plus déconnecté des réalités du pays : « Certains abusaient des transbordements en haute mer, détournaient des exonérations de carburant, déclaraient de fausses faillites ou se sabordaient afin d’obtenir la compensation d’un assureur de moins en moins crédule. C’était l’âge d’or où, en dépit des prises illégales par des navires arborant les pavillons les plus improbables, il y avait encore, dans les profondeurs, de quoi remplir son filet. D’autres, en l’occurrence la génération postérieure à la privatisation de la SMCP [Société mauritanienne de commercialisation des pêches], cumulent les manœuvres de leurs devanciers et les exacerbent par un excès de vitesse dans la course au lucre [...]. Ces tueurs d’avenir agissent vite, sans souci de la pérennité de la ressource, ni crainte de provoquer la disparition des espèces les plus rentables. Après la ruée sur la poulpe et le massacre des mulets pondeurs de cette fameuse poutargue dont raffole la clientèle séfarade en Israël, les appétits de nos investisseurs s’orientent dangereusement vers les eaux du Parc national du Banc d’Arguin. [...] Quatre clans de taille inégale se partagent les revenus de la pêche, surtout par l’intermédiaire de la SMCP [...] dont ils sont actionnaires privés dominants. Leurs représentants s’acharnent à déprécier le prix du poisson, ce qui augmente d’autant le montant de leurs commissions (en moyenne 250 $ par tonne, selon la catégorie) auprès des acheteurs japonais [...]. Il en résulte, pour les artisanaux, un dramatique manque à gagner. [...] Sans aucun contrôle de gestion de la part de l’Europe, celle-ci versera à notre pays, en contrepartie du triplement des prises réalisées par les navires européens dans nos eaux, 266,8 millions d’euros [environ 1,8 milliards FF, sur la période 1996-2001] [...]. Sur le dos d’une main-d’œuvre mille fois flouée, loin d’elle et de ses récriminations, chacun cultive son jardin ibérique. Ladite société du goût et de la dignité fraye avec une multitude de correspondants, banquiers, associés, commissionnaires, caissiers occultes, tous sujets espagnols, sous la bénédiction du très pragmatique gouvernement autonome des Canaries. Là se blanchissent, en symbiose avec la maffia locale, les revenus de provenance moins honorable et se traitent [...] des affaires [...].

Au départ de Mauritanie, les habitués empruntent la navette aérienne, plusieurs fois par semaine. Dès l’atterrissage, les grands indicateurs de la police politique et les rejetons de familles fidèles au régime se précipitent chez un revendeur coréen ou nippon qui leur reprendra, au tiers de son prix réel, l’une de ces licences de pêche, don personnel du Chef de l’État à ses séides ».

C’est dans ce contexte-là que “Christophe” a réinvesti son pourcentage sur les ventes d’armes qui ont relancé la guerre civile en Angola...

Une autre grande figure mitterrandienne a épousé le tropisme africain de l’ancien président . Jacques Attali a bénéficié en 1999 d’un gros contrat de lobbying avec la dictature de Brazzaville - acceptant donc de concourir à la relance d’une guerre civile, au service d’un camp dont il aurait pu savoir les atrocités. Il est allé vendre l’image du régime Sassou auprès des institutions financières internationales, puis s’est arrêté parce qu’on « ne pouvait plus le payer ». Il avait été introduit par une conseillère hyperactive en relations publiques et culturelles, Ingrid van Galen, d’OMI-Conseil. Elle affirme avoir touché en sept mois 1,4 millions de francs d’honoraires. Elle aurait travaillé pour Jacques Attali lorsqu’il présidait la Banque européenne pour la reconstruction et le développement (BERD), mais aussi pour Roland Dumas. En avril 1998, Attali s’est rendu en Angola dans un avion privé du Pasquaïen Pierre Falcone .

Les juges Courroye et Prévost-Desprez se sont interrogés sur les virements effectués en faveur du cabinet de conseil d’Attali : un total de 1,5 millions de francs ont été débités sur les comptes de Brenco et de la BAI, la banque angolaise de Gaydamak, Falcone et Cie. Selon le second, Jacques Attali a été rémunéré « pour étudier [la mise en place] de micro-crédits en Angola ». Et nous qui imaginions que le succès du micro-crédit tenait à la réduction drastique des coûts de mise en place !

5. Sirven alias Lapierre

Le 7 décembre 2000, L’Express publiait le fac-similé d’un vrai-faux passeport établi le 21 avril 1998 au nom de Robert Lapierre, document avec lequel Alfred Sirven franchissait les frontières. Déclenchée par ce scoop, une brève enquête policière permet d’établir que la pièce d’identité a été demandée par Jean-Marie Lapierre, 46 ans, fils de Robert, artisan fourreur, alors en train de mourir d’un cancer.

Le bonhomme apparaît aussitôt comme une caricature françafricaine. Issu de l’extrême-droite (le GUD, Groupe Union Défense, à la faculté de Paris Assas), il s’est engagé comme mercenaire, a longuement servi aux Comores sous les ordres de Bob Denard, et se retrouve responsable d’une entreprise de transport transitaire en douane, filiale du groupe Bolloré...

Jean-François Dupaquier a enquêté sur ce Monsieur si serviable , que Bob Denard, interrogé par Le Monde , décrit comme « un très bon élément ». « Le fils du fourreur adepte des coups fourrés » habite une belle demeure dans le village d’Haravilliers (Val d’Oise). Cet homme affable « ne manque aucune manifestation municipale et s’entend bien avec tous. Un personnage qui n’a pas une carrure d’ancien boxeur, mais plutôt l’allure d’un homme d’affaires. Sauf quand il se confie. “Il parle d’une façon un peu bizarre, reconnaît Marc Vignal, le maire d’Haravilliers. Quand il compare la race noire et la race blanche, en évoquant d’énormes différences. Ou quand il dit : ‘Cette insécurité dont on se plaint, si on me laissait carte blanche, je règlerais ça en vitesse’” ».

C’est l’occasion de rappeler que la très grande majorité des mercenaires français sont recrutés dans le vivier de l’extrême-droite, tout spécialement au sein de la “garde présidentielle” de Jean-Marie Le Pen, le DPS (Département protection et sécurité) . Bonjour les racistes dans les conflits ethnistes !

Depuis la dissidence de Bruno Mégret, le millier d’hommes du DPS s’est scindé en deux parties égales, avec la création du DPA (Département protection assistance) mégrétiste. De 1993 à 1999, le DPS a été dirigé par Bernard Courcelle, ancien (?) officier de la DPSD (Direction de la protection et de la sécurité de la Défense, i.e. la Sécurité militaire). La DPSD a en charge notamment le “contrôle” des activités de mercenariat et des trafics d’armes...

Bernard Courcelle a un parcours qui le situe au cœur du pouvoir : après avoir fondé une entreprise mercenaire, il a été chargé de la “sécurité” de l’entreprise Luchaire, en train de livrer clandestinement des armes à l’Iran, puis de Madame Mitterrand bis, Anne Pingeot, conservatrice du musée d’Orsay (1989-93). Après Le Pen et le DPS, il est passé au Congo-B, où Jacques Chirac mène depuis trois ans une guerre secrète, et où prospère Bolloré. Courcelle y a dirigé brièvement la garde présidentielle de Denis Sassou Nguesso, avant de s’occuper de la sécurité du port pétrolier de Pointe Noire...

On peut rappeler aussi que, face au mouvement social de 1968, Bob Denard a proposé à Jacques Foccart de faire le ménage avec ses mercenaires... Revenons à Jean-Marie Lapierre. Il a déclaré avoir établi le vrai-faux passeport à la demande d’un ami, un ancien du GUD qui fit le coup de feu au Liban, Lionel Queudot. Avec une gratification de 100 000 francs. Queudot est devenu gérant de fortune en Suisse, où il s’est établi, et où Sirven a séjourné. La justice suisse le soupçonne d’avoir, via le cabinet de gestion de fortune Finego SA, « géré une partie des fonds de Sirven et notamment d’avoir effectué des virements à Monaco ». Le juge genevois Paul Perraudin « avait découvert qu’Alfred Sirven avait fait transiter une partie de sa cagnotte sur un compte du Crédit foncier de Monaco (filiale monégasque du Crédit agricole) intitulé Finego Business ». Queudot dément fermement les allégations de son ami Lapierre... Sa connexion helvético-monégasque est pourtant furieusement branchée.

Sirven aux arrêts.

Beaucoup pensaient que la justice française ne reverrait pas vivant celui qui se vantait d’avoir « vingt fois de quoi faire sauter la République ». Son arrestation marquera-t-elle un tournant ? Rappelons brièvement l’importance du personnage .

De 1989 à 1993, Alfred Sirven s’est comporté comme le général en chef d’Elf. Plus en tout cas que le PDG en titre, Loïk Le Floch-Prigent : il le “suivait” apparemment depuis Rhône-Poulenc, en 1982, mais il le précédait plutôt, avec de plus en plus d’argent et d’entregent. Il a acquis en effet, au fil de la décennie quatre-vingt, une influence hors du commun, entrecroisant ses relations maçonniques et barbouzardes. Longtemps affilié au Grand Orient de France, il serait passé à la GLNF, dans la même loge que le général Imbot, patron de la DGSE . Pour cette dernière, il devient un “honorable correspondant” d’exception, traité directement par l’adjoint d’Imbot, le colonel Pierre Lethier.

Cela lui permet, en 1989, de jouer un rôle déterminant dans la nomination de Le Floch. « Alfred Sirven n’aimait pas la gauche. En faisant nommer Le Floch, il tirait les ficelles et Le Floch saurait satisfaire les exigences impatientes de la gauche en préservant les réseaux de la droite », déclare Christine Deviers-Joncour devant les juges Joly et Vichnievsky. Officieux numéro deux à la Tour Elf, Sirven s’arroge l’essentiel : l’action secrète et les comptes en Suisse. Il flanque Le Floch et son épouse Fatima Belaïd d’un curieux garde du corps, Didier Sicot, capable de menacer publiquement l’homme qu’il est censé protéger. Plus tard, Le Floch se dira convaincu que Sicot « avait été mis là par plus puissant que lui, [...] pour l’espionner... » . Sicot partage cette conviction : « Au sein d’Elf, le vrai pouvoir était dans l’ombre. [...] Alfred Sirven, selon moi, était le vrai patron ».

Avec toutefois un vrai rival, André Tarallo : « Alfred Sirven revendiquait les fonds secrets. Il a créé de nouvelles sociétés offshore. Il n’a pas réussi à prendre ma place du fait de l’opposition des interlocuteurs africains. En définitive, j’ai conservé le “contrôle” des interlocuteurs africains traditionnels, exclusivement des chefs d’État en place. M. Sirven s’est occupé d’autres interlocuteurs africains et des interlocuteurs dans des pays “nouveaux” tels que la Russie, l’Ouzbékistan, la Chine, la Malaisie ».

À l’instar d’un Foccart, Sirven préférait le « vrai pouvoir dans l’ombre ». Son itinéraire recèle une part de mystère : sergent-chef en Indochine, auteur de hold-up au Japon, DRH (directeur des ressources humaines) de grandes entreprises du pétrole ou de la chimie, chef d’état-major en Françafrique, planifiant en 1991 un projet de reconquête de Brazzaville au bénéfice du général Sassou Nguesso. Une constante s’affirmait cependant : le goût des “valises à billets”, de ces liasses qui dissolvent si facilement les convictions hostiles - depuis les syndicats jusqu’à l’Afrique pétrolière. Le boss Alfred en est venu à piloter dans les banques suisses jusqu’à trois cents comptes de la galaxie Elf, dispensant au minimum trois milliards à de sulfureux usages. Durant sa longue cavale, il a bénéficié « de protections invraisemblables au cœur même de l’appareil d’État ». Et, sans doute, d’anges gardiens de la DGSE .

Alfred Sirven avait deux interlocuteurs privilégiés : Charles Pasqua et Roland Dumas. À lire le vrai-faux roman de Christine Deviers-Joncour, Relation publique , les ventes d’armes prennent beaucoup plus de place que le pétrole dans les préoccupations de deux des principaux personnages, le ministre ami de la narratrice et le grand maniganceur qui l’a recrutée. Ce que l’on appelle “l’affaire Elf” est d’abord le scandale de commissions gigantesques sur les contrats d’armement. C’est pour cette activité-là que le « vrai patron » d’Elf, Sirven, a engagé et rémunéré Deviers-Joncour. Il est en mesure de mettre à disposition de Thomson le réseau Elf en Chine, avec le dénommé Edmond Kwan . Ce qui veut dire que les réseaux Elf à l’étranger sont aussi capables de vendre des armes. Mais peut-être est-il abusif de parler de “réseaux Elf” alors qu’il s’agit, trop souvent, de simples branches ou excroissances des services secrets.

Prenons le cas de Pierre Lethier, qui fut l’officier traitant de Sirven. Au faîte de la DGSE, il retourne à la vie civile vers le milieu des années quatre-vingt. En apparence du moins : il n’aurait jamais été rayé des cadres. Il se reconvertit dans la vente d’armes. Pour l’Afrique en particulier, où elles ne sont pas vraiment de première nécessité. Il reste en lien avec Sirven, “traité” désormais à la DGSE par le lieutenant-colonel Ollivier, lui aussi “reconverti”... dans la vente d’armes en Afrique du Sud .

Comme par hasard, c’est ce Lethier aux multiples casquettes, littéralement insaisissable (vrai-faux barbouze, commerçant aisé, oscillant entre la Suisse et l’Afrique du Sud), qui est choisi comme relais financier dans une énorme escroquerie franco-allemande : le rachat par Elf, pour trois fois leur prix, de la raffinerie Leuna et des stations-service Minol. Une affaire d’État, et de détournements considérables (au moins 315 millions de francs), qui a fait perdre à Elf cinq milliards supplémentaires. Côté allemand, l’affaire a fait chuter une figure historique de l’Allemagne d’après-guerre, Helmut Kohl. Il y est aussi question de ventes d’armes et de services secrets. Leur mélange avec le financement d’un parti politique, la CDU, a fait scandale Outre-Rhin. En deçà, cela n’émeut presque personne.

La justice n’y est pourtant pas inactive :

« Le parquet de Nanterre a lancé, lundi 28 juin [1999], [...] [une] enquête concernant [...] la vente par Elf, en juillet 1991, d’un vaste terrain de 32 000 m2, idéalement situé en bord de Seine, à Issy-les-Moulineaux. [...] Elf n’avait eu aucune peine à trouver un acquéreur, le groupe Thinet . Il est vrai que le pétrolier se montrait curieusement modeste, en ne demandant que 200 millions [...]. Six jours après la signature, la SEM 92 de Pasqua rachetait le terrain à Thinet pour 295 millions. [...] Dans le dossier en possession du parquet [...] [figure] un “décompte de trésorerie”, rédigé par l’un des protagonistes de l’opération , et qui apparemment, constituerait la comptabilité occulte [...]. Sur les 95 millions de la plus-value, Thinet n’a conservé que 23 millions. Le gros de la manne - 60 millions - a, toujours selon ce document, été versé à un dénommé “Fred”, et 6 millions à un certain “Carlo” ».

Seuls de mauvais esprits penseront au manitou d’Elf Alfred Sirven et à son ami Charles Pasqua. À l’époque, ceux-ci étaient bien trop préoccupés par la situation là-bas, au Congo-Brazza, pour s’occuper d’Issy. Une Conférence nationale souveraine cherchait des poux à leur ami Sassou. Face à la chienlit démocratique, Alfred et les émissaires de Charles, Daniel Leandri et Jean-Charles Marchiani, se voyaient contraints d’embaucher des mercenaires pour, quatre mois plus tard, tenter un coup d’État.

Au 12 rue Christophe Colomb, en face du Fouquet’s, un immeuble luxueusement aménagé accueillait, entre autres, la Fondation Elf et un appartement pour Sirven. Une part du matériel de surveillance avait été achetée à la société SECRETS de Paul Barril . À quel prix ? Au printemps 1991, le capitaine proposait à Sassou des mercenaires.

Le Floch pense que la guerre du pétrole se gagne avec de l’argent liquide. Sirven pense depuis longtemps que toutes sortes de guerres peuvent se gagner à coups de billets. À Rhône-Poulenc, il disposait d’« un budget pour acheter le calme social et, en accord avec Le Floch ». Une note saisie à la Tour Elf par les juges Joly et Vichnievsky semble indiquer que, dix ans plus tard, Sirven était passé à une autre dimension : « Chantage Sirven sur Chirac (juillet 1992) proposition d’argent ». Avait-il les moyens de faire chanter l’actuel président de la République ?

Soulignons seulement, au terme de cette introduction apéritive à d’éventuelles révélations de Sirven, la faculté d’autonomisation croissante de certains secteurs des Services - abusant de leurs camouflages économiques, exploitant la dérégulation des transactions financières. L’argent d’Elf détourné par Sirven était “branché DGSE”. Ou plutôt, un énorme pot commun pétrole-armes-DGSE permettait à une élite barbouzarde de s’affranchir financièrement, d’accroître ses moyens de corruption, et finalement de se moquer de tout contrôle démocratique.

6. Maux secrets contre biens publics

Selon Airy Routier, du Nouvel Observateur, « l’affaire Falcone fait apparaître au grand jour les deux cultures qui se téléscopent aujourd’hui en France : celle de la priorité donnée à l’intérêt national et à la raison d’État, même si elle ouvre la porte à la corruption ; celle, portée par les juges, de la morale et de la transparence, quoi qu’il en coûte. Avec l’intrusion des juges dans les secteurs des ventes d’armes et de la diplomatie, le dernier sanctuaire est tombé ». Le journaliste a du mal à cacher sa préférence pour la première culture. Tout comme Pierre Péan, saisi, dans le même hebdomadaire, d’« une irrésistible envie de prendre la défense des victimes du jeu de massacre médiatico-judiciaire » - ces Michel Roussin et Jean-Christophe Mitterrand dont les images de l’incarcération « étaient particulièrement insupportables ». Mais l’on peut douter, d’une part, de « l’intérêt national » de toutes ces opérations mafieuses qui entretiennent des guerres civiles en Afrique. D’autre part, la deuxième culture réclame plutôt la justice et la vérité que « la morale et la transparence ». Enfin, le téléscopage entre les deux cultures date au moins de l’affaire Dreyfus. À la différence, peut-être, que davantage de juges ont rejoint les Dreyfusards.

Le scandale des ventes d’armes à l’Angola a braqué les projecteurs sur la Françafrique, ses quarante ans de prédation, de soutien aux dictatures, de coups fourrés, de guerres secrètes - du Biafra aux deux Congo. Le Rwanda, les Comores, la Guinée Bissau, le Liberia, la Sierra Leone, le Tchad, le Togo, etc. en conserveront longtemps les stigmates. Les dictateurs usés, boulimiques, dopés par l’endettement, ne pouvaient plus promettre le développement. Ils ont dégainé l’arme ultime, le bouc émissaire : « Si je prolonge mon pouvoir, avec mon clan et un discours ethnisant, c’est pour empêcher que vos ennemis de l’autre ethnie ne m’y remplacent ». On connaît la suite. La criminalité politique est entrée en synergie avec la criminalité économique.

Mais plusieurs pas supplémentaires ont été franchis en Angola. Désormais, les trafiquants d’armes comme Falcone ou les sociétés de mercenaires ont officiellement leur part dans les consortiums pétroliers : la guerre est programmée avec l’exploitation pétrolière. Il est significatif d’ailleurs que nombre de personnages-clefs de l’histoire du pétrole français aient été également vendeurs d’armes, membres ou proches des services secrets : les Étienne Leandri, Alfred Sirven, Pierre Lethier, Jean-Yves Ollivier, Arcadi Gaydamak... La FIBA, banque fétiche du pétrole, abritait aussi les comptes de l’empereur des jeux Robert Feliciaggi, éminence du réseau Pasqua. Enfin, plusieurs affaires en cours établissent des connexions entre le recyclage des pétrodollars et le faux-monnayage (faux dinars de Bahreïn) ou le narcotrafic - à commencer par la Birmanie, dont la junte a rallié la Françafrique avec enthousiasme.

Ce n’est pas d’aujourd’hui que datent les liens entre le pétrole, les ventes d’armes et les Services, ni les accointances de ces derniers avec le narcotrafic et les mafias. La plupart des Services estiment que leurs besoins excèdent très largement les budgets qui leur sont votés. Au-delà du renseignement, ils estiment de leur rôle de surveiller, contrôler, infiltrer la criminalité organisée qui tient des régions ou des secteurs entiers, et de négocier avec elle. Pour la constitution et la circulation de leurs cagnottes, ainsi que l’efficacité de leurs alliances, ils ont beaucoup contribué à l’essor des paradis fiscaux. Au nom de la sécurité nationale. Mais la mondialisation dérégulée des moyens de paiement, l’explosion de l’argent sale et des volumes traités par ces territoires hors-la-loi ont fait céder les digues.

Quand “l’honorable correspondant” Sirven, jongleur de milliards, se vante d’avoir « vingt fois de quoi faire sauter la classe politique », il résume malheureusement l’inversion des pouvoirs : la Françafrique prônait la raison d’État avec des méthodes de voyous, ceux qui les ont appliquées sont devenus des voyous qui font chanter la République.

Autre enseignement angolais : derrière Falcone, se profile Arcadi Gaydamak, proche des Services français (la DST, du moins), russes, israéliens. Cet homme aux quatre passeports est une figure de la mondialisation. Ce néo-multimilliardaire s’est greffé sur les circuits de vente à vil prix du pétrole, des engrais, des diamants, des armements, des créances de l’ex-URSS. De tels circuits, organisés offshore avant même la chute du mur de Berlin, ont généré une immense et inquiétante nappe de liquidités. Les protagonistes du pétrole angolais se sont branchés sur ce pactole. Bref, ce pays est devenu le champ expérimental d’un passage de la Françafrique à la “Mafiafrique”. La Françafrique s’y connecte avec ses équivalents américain, britannique, russe, israélien, brésilien... Plus à l’est, elle rencontre ses homologues chinois, sud-africain, etc. De temps à autre, ce difficile partage mafieux des richesses africaines provoque une effroyable guerre civile. Ainsi dans l’ex-Zaïre.

C’est bien loin, diront certains. Pas si sûr. La France est duelle. Le cynisme françafricain s’inspire des slogans anti-dreyfusards : la grandeur, l’honneur, l’intérêt “supérieur” de la nation. Mais beaucoup de Français se sentent davantage héritiers de ceux qui placèrent plus haut la vérité et la justice. S’il est des Africains qui aiment la France, c’est aussi pour cela. De même, nous sommes les héritiers de deux cents ans de mouvement social. Nos ancêtres ont bâti un socle de biens publics, de biens de civilisation surplombant la logique marchande : l’éducation, la santé, la retraite, les congés payés, etc. Seuls quelques idéologues bornés contestent leur efficacité économique : un peuple éduqué et en bonne santé est plus efficace que s’il est maltraité. Jusqu’à un certain pourcentage de prélèvements obligatoires, l’élargissement des biens publics est un jeu à somme positive. Il élargit aussi la richesse privée. Tout le monde y gagne.

C’est ce que nous ont écrit prophétiquement les deux jeunes Guinéens qui, durant l’été 1999, sont morts de froid dans une soute d’avion, demandant en tant qu’êtres humains le droit à l’éducation. Leur interpellation désigne un champ immense de mondialisation positive, avec aussi la prise en compte d’autres défis planétaires (effet de serre, sida, pollution des mers, accès à l’information, justice pénale, droit économique et social... ). Survie vient d’ouvrir un chantier scientifique et militant pour accélérer la conquête collective de ces biens publics mondiaux . Une formidable perspective pour un nouvel élan de la solidarité internationale.

Les paradis fiscaux ne sont pas seulement les réceptacles de la criminalité, les sièges des sociétés de mercenaires, les coffres-forts des pilleurs de l’Afrique. Si même un Jean-Christophe Mitterrand, qui se présente au juge comme un grand naïf, est capable de cacher au fisc 13 millions de francs de revenus, il n’y aura bientôt plus que les pauvres et les imbéciles pour payer les impôts ! Nous aurons perdu deux cents ans de conquêtes sociales, gâché le combat collectif pour la dignité. Adieu Jules Ferry et la couverture maladie universelle ! En appelant un crime un crime, sans l’autorisation du gouvernement, le juge Courroye aide à comprendre le monde où nous vivons, tel qu’il est et non tel qu’on nous le dépeint. Nous voilà plus clairs pour agir.

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