L’envahissement des médias par les images et commentaires de la guerre en Irak est propice aux mauvais coups de ceux qui, ailleurs, vivaient mal les appels à la paix et à la raison.
Ainsi en va-t-il des parties prenantes de la crise ivoirienne. Ni Gbagbo, ni les rebelles ne se contentent vraiment du verre à moitié plein qui leur est servi avec la mise en œuvre de l’accord de Marcoussis, suite à l’entremise adroite du président ghanéen de la communauté ouest-africaine (CEDEAO), John Kufuor, et du président béninois du Comité de suivi, Albert Tevoedjrè.
Les États de la région s’impliquent davantage dans la sortie de crise de ce pays-clef, et c’est heureux. Laurent Gbagbo a fini par accepter la mise en place d’un gouvernement incluant l’ensemble des parties, dirigé par le Premier ministre Seydou Diarra. Mais à Abidjan ses partisans continuent de tenir des propos menaçants, ce qui fournit à une partie des membres du nouveau gouvernement une raison (ou un prétexte ?) pour pratiquer la politique de la chaise vide.
Le retard dans le fonctionnement effectif des institutions de transition et de compromis sert ceux qui misent sur une dégradation de la situation. Il se confirme que tous les belligérants ont pratiqué des exécutions sommaires et commis des massacres. S’y vérifie la crainte d’un engrenage des vengeances “ethniques”.
Laissons de côté l’exploitation unilatérale de ces graves exactions par les bellicistes. Pointons plutôt le plus grand danger. Il se situe à l’Ouest. Le camp présidentiel, mais surtout les rebelles, y ont favorisé l’intervention de factions des guerres civiles libérienne et sierra-léonaise, espérant les manœuvrer.
Mais on ne contrôle pas ces hordes d’enfants-soldats, dont certains sont devenus adultes. “Instruites”, déchaînées et renouvelées depuis fin 1989 par Charles Taylor, avec la complicité du « consortium de Ouaga » (Compaoré, Kadhafi, un segment de la Françafrique, cf. Billets n° 112), ces bandes ont été imitées depuis par des leaders adverses. Elles multiplient désormais les atrocités dans l’Ouest ivoirien. On y voit parader le sinistre Sam Bockarie, mis en accusation dans son pays, la Sierra Leone, pour « meurtre, viol, extermination, actes de barbarie, esclavage, pillages et incendies, esclavage sexuel, enrôlement forcé d’enfants »...
Les autorités et l’armée françaises, qui assurent promouvoir un projet de paix, de citoyenneté et de démocratie en Côte d’Ivoire, ne pourront plus tenir longtemps un double langage intolérable. Elles ne pourront plus se contenter de dénoncer les crimes (réels) du camp Gbagbo et de ses supplétifs sans dénoncer avec au moins autant de fermeté l’alliance entre les rebelles et les hordes de Taylor, seigneur de la guerre et président du Liberia.
Certes, cela induit des révisions “déchirantes”. Le réseau françafricain impliqué depuis treize ans dans les trafics d’armes contre matières premières, au service de criminels contre l’humanité, bénéficie manifestement encore de hautes protections. Il contribue aujourd’hui à armer la rébellion. Charles Taylor reste persona grata à Paris. La France est son avocat contre les sanctions onusiennes. Jacques Chirac ne se résout pas à se démarquer de ce vieil allié.
Il sera d’autant moins incité à le faire que les États-Unis, depuis longtemps hostiles à Taylor, soutiennent contre le dictateur libérien une rébellion qui ne vaut guère mieux, le LURD. Le cas est typique du choix explicité à la fin de notre éditorial : ou bien Paris veut faire de la sous-CIA, Taylor contre le LURD, avec la prolongation des souffrances du peuple libérien, l’extension d’une guerre civile abominable dans l’Ouest ivoirien, puis, inévitablement, un soutien de Bush aux va-t’en-guerre du camp Gbagbo ; ou bien la France fait ce qu’elle dit, elle œuvre pour la paix, son armée réagit aux exactions des bandes libériennes (elle en a reçu le mandat onusien), sa diplomatie se dissocie de Taylor, criminel hors du commun, et en dénonce les complices...
Lors du sommet France-Afrique, Jacques Chirac n’a-t-il pas stigmatisé « le trafic d’armes, le commerce illicite, le pillage des ressources » ? Le Quai d’Orsay ne dénonce-t-il pas constamment ces fléaux à propos du Congo-K (voire même de l’Afrique de l’Ouest) ? À force de déplorer les crimes, il faudra bien finir par dire qui sont les criminels.