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A fleur de presse

Grands Lacs : À FLEUR DE PRESSE : Odeurs de pétrole III

(mis en ligne le 1er mai 2003)

Observatoire de l’Afrique centrale, L’entreprise canadienne Heritage Oil attise la guerre civile dans la région africaine des Grands Lacs, 24/03 (Alain DENEAULT) :

« Le quotidien Die Tageszeitung de Berlin rapporte dans son édition du 3 mars que 300 civils sont morts dans la très sensible région des Grands Lacs africains, au terme d’un assaut lancé à Bogoro, en République démocratique du Congo (RDC) près de la frontière ougandaise, par les forces congolaises du président Joseph Kabila.
Les forces congolaises cherchent ainsi à purger les forêts denses de cette région montagneuse de tout élément rebelle qui gênerait les travaux de premier forage de l’entreprise pétrolière canadienne Heritage Oil. La compagnie, sise à Calgary et cotée à la Bourse de Toronto, s’est portée acquéreur, le 2 juin 2002, d’un champ d’exploitation pétrolier dans l’est de la RDC, à la frontière de l’Ouganda et non loin [... du] Rwanda. [...]
Des événements sanglants risquent de se reproduire. Le chantier qu’ouvre la compagnie promet d’engranger des actifs de l’ordre de 30 milliards de dollars US et risque d’exacerber les rivalités entre le Rwanda, l’Ouganda, la RDC et des factions rebelles à l’intérieur de la RDC. Les alliés potentiels du projet pétrolier canadien se disputent de généreux émoluments (qui, comme à l’ordinaire, transiteraient par divers paradis fiscaux et ne seraient en rien comptabilisés dans leur budget d’État) ainsi qu’un renforcement géostratégique de leur pays. [...]
Affaires pétrolières et militaires tiennent en Afrique d’une seule et même chose, et c’est compétent à ce double titre que Heritage Oil se présente. [...] Pudique, elle se dit [...] férue dans la “gestion de risques techniques et politiques”. [... Selon son] directeur exécutif, [... elle] “a peut-être un sens du risque différent des autres entreprises pétrolières”.
Ces euphémismes frisant l’humour noir dissimulent à peine ce qui se dessine, une guerre du pétrole. Contrairement à ce qui se trame en Irak, celle-ci se profile sans l’ombre d’un dérangement, et risque de se dérouler dans une indifférence toute comparable à celle qui entoura les quatre dernières années de guerre [... en RDC]. L’aire d’exploitation de 30 000 km² cédée à Heritage Oil, dont le gisement est évalué à un milliard de barils, chevauche les régions limitrophes on ne peut plus tendues de la RDC et de l’Ouganda. La région officiellement congolaise est en fait militairement contrôlée par des forces hier encore réfractaires à l’autorité de Kabila ou par les [...] factions rebelles de l’UPC. [...] “Ainsi l’entente pétrolière conclut à une collaboration entre le Congo et l’Ouganda, ces deux États cherchant à endiguer l’influence du Rwanda dans la région”, analyse [Dominic] Johnson dans un article paru le 31 juillet dans la Tageszeitung. [Dominic Johnson a ensuite réalisé pour l’institut Pole une très remarquable étude, Shifting Sands, 03/2003.]
Ceci augure un rapport à trois des plus tendus, sous couvert de conflits dits “ethniques” qui sévissent déjà à l’intérieur du Congo. [...] Un haut diplomate de l’ONU [...], sous le couvert de l’anonymat, confirme que “Heritage Oil va attiser ces rivalités”. [...] Les remarques de certains acteurs stratégiques, à savoir par exemple que le taux de population est sensiblement trop élevé là où l’on suppose les gisements, donnent froid dans le dos. Le commissaire de l’UPC, Jean-Baptiste Dhetchuvi, avance que les lieux de différents massacres de civils attribués aux troupes gouvernementales congolaises correspondent aux différents points de forage pressentis par l’entreprise canadienne.
Mais tout reste trouble en ces eaux. L’accord de principe entre Heritage Oil et le président Kabila n’a toujours pas été signé ; on est toujours à négocier la ristourne présidentielle, jugée trop élevée par le directeur exécutif de la multinationale. Dans l’entourage de Kabila, en revanche, on regrette que la région n’ait pas été concédée aux “amis français” du régime, entendre TotalFinaElf et autres acteurs politiques, militaires et financiers de la “Françafrique”. [...]
Pour mener ses délicates missions, c’est-à-dire faire place nette pour entreprendre ses travaux et arroser les alliés qui conviennent de ses visées financières, Heritage Oil compte sur les atouts de son fondateur, Anthony Buckingham (nom de guerre). À l’époque où il souhaitait peser sur les affaires angolaises, ce vétéran britannique des unités d’élite SAS, qu’on dit proche de son premier ministre Anthony Blair, a financé, par l’entremise du commerce de diamants de son entreprise BranchEnergy, des troupes de mercenaires provenant d’Executive Outcomes, réputée pour ses opérations en Afrique du Sud à l’époque de l’apartheid. Il put dès lors soutenir les forces du gouvernement angolais nouvellement acquis aux vertus du capitalisme, dans la guerre sans merci qu’il livra aux troupes rebelles de l’Union nationale pour l’indépendance totale de l’Angola (Unita). Cette guerre fit au moins 500 000 morts. C’est logiquement en vue d’un premier chantier d’exploitation pétrolière en Angola que Heritage Oil fut fondée par Buckingham en 1994. [...]
En 1995, les mercenaires de Buckingham servirent le régime de la Sierra Leone, le président Tejan Kabbah et le gouvernement du capitaine Valentine Strasser ayant besoin d’un soutien pour contenir les assauts insurrectionnels du Revolutionary Patriotic Front (RUF). Pendant que le RUF bénéficiait du soutien actif de réseaux mafieux et des services secrets de la “Françafrique”, Executive Outcomes et Heritage Oil fournissaient le gros des forces gouvernementales dans une guerre dont l’horreur pour les populations civiles fut inénarrable (esclavagisme sexuel, politique d’amputation systématique, exécutions sommaires).
C’est en vertu de ce palmarès qu’on évoque maintenant, pour assurer la sécurité des travaux de forage de Heritage Oil dans les Grands Lacs, la possibilité de faire appel à des troupes de “maintien de la paix” en provenance de l’Angola.
Continent noir, or noir, humour noir. Cette chaîne signifiante perdurera tant que les Occidentaux, tous les Occidentaux, entoureront d’un noir silence leur processus de spoliation d’un continent. »

C’est dans la région de l’Ituri prospectée par Heritage Oil que le 3 avril à l’aube, une semaine après la parution de cet article, des milliers de miliciens Lendu, et d’« autres », ont attaqué Drodro et les villages Hema-Gerere environnants, massacrant entre 300 et 966 personnes. À la machette notamment, selon des méthodes directement inspirées de celles du génocide des Tutsi en 1994 au Rwanda. L’ONU a dépêché des enquêteurs qui, entre autres, préciseront le nombre controversé des victimes. Il faudrait surtout qu’elle identifie et dénonce les vrais coupables - qui bénéficient malheureusement d’une chaîne de protections remontant jusqu’à des membres permanents du Conseil de sécurité.

#GénocideDesTutsis 30 ans déjà
Cet article a été publié dans Billets d’Afrique 114 - Mai 2003
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