Survie

Devoir de vigilance européen : « la France a eu
 un double discours »

rédigé le 3 mars 2023 (mis en ligne le 20 juin 2023) - Pauline Tétillon

La loi sur le devoir de vigilance des entreprises donneuses d’ordre promulguée en France en 2017 est la première au monde en la matière. D’autres initiatives existent au niveau international pour créer des réglementations contraignantes engageant la responsabilité des multinationales en cas d’atteintes aux droits humains et à l’environnement. Clara Alibert, chargée de plaidoyer Acteurs Économiques au CCFD – Terre Solidaire, contribue au travail de plaidoyer mené par les organisations de la société civile dans le cadre des négociations à l’Union européenne et aux Nations Unies. Elle fait le point sur l’état d’avancement des négociations et rappelle que si la France a adopté une loi pionnière, elle est loin d’être motrice dans ces processus internationaux.

Des négociations sont en cours pour la création d’une directive européenne sur le devoir de vigilance des multinationales. D’où vient cette initiative et où elle en est ?

Un long travail de plaidoyer est mené depuis des années par des organisations de la société civile pour qu’au niveau de l’Union européenne (UE) il y ait un processus visant à adopter un instrument juridique contraignant sur les activités des multinationales. Mais ça commence vraiment en 2020 quand le commissaire européen à la justice annonce l’élaboration d’une proposition de directive par la Commission européenne, qui a été publiée le 23 février 2022. Avec la plupart des organisations françaises réunies au sein du Forum Citoyen pour la Responsabilité Sociale des Entreprises, on s’en est félicités, mais on a regretté que son contenu ne soit pas à la hauteur des enjeux et des atteintes que l’on constate partout dans le monde du fait des activités des acteurs économiques (communiqué du 23/02/2022). A partir de là, le processus ordinaire d’adoption d’une directive européenne a commencé : la Commission a l’initiative puis il y a une phase d’analyse par le Parlement européen et le Conseil de l’UE. Ce dernier, sous la présidence de la République tchèque, est allé très vite. Début décembre 2022, ils ont adopté « l’approche générale » qui donne la position du Conseil sur la proposition de la Commission. En parallèle, le Parlement est toujours en train d’analyser et de travailler sa position, qui ne sera pas adoptée en plénière avant début mai 2023. Il travaille la question par commissions, c’est celle des affaires juridiques qui a le lead, mais d’autres commissions interviennent, comme les commissions environnement, économie ou encore industrie. Depuis fin janvier jusqu’à fin mars, elles rendent des avis. Une fois que le Parlement aura adopté sa position, va commencer la période des trilogues. Ce sont des négociations entre des représentants des trois institutions (Parlement, Commission, Conseil). Ils vont devoir négocier pour se mettre d’accord sur le texte final qui sera adopté et qui deviendra la directive, qui sera ensuite transposée dans tous les États membres de l’UE.
Concernant la position adoptée par le Conseil de l’UE, « l’approche générale », vous avez déploré un texte affaibli, et vous avez dénoncé le rôle de la France dans ce retour en arrière (communiqué du 2/12/2022). En quoi ce texte était-il affaibli, et quel a été le rôle de la France ?
Tout n’est pas dû à la France, mais il y a un gros point noir dans ce texte, l’exclusion du secteur financier, qui a été demandée par la France. Cette exclusion a été réalisée par un tour de passe-passe qui a été de rendre le secteur financier optionnel : chaque État membre aura le choix de l’inscrire ou pas dans le champ d’application de la directive. Donc on sait très bien qu’en France, le secteur financier ne sera jamais dans la transposition de la directive.
Tout s’est joué très rapidement sur les dernières semaines. Interpellée sur ce sujet, la France a eu un double discours en disant aux médias et à la société civile qu’elle n’avait pas fait cette demande, tout en la mettant en place, avec systématiquement les mêmes éléments de langage étranges : on ne demande pas l’exclusion du secteur financier mais on ne veut pas qu’il y ait de traitement particulier pour ce secteur. Or c’est exactement en l’excluant qu’ils mettent le secteur financier « à part » ! Au final, on sait, par des gens présents à Bruxelles pendant les négociations, que c’est la France qui est responsable de ce point-là de la position du Conseil, et ce malgré ses dénégations embarrassées, parce qu’elle ne s’attendait pas à ce que ce soit autant exposé.
Concrètement que signifie cette exclusion ?
Ça exclut les clients des services. Le Conseil écrit que « l’usage du produit par les consommateurs doit être exclu afin d’assurer la faisabilité des obligations du devoir de vigilance. » Or, quand on exclut l’usage du produit, on exclut aussi l’usage du service. Le problème c’est que le secteur financier, c’est principalement du service, donc ça exclut les activités de leurs clients. Pour ce qui est de la BNP [1], elle est accusée de ne pas respecter le devoir de vigilance puisqu’elle permet de financer certains de ses clients qui développent les énergies fossiles.
Si la directive européenne est moins-disante par rapport à la loi française, quel texte sera appliqué en France ? Quel serait l’impact pour les affaires en cours ?
C’est ce que nous sommes en train de faire vérifier par des spécialistes en droit européen avec le Forum citoyen. En fonction du système d’harmonisation que souhaitera l’UE, il y a un risque que certains contentieux ne soient plus concernés. Il y a beaucoup de pressions de certains États, des lobbies et du patronat pour qu’il y ait une harmonisation totale de la directive, c’est-à-dire aucune marge de manœuvre pour les États membres. Pour nous c’est très dangereux pour notre loi actuelle en France.
Concernant les lobbies, vous avez soutenu la publication d’un rapport en 2021 sur la manière dont les lobbies tentent de saboter la directive. Qu’est-ce qu’ils veulent éviter et quelle est leur stratégie ?
Maintenant, ils se sont faits à l’idée qu’il y aurait une directive, depuis la publication de la proposition de la Commission. Ils ont donc changé leur fusil d’épaule en l’acceptant mais en disant attention, il ne faut pas qu’elle soit trop « lourde » - ce qu’on traduit par « ambitieuse ». Je pense qu’il y a aussi ça derrière certaines tactiques de la France, ou de l’Allemagne ou des Néerlandais, qui ont aussi des législations de ce genre mais qui ne concernent qu’une partie de la chaîne de valeur : ce n’est peut-être pas plus mal d’avoir une directive européenne, parce que si elle n’est pas trop ambitieuse, en la transposant, on allège notre cadre. La tactique des lobbies, c’est d’alerter toutes les parties prenantes en disant que ça va représenter une charge administrative beaucoup trop lourde pour les entreprises. Par exemple, fin janvier, 27 organisations du monde des affaires ont fait une déclaration pour présenter ce qu’ils souhaitent pour la directive. Tout en disant qu’elles sont favorables à un cadre européen, elles détaillent point par point ce qui ne leur semble pas possible de faire. Et notamment, elles ne veulent pas inclure toute la chaîne de valeur, c’est-à-dire à la fois l’amont, la chaîne de l’approvisionnement, mais aussi l’aval. Les lobbies envoient des argumentaires à certaines parties prenantes en cherchant à exclure l’aval du champ d’application de la directive. Récemment, des organisations ont montré comment des eurodéputés allemand ont copié-collé des éléments de langage de l’industrie des produits chimiques, pour que la chaîne de valeur soit limitée à l’amont [2]. Or les pesticides, c’est l’exemple même de pourquoi il faut réguler l’aval, parce qu’il peut y avoir une chaîne d’approvisionnement qui respecte les droits humains et l’environnement, sauf que c’est lors de l’utilisation du produit qu’on génère des impacts sur les droits humains et l’environnement. Il y a aussi énormément de pressions sur l’article concernant le climat.
Quel est cet article ?
C’est l’article 15 de la proposition de la Commission, qui demande aux entreprises de mettre en place un devoir de vigilance climatique, c’est-à-dire de faire en sorte que leurs activités soient cohérentes avec une trajectoire à 1,5 ou 2°C d’ici 2100, et qu’elles mettent en place des plans de transition qui respectent l’accord de Paris. Beaucoup de lobbies disent que ce n’est pas réalisable car cela représente des charges administratives trop lourdes pour les entreprises, d’autant plus que la Commission veut abaisser les seuils d’application du devoir de vigilance. En France, les entreprises concernées doivent avoir au moins 5000 employés dans l’entreprise ou 10 000 dans le monde. Pour la directive, la Commission propose des seuils inférieurs, et encore plus bas pour des secteurs à risque comme le textile. Les lobbies considèrent aussi qu’il risque d’y avoir beaucoup d’insécurité juridique car c’est la porte ouverte à des procès dans tous les sens sur la base du devoir de vigilance climatique.
Est-ce que cette stratégie des lobbies fonctionne ?
Oui et finalement, ça a été bien repris dans la position du Conseil : la chaîne de valeur ne prend pas en compte l’aval. Ensuite, il y a un concept de priorisation des violations les plus graves, notamment poussé par l’Allemagne. Si une entreprise a défini dans son plan de vigilance que tel risque est prioritaire sur un autre, on ne pourrait pas engager sa responsabilité sur un risque qui n’est pas défini comme prioritaire. Alors qu’en réalité, il y a une atteinte quand même ! C’est contraire à l’esprit même de la responsabilité civile en droit français qui est que toute atteinte doit engager une responsabilité et une réparation. Il y a aussi le fait que les entreprises ne sont pas obligées de mettre un terme à une relation avec un fournisseur qui viole de façon avérée les droits humains si c’est trop « préjudiciable » pour ses activités. D’un côté, ils nous disent qu’il faut de la sécurité juridique pour les entreprises, mais quelle sécurité juridique on a avec des termes aussi interprétables ?
Pour le volet climat et environnement, la proposition de la Commission n’était déjà pas idéale, mais dans la position du Conseil il est réduit à peau de chagrin. Il n’y a plus les termes d’intégrité écologique, de dégradation mesurable de l’environnement, des termes qui sont clefs et qui ont permis en France d’engager des contentieux, que ce soit contre Total en Ouganda ou contre Casino pour la déforestation en Amazonie.
Il y a aussi le fait que les produits qui sont soumis à un contrôle à l’exportation – les armes, les munitions et tous les équipements liés à la guerre – ne sont pas concernés par le devoir de vigilance.
Concernant cette directive européenne, quels sont les enjeux des mois à venir ? Qu’est-ce qu’on peut attendre des parlementaires ?
On attend beaucoup de la position du Parlement européen parce que, pour contrebalancer la position du Conseil, quand les trilogues vont s’ouvrir, il faut à tout prix qu’il arrive avec une position forte. Mais ce n’est pas si simple parce qu’en son sein, il y a des oppositions. La droite ne veut pas de la directive et elle ressort tous les éléments de langage des entreprises pour réduire son ambition. À gauche et côté « Verts », ils portent ce que nous défendons. Au milieu, le groupe Renew [3] penche dans un sens ou l’autre selon les commissions. Ce sont eux, en fonction de leurs alliances, qui vont faire pencher la balance dans la position du Parlement, et ce sont eux qu’on essaie de sensibiliser dans notre plaidoyer. J’imagine que, côté lobbies, ils ont aussi cette réflexion...
Il y a également un traité en cours de négociation à l’ONU sur le devoir de vigilance. Le processus est plus ancien mais il semble moins avancé ?
L’impulsion est donnée en 2014 par l’Afrique du Sud et l’Équateur qui ont proposé au Conseil des Droits de l’Homme de l’ONU une résolution pour travailler sur un traité international contraignant sur la thématique des entreprises et des droits humains. Là aussi, cela fait suite à une longue mobilisation côté société civile. Cette résolution a été adoptée et, depuis, le Conseil des Droits de l’Homme de l’ONU a mandat pour mener des négociations multilatérales. C’est très long, ce n’est pas anormal, c’est dû au fait que des négociations multilatérales avec un grand nombre de pays prennent beaucoup de temps. Elles n’ont lieu qu’une semaine par an au mois d’octobre à Genève, même si la nouveauté de la dernière session, c’est la proposition d’une inter-sessionnelle pour consulter les États membres et, on espère, la société civile. C’est l’Équateur qui a la présidence de ces négociations, mais c’est une présidence en souffrance, sous pression et en sous-capacité. Pour la soulager, un « groupe des amis de la présidence » a été créé, composé de la France, du Portugal, de l’Indonésie, de l’Uruguay et de l’Azerbaïdjan, et, depuis la session d’octobre 2022, du Cameroun. On a du mal à comprendre à quoi sert ce groupe, mais on espère qu’il va s’activer pour les consultations qui doivent avoir lieu en juillet 2023.
Quels sont les rapports de forces entre les États membres et comment la France et l’UE se situent dans ces négociations ?
Toute la problématique est de savoir si on veut un traité qui soit ratifié par le plus grand nombre et donc pas très ambitieux pour avoir les signatures des pays industrialisées, ou au contraire un traité ambitieux mais qui ne soit pas ratifié par les pays où il y a les sièges des multinationales. On observe qu’il y a davantage d’États qui participent depuis les dernières sessions : par exemple les États-Unis ne se sont vraiment engagés qu’à partir de 2021. C’est une bonne chose pour avoir un traité qui s’applique concrètement, mais ils ont un rôle ambigu : ils ne veulent pas de ce traité mais en même temps ils ont tout intérêt à y être pour éviter qu’il soit trop ambitieux. De leur côté, les États du Sud qui participent, comme la Palestine, ont peu d’influence. Le groupe des Amis de la présidence a mis en évidence les tentions Nord/Sud. Il a été beaucoup décrié à cause de son déséquilibre géographique, notamment par le groupe des pays africains, parce qu’il n’y avait justement pas de pays africain avant l’arrivée du Cameroun. Or, c’est un traité qui concerne en premier les communautés du Sud, les plus impactées par les activités des multinationales.
Concernant les États membres de l’UE, ils disent qu’ils ne peuvent pas trop participer pendant les négociations parce que l’UE n’a pas encore de mandat de négociation, et l’UE fait comprendre qu’elle veut d’abord que la directive européenne soit adoptée par les États membres avant de pourvoir véritablement s’engager dans les négociations. C’est un peu le serpent qui se mord la queue. La France, elle, est dans le groupe des Amis de la présidence mais elle ne comprend pas encore très bien à quoi il sert et n’est pas particulièrement force de proposition pour qu’il avance. Elle prend parfois la parole mais seulement sur des éléments qui ne relèvent pas des compétences de l’UE, et pour le reste, elle se cache derrière le fait qu’il n’y a pas de mandat de l’UE pour ne pas intervenir. En réalité, même si on est sur un processus multilatéral qui prend du temps, on sent que personne n’est vraiment pressé que ce traité voie le jour.
Est-ce que les premières actions judiciaires en France fondées sur la loi devoir de vigilance influencent les négociations, et dans quel sens ?
Oui, ça les influence, en « off » ou même dans certaines déclarations. D’un côté ça fait peur et ça vient donner de l’eau aux moulins des lobbyistes qui disent que c’est la porte ouverte à la multiplication des contentieux. On essaie de rappeler à chaque fois que c’est justement ce levier judiciaire qui est important et qui est une des réussites de la loi française. Ça fait peur aussi parce qu’il y a l’impression que la plupart des contentieux sont axés sur des aspects environnementaux et climatiques. En réalité, il y a vraiment une diversité : sur notre site du radar du devoir de vigilance, où l’on essaie de répertorier toutes les affaires en cours, on voit bien qu’il n’y a pas que des contentieux climat. Mais ce sont les plus médiatisés et ils concernent des grandes multinationales connues de toutes et tous.
Mais ces contentieux inspirent aussi, notamment côté syndicats, société civile : nos collègues nous posent énormément de questions sur les bénéfices de toutes ces actions en justice. Au final, selon le côté où on se trouve, ça fait aussi peur que ça inspire.
Propos recueillis par Pauline Tétillon

TOTAL AU TRIBUNAL : L’AFFAIRE ENTRAVEE PAR DES QUESTIONS DE PROCEDURE

Le 28 février 2023, le Tribunal judiciaire de Paris s’est prononcé sur l’action en justice intentée par Survie, les Amis de la Terre France et quatre associations ougandaises (AFIEGO, CRED, NAPE/Amis de la Terre Ouganda et NAVODA) contre Total concernant son méga-projet pétrolier en Ouganda et en Tanzanie. Mais la décision attendue s’apparente plutôt à une abstention : les juges ont rejeté les demandes des associations pour des motifs de procédure. Ils ne se sont donc pas exprimés sur le cœur de l’affaire, comme l’avaient d’ailleurs fait les avocats de Total lors de l’audience du 7 décembre dernier. Depuis le début de l’action judiciaire en 2019, Total soulève différents incidents de procédure afin de rendre la loi devoir de vigilance ineffective, et cherche à échapper à ses responsabilités. Cette stratégie avait déjà débouché sur une bataille procédurale de deux ans concernant le choix du tribunal compétent pour juger l’affaire - bataille finalement gagnée par les associations en Cassation. Cette fois les juges ont considéré que les demandes vis-à-vis de Total ont trop évolué depuis le début de l’action – ce qu’elles contestent, rappelant qu’elles n’ont fait que préciser, compléter et actualiser ces demandes notamment du fait de la longueur de la procédure – et que l’affaire dépasse leurs compétences en tant que juges des référés. Ces décisions à répétition sur des points de procédure non seulement empêchent une décision sur les pratiques de Total mises en cause, mais sont également inquiétantes pour l’application de la loi.

[2Global Policy Forum Europe and Misereor, « The copy & paste method », 24/01/2023

[3Groupe politique au Parlement européen auquel participe le parti macroniste Renaissance

#GénocideDesTutsis 30 ans déjà
Cet article a été publié dans Billets d’Afrique 326 - mars 2023
Les articles du mensuel sont mis en ligne avec du délai. Pour recevoir l'intégralité des articles publiés chaque mois, abonnez-vous
Pour aller plus loin
a lire aussi