Le nouvel engagement de la France au Congo-Kinshasa, a proximité du Rwanda, est un événement de toute première importance - souligné comme tel dans le discours-programme de Dominique de Villepin (voir Ils ont dit). Pour poser le problème et éclairer le contexte, il nous a paru plus simple de nous référer au communiqué publié à cette occasion par Survie :
Communiqué de Survie, le 10 juin 2003
La France et l’ONU dans l’est du Congo-Kinshasa (opération « Artémis ») :
– sauver les vies menacées, donc élargir le mandat au-delà de Bunia,
– bannir la tentation d’une complicité récidivée avec des forces criminelles, voire génocidaires
– amener les massacreurs devant la Cour pénale internationale.
En Ituri, au nord-est du Congo-Kinshasa, plus de 50 000 civils ont été tués en cinq ans dans des affrontements ethniques, attisés par des stratèges machiavéliques qui guignent les richesses de cette province (or, pétrole, bois, etc.). Après cette longue série de crimes contre l’humanité, voire d’actes de génocide au sens juridique du terme, le Secrétaire général des Nations-unies, Kofi Annan, s’est décidé à requérir une force internationale intérimaire d’urgence.
La France a répondu présente, avec plus d’une dizaine d’autres pays. Elle fournit plus de la moitié des 1 400 hommes de cette opération Artémis et en assume le commandement. Nous ne le lui reprocherons pas, malgré son lourd passif dans la région : les alternatives efficaces ne sont pas légion. Mais nous contestons le mandat beaucoup trop limité de cette intervention et tenons à exposer préventivement les risques de très graves dérives.
L’objectif annoncé limite les ambitions “humanitaires” d’Artémis à la ville de Bunia, à l’aéroport desservant cette ville et aux rassemblements de réfugiés qui s’y trouvent : les rescapés de précédents massacres, ou les personnes qui ont pu fuir à temps les lieux où ces massacres sont commis, mais non ceux qui n’ont aucune chance de rejoindre un quelconque asile.
Il y a neuf ans, une partie de la presse française relayait une information biaisée sur le génocide en cours au Rwanda. À présent, et depuis des semaines, la majorité de la presse française évoque les récents « massacres à Bunia » (la capitale de l’Ituri) en les attribuant à la seule milice hema - l’UPC de Thomas Lubanga. Or ces massacres sont très loin d’être les premiers, il y en a eu de plus graves hors de la capitale, souvent commis contre les Hema. Quand on sait que, dans cette région proche du Rwanda, l’instrumentalisation de l’ethnisme tend à assimiler les Hema à des Tutsi, et une autre composante de la population locale, les Lendu, à des Hutu, on mesure les effets de cette information partiale. On pourrait même en suspecter l’objectif...
À Nyankunde, le 5 septembre 2002, quelque 1 200 Hema, hommes, femmes, enfants, malades, ont été massacrés par un sous-groupe lendu (à notre connaissance, seule la presse allemande en a parlé, notamment Die Tageszeitung, suite à une enquête de l’association Human Rights Watch). Entre 300 et 1 000 civils hema ont été assassinés le 3 avril, à Drodro. Dans les deux cas, le mode opératoire est celui du génocide de 1994, avec un usage intensif de la machette. Selon le quotidien ougandais The New Vision, 253 Hema, dont 57 enfants, ont été tués le 31 mai à Kyomya. Certains dans leur lit d’hôpital, comme cela avait été le cas à Nyankunde. Ces trois massacres, parmi d’autres, ont eu lieu dans une zone proche du lac Albert, probablement très riche en pétrole. Les milices lendu qui les commettent sont les alliées d’une faction politico-militaire congolaise, le RCD-ML, elle-même alliée au pouvoir de Kinshasa, lui-même très fermement soutenu par la France...
Le même pouvoir de Kinshasa, soutenu par la France, arme directement ou indirectement depuis cinq ans les forces rebelles hutu rwandaises, soit entre 15 000 et 20 000 hommes. Dans un récent rapport, l’International Crisis Group (ICG), peu suspect de complaisance envers le pouvoir rwandais, assure qu’elles sont « clairement un mouvement révisionniste, voire négationniste du génocide [d’un million de Tutsi en 1994] ».
Il ne s’agit pas ici de simplifier une situation très complexe, ni d’exonérer l’une des paries qui s’affrontent en Ituri : dans ce conflit aux racines anciennes, toutes les factions ont à un moment ou un autre perpétré des massacres. À Bunia en particulier, où des civils hema et lendu ont été successivement ou simultanément assassinés. Toute la région est sous la botte de seigneurs de la guerre assassins et prédateurs, agissant pour leur compte et celui de parrains congolais ou étrangers. Thomas Lubanga, le leader hema de l’UPC, est à ranger, comme d’autres, dans cette catégorie.
Mais si, à la tête d’Artémis, la France devait trahir son mandat international en prenant, comme en 1994, le parti de ceux qui conservent un mode opératoire génocidaire, elle n’en serait que plus disqualifiée. On lui rappellerait sûrement qu’elle ne s’est toujours pas excusée d’avoir au Rwanda, durant tout le génocide de 1994, soutenu diplomatiquement, militairement et financièrement ceux qui le commettaient.
Par contre, la crédibilité des discours français en faveur du droit international remonterait si Paris faisait réellement sien ce propos du responsable (français) des opérations militaires de l’ONU, Jean-Marie Guehenno : les atrocités et les crimes commis en « Ituri ne resteront pas impunis. Leurs auteurs sont connus et identifiés. On attend que la situation se stabilise sur le terrain pour qu’ils soient traduits devant la justice internationale. » Nous comptons sur les pays autres que la France, engagés dans cette mission d’urgence internationale, pour le rappeler au chef des Armées françaises, le Président Jacques Chirac : tous les auteurs d’atrocités relevant des statuts de la Cour pénale internationale doivent être amenés devant cette Cour. La France a montré récemment qu’elle était capable de rompre avec un allié criminel contre l’humanité, le libérien Charles Taylor.
Si tel est le cas dans l’est du Congo-Kinshasa, il faudra alors que l’ONU aille au bout de la prévention des actes de génocide, en dissuadant très fermement, dans l’ensemble de la province de l’Ituri, mais aussi au Kivu, tous ceux dont les massacres ethniques sont devenus un mode d’existence. Là encore, l’exemple du Liberia et de la Sierra Leone montre qu’une prise de conscience (trop) tardive peut finir par interrompre les spirales de l’impunité.
À la date du 20 juin, nous n’avons pas observé de dérapage caractérisé. Mais, dans la partie d’enfer que jouent les trois capitales Kinshasa, Kampala et Kigali, le commandement d’Artémis privilégie à Bunia l’autorité mise en place par les deux premières contre la troisième : la Commission de pacification de l’Ituri (CPI) - avalisée par l’ONU. Or, au-delà de tout juridisme, il n’y a pas de paix possible dans la région ni de fin des massacres si l’on méconnaît les intérêts vitaux de l’un des principaux belligérants. Sauf à vouloir l’éliminer, ce qui est un autre agenda.