Survie

ILS ONT DIT - politique franco-africaine

(mis en ligne le 1er juillet 2003)

« Saisie par le tourbillon des crises, l’Afrique a besoin de nous comme nous avons besoin d’elle, y compris pour notre propre sécurité. Il nous revient d’en faire l’avant-garde d’une politique qui défende les principes d’un nouvel ordre international marqué par le respect du droit et la primauté du dialogue. [...]
Le continent africain foisonne d’un potentiel extraordinaire, trop souvent méconnu. L’Afrique, [...] pour nous tous, constitue la mémoire première, gardienne des origines. [...] Héritière de l’Égypte antique et du royaume d’Axoum, [... elle] recèle un patrimoine dont mille traditions ancestrales, mille trésors artistiques témoignent encore. [...]
Si les conquêtes arabes puis européennes ont gravé le souvenir de nos propres errements, de l’exploitation à l’esclavage, les idéaux des Lumières finirent par l’emporter sur ces pratiques inhumaines : dès 1793, la Convention fixait le principe de l’abolition de l’esclavage qui devenait effective en 1848 sous l’impulsion de Victor Schœlcher. Plus tard encore, la colonisation que nos ancêtres voulaient civilisatrice portait de nouveau les stigmates d’une volonté de puissance dont l’histoire nous a appris la vanité. [...]
Le continent africain a subi avec d’autres les mouvements stratégiques de la Guerre Froide. Écartelés entre l’Est et l’Ouest, conditionnés par les calculs antagonistes des grandes puissances, les pays du Sud peinèrent à faire entendre leur voix. Indépendante, l’Afrique demeurait divisée et sous contrainte. La chute du Mur de Berlin [...] n’a pas entraîné la pacification attendue. Et si d’autres temps furent marqués par la tentation de l’interventionnisme, c’est davantage aujourd’hui celle de l’indifférence qui semble prévaloir. L’ampleur de la tâche et le sentiment de l’impossible ont pu justifier un certain désengagement devant le caractère cumulatif des crises et la complexité des mécanismes.
Aujourd’hui, la France refuse cette tentation, qui conduirait le monde occidental dans une impasse. De la Côte d’Ivoire à l’Ituri, elle répond présent, convaincue que l’Afrique porte en elle la promesse d’un avenir plus humain et plus fraternel alors même que partout des sociétés se fragmentent et des conflits se propagent. Face à la peur qui aggrave tous les dangers, face au véritable risque d’un choc des ignorances, tournons-nous vers ce continent de la mémoire. Ensemble, regardons l’avenir avec les fils de l’Afrique qu’exaltait Aimé Césaire. [...]
Forte d’une connaissance de l’homme et de ses mystères, l’Afrique offre à nos regards une trace de la conscience enfouie de l’humanité, présente derrière chaque masque, chaque statue Bamiléké ou Dogon, Fang ou Mumuyé, Kaka ou Nok. [...] Respect de l’autre à travers le lien familial qui unit l’ancêtre et l’enfant, mais aussi des traditions et des symboles. [...] Respect de la nature, avec laquelle elle a su préserver un rapport profond. À l’heure où l’homme prend conscience des risques qu’il fait peser sur l’environnement ; où la flore, la faune et même le climat sont menacés, où les ressources s’épuisent, le continent africain représente pour l’humanité un immense réservoir intact garant de ces “Biens Publics Mondiaux” dont on commence à peine à faire l’inventaire. [...] À travers les nombreux regards d’une littérature foisonnante, avec Marie N’Diaye, Mongo Beti, Camara Laye, Ahmadou Kourouma, ou Abdouramane Waberi, l’Afrique retrace les itinéraires entrelacés de son identité : « Je suis diplômé de la grande université de la parole enseignée à l’ombre des baobabs », dit l’enfant peul d’Amadou Hampatê Bâ.
Derrière ce potentiel prometteur, ne négligeons pas l’importance des défis que doit relever l’Afrique. [...] Défi de la mondialisation, [...] défi de la démocratie, [...] défi du développement. [...] Aucun de ces défis ne peut être relevé dans la guerre. Nous devons entreprendre un effort prioritaire et sans précédent pour aider les régions en crise à retrouver le chemin de la paix. [...] À Madagascar comme en Côte d’Ivoire, en Centrafrique ou en Ituri, les lignes qui guident l’implication de la France sont simples et cohérentes. Elles s’appuient sur trois principes clairs.

 Premier principe : la légitimité du pouvoir. [...] La légitimité se mesure aussi aux conditions de l’exercice du pouvoir. [...] S’il n’y a pas un modèle unique de démocratie, la liberté et la dignité humaine en constituent des impératifs indispensables. La paix et le développement exigent le strict respect du droit et de la morale : telle est notre conviction.
 Deuxième principe : le respect de la souveraineté nationale et de l’intégrité des territoires. L’intangibilité des frontières demeure un impératif absolu. Un redécoupage des territoires risquerait d’enclencher de nouveaux processus de désintégration. Mais [...] nous devons encourager les efforts d’intégration régionale, seuls capables de resserrer les solidarités et de résorber les tensions dans le calme et la durée.
 Troisième principe : l’appui systématique aux médiations africaines. [...] En deux ans, les progrès vers la mise en place effective d’une force interafricaine ont été considérables, sous l’impulsion déterminée du président de l’Union Africaine. Il est essentiel de les conforter. [...]
Cette détermination de la France s’exprime de façon concrète.
 D’abord par un engagement militaire résolu, avec les 4 000 hommes de Licorne en Côte d’Ivoire, les 300 présents à Bangui, les 1 500 envoyés pour sécuriser Bunia. Ou encore avec la formation, l’équipement et le financement des forces militaires régionales. Partout, l’intervention militaire française répond aux mêmes objectifs : éviter la guerre civile et le désastre humanitaire, conforter un processus de réconciliation, s’inscrire dans un schéma régional ou multilatéral.
 Ensuite par la réorientation immédiate de notre coopération civile et militaire pour appuyer les processus de sorties de crise. Des priorités sont nécessaires : restructuration des forces armées, soutien aux administrations financières, réinsertion des éléments rebelles, des enfants-soldats et des populations déplacées et réfugiées. Mais encore le rétablissement de l’administration et des circuits de communication. [...]
 [...] Enfin par le souci de mobiliser la communauté internationale. Pour Madagascar, nous avons organisé en juillet dernier à Paris une table ronde des donateurs. Pour la Côte d’Ivoire, nous avons saisi le Conseil de Sécurité et les bailleurs multilatéraux. En Centrafrique, nous nous efforçons de renouer le dialogue avec les institutions financières internationales. Au Congo, parallèlement à une intervention militaire immédiate, la diplomatie est mobilisée. Chaque fois, nous activons le dialogue avec nos partenaires africains et occidentaux, jouant des complémentarités au service d’une approche collective et régionale.
Profondément attachés à l’Afrique, nous voulons en permanence alerter, sensibiliser et catalyser les volontés.
 L’Union européenne lui accorde un intérêt renouvelé. La convention de Cotonou, les sommets Europe-Afrique, et la mise en place aujourd’hui en Ituri d’une opération militaire européenne, témoignent d’avancées importantes. À Bruxelles, nous appuyons les réflexions menées par le Commissaire Nielsen sur le financement d’une capacité africaine de construction de la paix. Nous insistons également pour raccourcir les délais d’intervention post-crise et améliorer l’adéquation des instruments de la Commission, en vue d’un véritable partenariat eurafricain, tirant parti à la fois des relations entre États et de la dynamique des accords euro-méditerranéens et des conventions de Lomé.
 Quant aux Nations unies et aux organisations régionales, elles s’engagent résolument dans le règlement des crises africaines. Non pour imposer une solution extérieure mais pour encourager des formules fondées sur le droit et la morale. Ainsi faut il coordonner nos efforts pour lutter contre le mercenariat et la circulation d’armes, pour traiter de façon prioritaire la question des enfants-soldats et des réfugiés, et pour exclure l’exploitation illégale des ressources naturelles.
 Enfin, il convient que les institutions financières internationales améliorent la mise en œuvre de l’Initiative en faveur des Pays Pauvres et Très Endettés. Les effets de ces engagements tardent à se faire sentir alors que l’endettement extérieur du continent africain représente désormais plus de la moitié de son PIB et entrave sa capacité d’investir. [...]
Aujourd’hui, certains considèrent que le NEPAD relève de l’incantatoire. Ce n’est pas l’analyse de la France : le NEPAD traduit la nouvelle politique des Africains. [...]
Je veux redire ici que l’Afrique représente pour la France un devoir de solidarité, une exigence de justice mais aussi une terre d’amitié et de fidélité. [...] Ensemble, nous devons nous mobiliser au service d’un monde plus sûr et plus juste où chacun pourra trouver sa place. ».
(Dominique de VILLEPIN, discours d’ouverture du 4ème Forum de l’Institut des Hautes études de Défense sur le continent africain, à Paris, le 13/06).

Si nous citons longuement ce propos ministériel, c’est qu’il était annoncé comme un discours programme de la politique franco-africaine, et que Dominique de Villepin est un maître du langage - simple, double, triple... Encore avons-nous coupé maintes envolées lyriques. C’est aussi l’occasion d’entrevoir les nouvelles rhétoriques en gestation au Quai d’Orsay (l’Eurafrique, par exemple), devenu (pour combien de temps ?) un lieu décisionnel dans les relations avec l’Afrique.

Le discours laisse un sentiment étrange, de grand écart sinon de schizophrénie. On a envie de hurler quand le ministre de Chirac “récupère” des chantres de l’anticolonialisme comme Aimé Césaire, Mongo Béti ou Hampaté Bâ. Quand il se réfère à Abdouramane Waberi, qui dénonce la dictature djiboutienne soutenue par la France. En même temps, il est manifeste que le ministre a lu et apprécié ces auteurs. Alors, que fait-il de leur dénonciation du néocolonialisme français, incarné par Jacques Chirac depuis près de trois décennies ?

Comment en appeler au principe de « légitimité du pouvoir », fondée sur la « démocratie, la liberté et la dignité humaine » en soutenant les Eyadéma, Bongo, Sassou Nguesso, Déby, Biya, Guelleh, Ould Taya, Compaoré, Azali, Ben Ali, etc. - tous créatures de la Françafrique gaulliste ou néogaulliste ? Nous disons bien soutenir, c’est-à-dire aider à maintenir des dictatures prédatrices, et pas seulement faire avec les erreurs du passé. Quand il faut signifier un congé (à Patassé, par exemple), la France n’est pas démunie. Dans le cas d’Eyadéma, le scrutin présidentiel était l’occasion de se prononcer avec ou contre le peuple togolais. Le choix a été clair et net (peut-être plus élyséen que villepinien).

Avec la prédation sans borne du pétrole, de la forêt, etc., comment oser parler des « Biens publics mondiaux » ? Comment croire que de Villepin croit un instant à son propos convenu sur le NEPAD (un décor de théâtre) ? Comment faire mine de se plaindre avec les Africains du fardeau de la dette, alors que la Françafrique chiraquienne a été la principale bénéficiaire des détournements qui ont démesurément alourdi ce fardeau ? Comment parler de l’intervention française en Ituri sans évoquer les effroyables responsabilités de la France dans la région, pendant et depuis le génocide au Rwanda ?

Il est impossible de tenir un discours crédible sur l’avenir des relations franco-africaines sans faire la lumière sur le passé. Il est indécent de parler d’amitié et de fidélité tant que l’on fraternise avec les tyrans.

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