Le débat sur la réforme des retraites tourne autour d’une question : y a-t-il ou non fatalité à faire porter la quasi-totalité de l’effort sur les salariés (allongement de la durée du travail et baisse des pensions) ? Non, a répondu René Passet dans Libération du 11 juin, avec force arguments sur l’histoire et les perspectives du partage des revenus de la production. Oui, lui ont rétorqué le lendemain les économistes Élie Cohen, Jean-Paul Fitoussi et Jean Pisani-Ferry. Au cœur de leur démonstration, ces deux mots : « concurrence fiscale ». Ils sont aussi au cœur des agressions que va subir dès l’automne le système français de Sécurité sociale.
Toutes les conquêtes sociales depuis deux siècles, tous les cercles vertueux d’un “modèle européen” fondé sur un haut niveau de biens publics (éducation, santé, droit du travail, etc.) sont liés à la question du niveau optimal des « prélèvements obligatoires » (impôts, taxes, cotisations... ). Ce choix éminemment politique, de même qu’une modération relative de l’éventail des revenus après impôts, sont dégradés au rang de contrainte technique depuis ce qu’on appelle le triomphe de l’ultralibéralisme (Reagan, Thatcher... ). Or ce triomphe correspond à l’essor exponentiel des paradis fiscaux - ces « mondes sans loi » par où transitent désormais la moitié des transactions financières internationales, dont la grande corruption et le blanchiment de l’argent du crime.
Les paradis fiscaux, bien sûr, ont d’abord pour vocation de détruire le fisc, au sens large - ces prélèvements qui financent la solidarité collective (jusqu’aux retraites) et la production de biens de civilisation. L’Europe était légitimement fière de ce système. Les Français y restent très attachés. Dans La Tribune du 17 février 2003, Jean-François Couvrat leur lance un ultime avertissement : avec les dernières concessions européennes aux paradis fiscaux, « on considérera bientôt avec une curiosité attendrie le particulier qui acquitte l’impôt sur ses revenus d’épargne, ou la firme multinationale normalement taxée sur ses revenus d’activité. Comment résister à la tentation de frauder le fisc, lorsqu’il suffit de suivre la foule vers d’accueillantes échappatoires, ces paradis fiscaux et autres centres offshore où pas moins de 5 000 milliards de dollars ont élu domicile ? [1] [...] Comment expliquer que les plus puissants États, se sachant ainsi spoliés depuis si longtemps et connaissant parfaitement les clés de leur infortune, n’aient pas réussi à y mettre fin ? » L’affaire Elf contient une partie de la réponse.
Son procès porte un diagnostic impitoyable. Non seulement il s’avère que les « chefs d’État » des principaux pays pétroliers africains sont les salariés (les « abonnés ») de la compagnie pétrolière française, et donc qu’ils la servent plutôt que leur pays ; mais les prévenus, sans donner de nom, ont confirmé l’ampleur de la corruption des décideurs politiques français.
Pourquoi aucune personnalité politique d’envergure, ou presque, n’a-t-elle depuis quarante ans dénoncé le scandale de la confiscation de l’indépendance de nos ex-colonies, en particulier le soutien aux pétrodictateurs qui écrasent et spolient leur propre pays ? Loïk Le Floch-Prigent, l’ex-PDG, l’a expliqué au tribunal, le 31 mars : l’argent d’Elf a aussi servi à « faire taire » des hommes politiques français. Et à empêcher qu’ils ne divergent sur la continuité du système : « Il fallait que le vaisseau France soit avec nous. Particulièrement en Afrique où, si on rentre dans un combat socialistes contre gaullistes, on ne sait plus ou on va. »
Selon les déclarations des accusés et les enquêtes judiciaires en cours, tout indique que le soudoiement continue : les tentations sont les mêmes, les moyens de dissimulation, dans les paradis fiscaux, sont de plus en plus performants. En affichant son intention de ne pas poursuivre les bénéficiaires politiques des détournements de fonds visés par le procès, le parquet de Paris conforte l’impunité. Le péril est mortel pour notre démocratie, dont sont déjà dégoûtés trop de citoyens français.
Seule une minorité de Français, peut-être, veut savoir que le « système Elf » est un feu vert à la souffrance et à la mort de millions d’Africains, victimes de guerres civiles ou d’agression, du vol de l’argent des hôpitaux et des médicaments, et des escroqueries les plus incroyables. Un système à irresponsabilité illimitée, entièrement fondé sur la multiplication des paradis fiscaux, de leur secret bancaire et leurs sociétés-écrans. Certains des maux que diffusent ces “paradis” semblent ne concerner que le Sud : les spéculations criminelles sur les matières premières et sur la dette, les recrutements de mercenaires. Mais d’autres nous atteignent chaque jour davantage : l’affrètement des pétroliers poubelles, la pénétration croissante des mafias dans la finance internationale, la grande corruption ciblant impunément les principaux décideurs politiques, l’incitation à la braderie des biens publics. Les problèmes angoissants de rentrées fiscales enregistrés par Bercy ne sont pas que conjoncturels : ils sont les premiers fruits de l’« optimisation fiscale » des assujettis les plus avisés, comme les chaleurs de la dernière décennie préludent à la montée de l’effet de serre.
Il est plus que temps de changer de registre. Il ne s’agit pas de faire la morale à nos représentants. Le problème est d’abord et essentiellement politique. Nous ne pouvons pas exiger de nos dirigeants qu’ils soient des saints. Nous ne pouvons pas leur reprocher de céder à la tentation quand elle est trop forte : les grands corrupteurs raisonnent en milliards d’euros, ils ont sophistiqué leurs méthodes de séduction. Nous pouvons cependant demander à tous ceux qui revendiquent une responsabilité politique, au sens fort, de réagir collectivement face à la généralisation de l’impunité offerte par de petits territoires de complaisance, dont le commerce interlope ne prospère qu’avec la bénédiction des grands États. La mise hors état de nuire de ces zones outlaw n’est qu’une question de volonté politique. Leur boycott ne présenterait pas de grandes difficultés techniques, et va devenir de plus en plus urgent. Après les attentats du 11 septembre 2001, Daniel Lebègue, directeur général de la Caisse des Dépôts et Consignations, résumait déjà un sentiment très partagé : « Le moment est venu de mettre les centres offshore hors la loi. »
Sans doute faudra-t-il bientôt proposer un référendum à l’échelle européenne sur ce choix très clair : rompre avec les paradis fiscaux ou avec le modèle social européen - anticipation d’un système de biens publics à l’échelle mondiale. Posé en ces termes, ce choix de civilisation peut être gagné.
[1] Il n’est même pas nécessaire de commettre un délit. Le cabinet londonien Spencer-Crawford, par exemple, diffuse abondamment se message par Internet : « Vous souhaitez optimiser la fiscalité de votre entreprise en respect du droit européen ? Notre cabinet est susceptible de vous constituer dans le cadre de votre développement à l’étranger une société dans divers États tels que l’Angleterre qui jouit d’une imposition sur les bénéfices de l’ordre de 20% ou en Espagne dont les charges sociales n’excédent pas pour un chef d’entreprise, quelque soit le montant de son salaire, 260 € par mois, ou bien dans une juridiction qui, selon le cas, peut vous permettre d’annuler toute imposition (Luxembourg, Gibraltar, États Unis ainsi que de nombreuses autres...) [...]
Ce principe à été confirmé par le Décret 92.521 du 16 juin 1992. (Extrait) : "Toute personne (physique ou morale) résidente de la communauté européenne a le droit de créer une société dans le pays de son choix sans avoir besoin d’y résider fiscalement".
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