Survie

Revue de deux mondes

(mis en ligne le 1er juillet 2003) - Survie

Est-ce dans ce monde-là que nous voulons vivre ? Le livre et la réapparition de la juge Éva Joly ont mis en transes le microcosme judiciaire : la haute hiérarchie, dont la juge rappelle la complicité passive ou active avec la grande corruption (surtout si sont mis en cause des personnages importants) ; le barreau parisien, dont la juge avait osé dire qu’une fraction significative (10 % ?) s’était muée en auxiliaire du blanchiment d’argent.

La veille de la sortie du livre, avocats et magistrats se sont ligués pour en reporter la parution au mois de juillet. Il leur était insupportable que soient rappelés l’ambiance mafieuse de l’instruction de l’affaire Elf, les multiples menaces de mort reçues par Éva Joly - tel ce revolver chargé, posé sur une table et tourné vers l’entrée, lors d’une perquisition chez l’homme de confiance de Charles Pasqua. Alors que le procès Elf se dirigeait bonnement vers une sortie ouatée, ce livre faisait figure d’obscénité. Haro sur la sorcière norvégienne !

Pourtant, ce même 18 juin (anniversaire d’une résistance !) faisait la démonstration éclatante d’une justice subjuguée par une oligarchie, et quasi totalement acquise aux intérêts supérieurs de l’État chiraquien. Le scandale du sang contaminé ? Enterré par la Cour de cassation ! Les 133 tomes d’une instruction minutieuse de 6 années, par la juge Bertella-Geffroy ? À la poubelle ! Entre-temps, une loi a drastiquement limité la responsabilité pénale des “responsables”. Ajoutez quelques arguties acrobatiques, et vous avez un déni de justice. Les parents d’un demi-millier de victimes ne sauront jamais publiquement à quelles connivences, quelles conjonctions d’intérêts, ont été sacrifiés leurs enfants ou leurs proches.

Absous encore, ce 18 juin, les superviseurs du scandale du Crédit Lyonnais ! Le “frère” Jean-Claude Trichet, tuteur d’un trou de 20 milliards d’euros dans les finances publiques, pourra aller présider la Banque centrale européenne. Le Crédit Lyonnais était une gargantuesque agape de la grande corruption. Il a aussi financé une partie des armes du génocide rwandais. Rideau !

La même semaine se poursuivait, à Toulouse, le verrouillage de l’affaire Alègre. Le ministre de la Justice y a dépêché un procureur connu pour son zèle à entraver les enquêtes sur les milliards de la Chiraquie. Un magistrat et des policiers, suspectés depuis plusieurs mois d’avoir été complices d’une barbarie sans nom (plus d’une dizaine d’assassinats, plusieurs dizaines de viols avec tortures), n’ont toujours pas été entendus par les juges. Les gendarmes qui ont mis à jour ces atrocités sont écartés de la partie la plus “sensible” de l’affaire - l’évocation de personnalités judiciaires et politiques.

L’un des témoins, que les enquêteurs avaient mis plusieurs années à faire parler, a été emprisonné. Certes, tout ce que dit une prostituée n’est pas parole d’évangile, mais elle a révélé des faits importants. Comme dit un avocat, « on n’est pas traité de la même façon si on est une pauvre fille avec un vécu terrible, ou un homme avec de hautes fonctions. » Rappelons que la justice toulousaine (dont certains magistrats mis en cause) s’est employée par le passé à étouffer deux crimes françafricains : les affaires Branger et Borrel, en Guinée équatoriale et à Djibouti (cf. Billets n° 114).

Dans le même temps Jérôme Grand d’Esnon, conseiller électoral des confrères Jacques Chirac et Idriss Déby (il a supervisé en 1996, au Tchad, la première élection frauduleuse de ce dernier), mijote un nouveau Code des marchés publics qui absoudra une bonne partie des affaires du RPR et ouvrira une autoroute légale aux ententes entre politiques et bétonneurs - sur le dos des contribuables. Le 5 juin, le gouvernement a fait adopter une loi qui empêchera quantité de victimes de maladies professionnelles (pour cause d’amiante, par exemple) de mettre en cause les assureurs (Le Canard enchaîné, 04 et 11/06).

Sans parler de la mise à mal du droit d’asile, des lourdes peines promises à ceux qui viennent en aide aux sans-papiers, du choix systématique des profits du lobby pharmaceutique contre les enjeux de santé publique. Et, pour couronner la semaine, l’embastillement de José Bové. Est-ce dans le monde de MM. Chirac, Raffarin et Perben que nous voulons vivre ? Est-ce leur justice que nous voulons voir prospérer ? Les mêmes, bien entendu, se réjouissent de la “réélection” truquée de leur compère, le Togolais Gnassingbé Eyadéma. Presque partout en Afrique, l’Élysée confirme sa préférence pour les bonnes vieilles dictatures prédatrices. Son Monsieur Afrique, Michel de Bonnecorse, marche dans les pas de Foccart.

Alors, la question n’est pas de savoir si on aime ou on n’aime pas le style et les manières d’Éva Joly. Elle est de desserrer cet étau, apparu d’abord comme un édredon, qui rend de plus en plus impossible de demander justice. Selon Éva Joly, le nerf de cette machine à décerveler et à désespérer est « la grande corruption ». Contre celle-ci, elle a lancé le 19 juin, avec une vingtaine de personnalités courageuses et éminentes (dont six africaines), une « Déclaration de Paris ». Notre diagnostic est voisin (même si nous insisterions davantage sur les réseaux d’acteurs et leurs repaires - les paradis fiscaux). C’est pourquoi Survie a été parmi les premiers signataires de cette Déclaration, qui avance une série de remèdes précis. Si on ne veut pas les prendre, il faudra dire pourquoi.

#GénocideDesTutsis 30 ans déjà
Cet article a été publié dans Billets d’Afrique 116 - Juillet Août 2003
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