La fin des empires ne vient pas seulement de la révolte des peuples assujettis, elle surgit aussi, chez les dominants, d’un mélange détonant de paresse intellectuelle et d’orgueil démesuré – une outrance (l’hubris des Grecs) qui elle-même stimule la révolte. Nous, Français, observons et comprenons aisément, quotidiennement, cet engrenage dialectique qui, en Irak, va réduire en cendres les ambitions des néo-impérialistes américains. On les appelle aussi « néo-conservateurs », ou « néo-cons », et cela dit assez bien la débilité de leur effort d’intelligence du monde, lesté de trop de suffisance.
L’hyperpuissance américaine n’en sortira pas indemne. Jacques Chirac et Dominique de Villepin jubilent : ils l’avaient bien dit. Et les Français, ma foi, en tirent une certaine vanité. Ce sentiment pourrait être très passager. Il nous est beaucoup plus facile de voir la paille dans l’œil des Yankees que la poutre dans le nôtre. D’autant que, sur les sujets qui fâchent vraiment – la mise en cause du noyau militaro-politico-industriel –, les médias américains ont, depuis 1945, sorti beaucoup plus de choses que les nôtres. Nos médias ne nous ont encore pratiquement rien décrit de la gravissime complicité française dans le génocide d’un million de Tutsi au Rwanda, en 1994 – ils commencent seulement à l’évoquer, en termes très généraux. Ils n’ont rien exposé, ou si peu, des crimes et désastres générés par quatre décennies de dictatures et de prédation françafricaines.
Il n’y a pas que l’impérialisme américain, il y a le nôtre, subalterne mais réel. N’en déplaise aux souverainistes, il est tout aussi malfaisant, condamnable et condamné. Plus notre suffisance historique en retardera la conscience, plus le réveil sera brutal. Il pourrait être infligé en Côte d’Ivoire.
Ce pays a été le cœur de la Françafrique, comme Houphouët était au cœur du réseau Foccart. Tout cela se donnait une allure plutôt bonhomme, mais les opposants, parmi lesquels a longtemps figuré Laurent Gbagbo, ont connu la répression, l’emprisonnement, le massacre (exceptionnel, il est vrai). Pour prolonger son règne, Houphouët a aiguisé les antagonismes entre ses successeurs potentiels. Et il leur a laissé des finances en ruines. Gbagbo, son irréductible opposant, incarnait une dynamique anti-impérialiste qui dépassait les clivages régionaux. Il l’a troquée en 1992 pour une mobilisation identitaire, l’ivoirité, et a laissé une frange de ses partisans dériver vers une sorte de « national-socialisme ». La doctrine originale avait prospéré, elle aussi, dans un pays malade.
Gbagbo se serait accommodé de la Françafrique si elle l’avait laissé tranquille. Mais Chirac, Sarkozy, Bouygues et tutti quanti pensaient paresseusement que la Côte d’Ivoire devait rester leur propriété. Ils ont profité des excès de certains fans de Gbagbo pour favoriser une guerre civile.
Puis les apprentis-sorciers ont constaté les dégâts : un pays rendu ingouvernable, une équation politique quasi-impossible. Le jusqu’auboutisme des uns et des autres aidant, et leur irresponsabilité, la reprise de la guerre devient de plus en plus menaçante. Une guerre qui pourrait, de proche en proche, embraser toute la région.
Gbagbo ne veut pas renoncer à une stratégie discriminatoire en contradiction avec les convictions panafricaines des pères de l’indépendance (et en cela il chausse les bottes d’Houphouët). Mais en même temps il a compris que la rhétorique anti-françafricaine répondait à une aspiration profonde. Comme souvent dans l’histoire, une revendication souhaitable est portée par des leaders peu recommandables. C’est comme ça : la Françafrique a cassé ou assassiné les meilleurs.
Dès lors, la position de l’armée et des ressortissants français pourrait devenir rapidement intenable. On en est à un stade de tension où tout peut s’enclencher sans même que quelqu’un l’ait vraiment décidé : accrochages, embuscades, bavures, attentats, pogroms, « fureur populaire »… Les mèches et les explosifs surabondent, de part et d’autre. Le scénario irakien peut se rejouer très bientôt en Côte d’Ivoire, avec les Français dans le rôle des Américains. L’Élysée l’a si bien compris qu’il envoie à la tête des 4 000 hommes de l’opération Licorne le patron du Commandement des opérations spéciales (COS), le général Poncet, qui dirigea la sinistre opération Amaryllis au Rwanda en avril 1994 : l’« évacuation de nos ressortissants »… dans la déroute et le déshonneur.
Le souvenir est cruel, car si la Françafrique a été défaite au Rwanda, les Rwandais ont payé très cher le manque de détermination africaine à enrayer le génocide – il vaut mieux ne pas trop compter sur la réactivité de l’ONU. Cette fois, les Africains sont prévenus : ils pourraient avoir à faire face rapidement à une crise majeure.
La France pourrait se voir contrainte de cesser sa tutelle militaire, ce qu’elle aurait dû faire dès 1962. Ceux qui militent pour l’émancipation de l’Afrique ne peuvent envisager ce résultat, qu’ils souhaitaient, sans anticiper les responsabilités qui s’en suivront. La plupart de ces militants ne sont pas au pouvoir, mais leur influence sur l’opinion pourrait, le moment venu, obliger leurs gouvernements à ne pas se contenter de compter les victimes.