Survie

Laboratoires et doctrine

(mis en ligne le 1er juin 2004) - François-Xavier Verschave

Le général US Geoffrey Miller a commandé durant 18 mois le camp de Guantanamo, avant de devenir fin mars le patron des prisons américaines en Irak. Juste avant de quitter le célèbre camp, il l’a fait visiter fièrement à des journalistes : « Guantanamo est un laboratoire. Il est expérimental dans la manière dont nous avons entraîné des analystes et des experts ». Des « experts » expédiés ensuite en Irak, munis de « vingt techniques d’interrogatoire » (Le Canard enchaîné, 12/05).

Voici deux ans (Billets n° 100), nous avions dénoncé très fermement « un nouveau concept : celui de « prison offshore ».

Tous ceux [...] qui s’intéressent à la gangrène proliférante que constitue le système des paradis fiscaux, bancaires, financiers, etc. [...] comprendront ce que cela signifie.

L’endroit choisi (la base US de Guantanamo, à Cuba), est à dessein un lieu où ni les lois américaines ni les conventions internationales ne s’appliquent. Le précédent, venant d’un pays qui veut imposer sa morale au monde mais contourne ouvertement la sienne propre et les lois du monde, est d’une gravité extrême. À quand les camps de concentration en Antarctique ou aux îles Kerguelen ? Les traitements dont s’est déjà fait écho la presse [...] augurent d’une « non-justice sans limites » – aux antipodes du but de guerre affiché par les Américains. [...] Le principe même de « prisons sans lois » [...] introduit une faille mortelle dans le système des droits humains que le monde s’efforce de se fabriquer depuis un demi-siècle. [...] Le principe des « mondes sans lois », qu’a initié la finance internationale, trouve ici une de ses applications ultimes.  »

C’était en février 2002. On le voit mieux aujourd’hui : l’humiliation et la déstructuration des prisonniers sont à la base des nouvelles techniques expérimentées à Guantanamo et transférées en Irak. Elles sont clairement contraires aux conventions de Genève, dont les responsables américains ont dit à plusieurs reprises le peu de cas qu’ils faisaient.

Mal leur en a pris : le non- respect de ces conventions se confirme comme l’un des meilleurs moyens de perdre politiquement une guerre provisoirement gagnée par la supériorité des moyens militaires. Mondialement ressentie et réprouvée, l’humiliation démoralise les coalitions guerrières.

Les Lacheroy, Trinquier et Aussaresses avaient eux aussi, il y a près d’un demi-siècle, gagné la bataille d’Alger puis celle des djebels. Ils ont perdu leur guerre d’Algérie, mais enseignèrent néanmoins leur doctrine de terreur à la CIA et aux forces spéciales US, pour application au Vietnam et dans les centres de torture latino-américains.

Les héritiers français de cette doctrine ont, selon Patrick de Saint-Exupéry, « fourni la méthodologie » du génocide de 1994 au Rwanda – un pays dont ils ont fait leur « laboratoire ». Eux encore ont perdu leur guerre... À quel prix !

Commandant en chef pour le Proche-Orient et l’Asie centrale et méridionale, le général John Abizaid a été auditionné par le Sénat américain. Il a parlé, à plusieurs reprises, de « problèmes systémiques ». « Notre système est cassé », a-t-il affirmé, en expliquant qu’il s’agit d’un « problème de doctrine ». Toute la politique de détention et d’interrogatoire serait à revoir (Le Monde, 21/05).

Problème : comment changer un système « cassé » sans avouer qu’il a été enseigné et ordonné, donc avalisé par les plus hautes autorités militaires et civiles ? Peut-on revoir une « politique » si par ailleurs le ministre de la Défense crée une unité secrète d’interrogateurs hors-la-loi, le SAP (The New Yorker, 15/05) ? Les États-Unis ont ce problème : leur Parlement et leur presse l’ont ouvert, ils ne l’ont pas encore laissé étouffer.

Officiellement, la France n’a pas ce genre de problème. Les parlementaires et les médias hexagonaux, à de très rares exceptions près, n’ont eu de cesse de refermer, aussitôt qu’il pointe le bout de l’oreille, le problème des méthodes des forces spéciales françaises (voir À fleur de presse, Le Casoar) et de la doctrine de contrôle des populations dans les dictatures néocoloniales.

Le résultat est désastreux moralement. Il le sera aussi politiquement.

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