Survie

Négrophobie : pourquoi l’Afrique de papa meurt

(mis en ligne le 1er juin 2004) - Odile Tobner

On avait eu naguère un ballon d’essai dans
l’hebdomadaire Marianne (21/07/03), sous la plume d’un
certain Patrick Girard et sous le titre L’Afrique à la dérive.
On a eu ensuite le morceau de résistance avec la
parution début 2004 du livre de Stephen Smith
vicieusement intitulé Négrologie. Chez l’un et chez l’autre
on trouve les mêmes thèses racistes – il faut appeler un
chat un chat –, inspirant la même idéologie fumeuse et le
même discours confusionniste pour les vulgariser. Et ça
marche. L’« essai » de Smith, vague salmigondis de
chiffres, de pourcentages, de citations, invérifiables faute de références précises, a obtenu le Prix de l’essai de France Télévision. Il faut dire qu’il caresse dans le sens du poil le raciste qui sommeille dans le juré franchouillard, fleur de l’establishment médiatique parisien.

Dans un premier temps on se dit : qu’est-ce que c’est
qu’un fourre-tout aussi nul ? Et puis on y regarde de plus
près pour discerner ce qui est véhiculé dans ce magma. Il
y a d’abord une vision apocalyptique de l’Afrique
subsaharienne : horreur des guerres, ravages de la
corruption, progrès de la misère. Le tableau est facile,
l’évidence est indiscutable. D’ailleurs Smith, dans les
débats, ne cesse de marteler le caractère « factuel » (sic) de son exposé. Mais il n’y a pas que cela. L’ambition de
l’auteur est de dénoncer les causes d’un tel état de fait.

L’explication
est
d’une
simplicité
tautologique
confondante : c’est comme ça parce qu’on est en Afrique
et qu’il y a des Noirs. Toute l’Histoire s’éclaire alors
miraculeusement aux yeux des naïfs qui n’y comprenaient
rien. La guerre de cent ans ? C’est parce qu’on était au
Moyen-Àge. On peut jouer à l’infini. La guerre 14-18, c’est
parce qu’il y avait des Allemands et des Français. La
Shoah ? C’est parce qu’il y avait des Juifs et des
Allemands, etc. etc. L’embêtant avec ce genre de
causalité, c’est que c’est difficile de trouver le remède, et sinon à quoi bon cette redondance ? On comprend bien que l’Afrique rêvée de Smith serait sans Noirs, mais cela relève quand même de l’utopie, quoique...

Encensé sur les plateaux de télé peuplés de compères
de tout poil – le compère idéal étant un Noir, consentant
ou piégé –, Smith est soumis à rude épreuve quand il
affronte un public non trié d’Africains indignés. C’est ce
qui s’est passé le 2 mai au Salon du livre, à Genève. Il lui
arrive alors de montrer le bout de l’oreille en conseillant à
ces métèques de retourner chez eux s’occuper de leurs
pays. Le Pen ne dit pas autre chose. On ne voit pas pourquoi on snobe celui-là dans l’intelligentsia française :
il en est le fleuron le plus méconnu.

Si on allègue, comme
cause du désastre africain, le pillage subi à grande
échelle, et qui n’a jamais cessé, Smith là aussi a une
réponse très simple : « Il ne faut pas être faible ». Le culte
de la force, il n’y a que cela de vrai. Cette phrase est
réaliste quand c’est un authentique défenseur des faibles
qui la prononce, tel Fanon, partisan de la lutte contre
l’oppression. Smith peut le citer, il n’a rien à voir, ni de
près, ni de loin, avec Fanon. La phrase chez lui est
seulement cynique, puisqu’il n’est jamais personnellement
entré en lice pour les opprimés et qu’il se contente de
marquer les points. On ne voit pas, professant un tel
catéchisme, qui ou quoi il peut blâmer, à part les faibles et
les vaincus.

Là où son livre est une pure escroquerie c’est qu’il
prétend y donner des conseils aux Africains, qui devraient
être honnêtes, travailleurs, tolérants, désintéressés. On
connaît la chanson depuis qu’il y a des missionnaires.
Smith se garde bien, lui qui dit parler vrai et sans
ménagement pour quiconque, d’expliquer pourquoi à
chaque fois qu’un Africain fort s’est dressé, les amis de
l’Afrique l’ont tué, pourquoi ils ont mis et maintenu au
pouvoir par la force les plus couards, les plus dociles, les
ont armés contre leur peuple. Et ensuite il a le culot de
venir faire honte aux Africains des chefs qu’ils ont.

Un thème de ce livre, commun également à Girard,
laisse perplexe : c’est une charge bizarre contre la
négritude, qui serait responsable de tous les maux. On
sait en effet à quel point cette notion a été surexploitée de
façon caricaturale par la francophonie avec Senghor,
culturellement et politiquement inféodé à la France.
Depuis que Senghor n’est plus utilisable, on n’en entend
plus guère parler. Pourquoi l’exhumer pour la
pourfendre ? Si on comprend bien le galimatias de Smith, il désignerait sous ce nom non la vieille lune
senghorienne mais une sorte de « Black consciousness »
qui l’irrite au plus haut point. Il faudrait, selon lui, que les
Noirs oublient qu’ils sont Noirs.

En soi ce serait d’abord une sorte de décervelage, niant
la réalité. Si la notion d’identité noire était au contraire de
plus en plus forte, elle permettrait de lutter contre les
guerres fratricides, attisées et instrumentalisées par des
intérêts étrangers à l’Afrique, et qui y sont le principal
fléau à l’heure actuelle. Il est surprenant en effet que
Smith donne ce conseil au moment où, après avoir été
une malédiction, l’identité noire devient un orgueil, et où
les Noirs commencent à s’approprier leur Histoire. Le sort
qu’il fait à l’affaire du site de Gorée, contestant son
authenticité, est à cet égard éloquent. Il y a au moins trois
lieux en France qui prétendent être l’Alésia de
Vercingétorix. Au moins deux et peut-être même les trois
sont faux. Tout le monde, à part une poignée
d’archéologues, s’en fout. Quand on va sur l’un de ces
sites c’est pour communier avec la révolte gauloise. Il y a
une méchante stupidité à vouloir priver les Noirs d’un lieu
de mémoire et ridiculiser leur prétention à célébrer leur
Histoire.

Il est clair que le but allégué du livre, rendre service à
l’Afrique et aux Africains, est d’une pitoyable hypocrisie.
Le but réel est de dénigrer le monde noir et la
malhonnêteté consiste à utiliser pour cela tous les maux
qui ont été apportés à l’Afrique par le monde blanc, la
course à l’enrichissement par tous les moyens, le
gangstérisme, les trafics d’armes. De quoi les gens dont
Smith est le porte-voix ont-ils peur ? Non pas que
l’Afrique meure, mais seulement que « leur » Afrique
meure.

En tous cas en se faisant l’idéologue d’une aussi
mauvaise cause, Smith a achevé de se discréditer
comme journaliste.

#GénocideDesTutsis 30 ans déjà
Cet article a été publié dans Billets d’Afrique 126 - Juin 2004
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