Survie

Françafrique, bière et paradis fiscaux

rédigé le 1er septembre 2021 (mis en ligne le 3 décembre 2021) - Mehdi Derradji, Raphaël Granvaud

"De l’Afrique aux places offshores, l’empire Castel brasse de l’or", ainsi s’intitule la brochure publiée par Survie en juin 2021, avec le soutien de la plateforme Paradis Fiscaux et Judiciaires.

Premier négociant français de vin, propriétaire notamment du groupe Nicolas, Castel est aussi – et surtout – un empire françafricain de la bière et des boissons gazeuses. S’étendant sur plus de 25 pays, bien au-delà du pré carré africain traditionnel de la France, le groupe Castel est aussi présent dans le secteur des jus de fruit, des eaux minérales, du sucre et des huiles végétales. C’est au Gabon, à la fin des années 1960, que Castel ouvre sa première brasserie. Dans les années 1970 et 1980, Castel ouvre d’autres brasseries sur le continent, mais c’est véritablement en 1990, lorsqu’il rachète les Brasseries et glacières internationales, que Castel s’impose comme le leader des boissons en Afrique francophone. Fort de ses liens privilégiés avec les chefs d’État africains et les banques qui soutiennent ses investissements, Pierre Castel n’aura cesse de développer son empire depuis.

Réseaux françafricains...

Le tournant néo-libéral des années 1980 a été déterminant dans la trajectoire du groupe Castel, mais ce sont principalement les relations de son fondateur et sa pratique assidue de l’évasion fiscale qui assurent la prospérité de la multinationale. Pierre Castel sait en effet s’adjoindre les services de personnalités politiques françaises influentes. Mais il a surtout su entretenir une grande proximité avec les chefs d’État des pays dans lesquels il opère. Ses réseaux incluent en effet de nombreux dictateurs. Cette proximité se traduit par l’attribution en sa faveur d’entreprises publiques sans appel d’offre comme en Angola en 2005, ou par la mise hors course de concurrents comme au Burkina Faso au début des années 2000. Castel ne s’embarrasse pas non plus de scrupules lorsqu’il s’agit de défendre ses intérêts. Ainsi, une de ses filiales centrafricaines a récemment été accusée par une ONG américaine de défense des droits humains de financer un groupe armé afin de garantir le bon déroulement de ses activités (voir encadré)

... Et évasion fiscale

Si le groupe Castel est connu depuis longtemps pour ses pratiques anticoncurrentielles, il l’est tout autant pour son recours assidu à l’évasion fiscale. Un mécanisme complexe de sociétés domiciliées dans des paradis fiscaux permet en effet au groupe de placer ses bénéfices dans des places offshore. Ainsi, ses principales marques, comme ses centrales d’achat, sont domiciliées dans des pays à la fiscalité accommodante. Les sommes soustraites aux administrations fiscales du continent, permettraient le financement de services publics essentiels pour les populations africaines. De plus, en favorisant les échanges commerciaux entre sociétés appartenant au même groupe, ce système d’évasion fiscale facilite les manipulations des prix et les fausses facturations, réduisant d’autant plus l’imposition sur les bénéfices dans les pays dans lesquels Castel opère. L’ascension du groupe Castel démontre, s’il en était encore besoin, la profondeur des réseaux françafricains ainsi que l’inanité de la théorie du ruissellement.
Mehdi Derradji

MISE EN BIERE - CASTEL EN CENTRAFRIQUE

La fondation américaine The Sentry (La sentinelle), qui enquête sur l’argent sale et les crimes de guerre en Afrique, a rendu public cet été un rapport intitulé « Culture de la violence », consacré au groupe français Castel en Centrafrique. Selon cette enquête, la filiale locale du géant industriel spécialisé dans les boissons (et nomment la bière), la SUCAF RCA « a négocié un arrangement sécuritaire avec un groupe armé, l’Unité pour la paix en Centrafrique (UPC) » débouchant sur un « accord tacite » qui lui a permis de bénéficier jusqu’en mars 2021 de la protection du groupe rebelle, notamment pour garantir son monopole. En contrepartie de quoi, « la SUCAF RCA a mis en place un système sophistiqué et informel pour financer les milices armées par des paiements directs et indirects en espèces, ainsi que par un soutien en nature sous forme d’entretien des véhicules et de fourniture de carburant », et ce alors que « selon les Nations Unies, les milices de l’UPC ont commis des atrocités de masse pouvant constituer des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité ». Selon l’enquête, « l’arrangement financier avec la SUCAF RCA a principalement profité aux deux hommes », Ali Darassa et Hassan Bouba, responsables de certains de ces massacres. Cerise sur le gâteau, « les informations fournies par The Sentry montrent que les filiales du groupe Castel, la SUCAF RCA et sa société mère basée à Paris, la Société d’Organisation de Management et de Développement des Industries Alimentaires et Agricoles (SOMDIAA), ainsi que le consultant en sécurité de la SOMDIAA, le général français à la retraite Bruno Dary, ont été régulièrement informés des violations flagrantes des droits de l’homme commises par l’UPC. Malgré cette connaissance, l’enquête révèle que la direction de la SUCAF RCA a continué à fournir un soutien financier et logistique à des groupes criminels (principalement, mais pas exclusivement l’UPC) pendant plus de six ans, contribuant ainsi à alimenter le conflit armé en République centrafricaine ». Le groupe Castel, qui a refusé de collaborer à l’enquête de The Sentry, a « activé son comité d’éthique » pour procéder à ses propres investigations après que la presse a (modérément) relayé ces révélations. Or, rappelle Jeune Afrique (24/08) « Le groupe Castel est une société privée et n’a pas de ce fait l’obligation d’indiquer le nom des membres de ce comité d’éthique ». De même, « le groupe familial n’est pas coté en bourse et n’est donc pas tenu de publier un rapport financier chaque année ».
Raphaël Granvaud

Pour en savoir plus : https://survie.org/publications/brochures/article/rapport-castel-une-enquete-sur-les-strategies-d-evitement-de-l-impot-de-la

#GénocideDesTutsis 30 ans déjà
Cet article a été publié dans Billets d’Afrique 310 - septembre 2021
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