Survie

Nous sommes venus d’Afrique pour libérer la France

(mis en ligne le 1er septembre 2004) - François-Xavier Verschave

Le Monde, Le souvenir naufragé des Africains de la Libération,
15/08 (Stephen SMITH)

« Vu d’Afrique, en l’espace de deux
générations, le débarquement du 15 août 1944 s’est transformé
en naufrage. Il y a soixante ans, les recrues du continent voisin
de l’Europe voguaient vers les plages de Provence en chantant "Nous sommes venus d’Afrique pour libérer la France".

Ce week-end, leurs représentants politiques sont, certes, les
invités du président de la République, qui décorera aussi des
anciens combattants survivants. Mais comment s’expliquer le
paradoxe que ces Africains des anciennes colonies soient
devenus les mal-aimés de la nation à laquelle ils permirent de
"se refaire une armée et une souveraineté", comme le résume,
dans ses Mémoires de guerre, le général de Gaulle ? Hors
commémoration, des Africains anonymes – eux-mêmes ou leurs
descendants – s’entendent dire qu’ils "envahissent" la France.

Sur la tribune officielle, leurs présidents, tels l’Algérien
Bouteflika, le Togolais Eyadéma ou le Djiboutien Omar Guelleh,
sont déclarés hôtes "encombrants" par des élus de la
République française. Encore heureux que le Mauritanien Ould
Taya, l’Ivoirien Gbagbo, le Guinéen Conté, le Gabonais Bongo et
le Congolais Sassou Nguesso aient préféré rester chez eux !

Il ne s’agit pas de défendre ces chefs d’État à titre personnel.
Mais la France a été moins regardante pour les recevoir ou pour
les mettre en avant tant qu’ils servaient à rehausser son "rang".
Et, surtout, ces présidents, quels que soient les griefs que l’on
puisse retenir contre chacun, incarnent leur pays dans la
continuité qui lie le passé au présent. Or que ressentiraient les
Français si, simple hypothèse, Jacques Chirac était reçu à la
commémoration de la guerre d’indépendance américaine non
pas en tant que chef de l’État français, mais comme justiciable
des emplois fictifs à la Mairie de Paris ? »

Cet article, dont nous citons quelques extraits, montre que le
stakhanovisme idéologique de Stephen Smith ne connaît pas de trêve
estivale.

À partir d’éléments incontestables, mais avec une comparaison
incongrue (les emplois fictifs), il s’agit de faire admettre au lecteur que
les proconsuls néocoloniaux sont légitimes, donc d’enfoncer un peu plus
dans les oubliettes le processus néocolonial.

En même temps, on
continue de refouler dans le passé la Françafrique toujours aussi
présente. Car que nous a montré la télévision le 15 août sur le porte-
avions Charles-de-Gaulle, sinon une brochette de « chefs d’État »
« reçus » et « mis en avant » parce qu’ils servent à rehausser le « rang »de la France chiraquienne ? Une image d’Épinal néo-impériale…

Et si quelques-uns ne sont pas venus, c’est entre autres parce qu’ils ne se
sentent pas assez protégés des « petits juges », ignorants de l’impunité
françafricaine indivise...

« Le débarquement de
Provence, ce fut le "Jour J" de la France libre, d’un empire
colonial qui a affranchi sa métropole. [...] L’histoire des soldats
africains [...] constitue "le trou de mémoire de la République",
soutient le journaliste Charles Onana, […] camerounais, dans
son livre La France et ses tirailleurs. Enquête sur les
combattants de la République (éd. Duboiris, 2003). »

S. Smith profite de l’occasion pour faire de la publicité à son “confrère
Charles Onana, devenu l’orateur préféré des colloques révisionnistes
organisés par les suppôts du génocide de 1994 au Rwanda. Charles (ou
Auguste) Onana s’est constitué un C.V. politiquement correct avec des
livres sur Bokassa (comme Stephen Smith), sur Norbert Zongo et sur les
« tirailleurs sénégalais ».

Les éditions Duboiris (comme leur jumelle MINSI) ont pratiquement été
créées pour lui : trois ouvrages en tout de 1998 à 2002, dont deux
brûlots du club révisionniste (et un troisième en 2004, de l’avocat
canadien Robin Philpot). Il s’agit d’une SARL monopersonnelle avec une
boîte à lettres à Paris, publiant un premier livre en 1998 mais déclarée
seulement en 2003, après avoir perdu un r (de Duboirris à Duboiris)…
Sa publicité est assurée notamment par Afrique Éducation, un périodique
qui se caractérise par son soutien inconditionnel aux Biya, Eyadéma, et
autres dinosaures. Nous voilà dans la Françafrique obscure, aux
structures et financements qui ne le sont pas moins.

« Pour les anciens combattants
africains, l’après-guerre n’a pas tenu les promesses d’un
engagement scellé au prix de sang ou de mutilations pour un
cinquième de la force levée sur le continent. En décembre 1959,
quand l’espoir de l’indépendance fut enfin sur le point de se
réaliser […], la "cristallisation" (le gel de leurs pensions, mué tout
récemment en indexation sur le coût de la vie locale) devint le
point de départ d’un feuilleton ignominieux : dès lors, ils ne
touchaient plus qu’une fraction dérisoire de ce qui était payé à
leurs frères d’armes blancs. Cette bataille-là, judiciaire, est
toujours en cours, même si une victoire importante, peut-être
décisive, a été remportée en 2003. […]

La grandeur d’un débarquement confondant "sujets" et colons
dans une quête commune de liberté s’est ainsi abîmée, au fil des
ans, dans une mesquinerie qui atteste la dérive des continents entre la France et l’Afrique. Aujourd’hui, cette
histoire s’éteint pour avoir trop longtemps brûlé la
peau comme une honte. »

La victoire de 2003 a été interprétée par la France de manière à laisser
des différences abyssales entre les pensions servies aux anciens
combattants français et africains de la même armée. S. Smith ne dit pas
que le « feuilleton ignominieux » du mépris de ces libérateurs africains
de la France n’était que le syndrome d’un mépris plus global, qui a
confisqué « l’espoir de l’indépendance ». « La dérive des continents »
donne à croire en une iniquité fatale, quasi-géologique. Or,on sait
combien tous les présidents de la V République ont été “branchés” sur
l’Afrique.

On pourrait qualifier cette dérive conjointe de néo-négrière.
L’histoire de ce mépris n’est pas près de s’éteindre, du moins tant qu’il
trouvera ses camoufleurs patentés.

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Cet article a été publié dans Billets d’Afrique 128 - Septembre 2004
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