Libération, Barrage à l’investigation sur les chercheurs d’or en Guyane, 24/09
« “Journaliste outrecuidant”, “vous écrivez constamment des articles déplaisants sur les services préfectoraux... surtout sur le dossier de l’orpaillage” : quel journaliste n’ pas rêvé de porter assez bien la plume dans la plaie pour s’ attirer de tels qualificatifs ? Pourtant, Frédéric Farine - correspondant en Guyane de rfi.fr et de La Croix, collaborateur régulier de RFO - se serait bien passé de la publicité dont l’a honoré, la semaine dernière, Daniel Josserand-Jaillet, directeur de cabinet du préfet de la Guyane. Car ses propos étaient assortis de l’interdiction pour le journaliste d’ accompagner samedi [18/09] dans la forêt guyanaise la ministre de l’Outre-mer, Brigitte Girardin, sur une opération de lutte contre les chercheurs d’ or clandestins. [...]
“Mandaté par le site de RFI, notre confrère s’est vu refuser l’accès à l’hélicoptère de l’armée qui doit emmener la presse locale vers les lieux clandestins où se déroule l’opération”, dénonce, aussitôt après avoir appris le refus d’accréditation, le Club de la presse de Guyane. [… Des membres du collectif orpaillage d’Attac] auraient entendu le préfet Ange Mancini avancer qu’“il yn’ avait plus de place dans l’hélico, il fallait laisser la place aux journalistes qui n’avaient jamais écrit sur la Guyane”.
Samedi à Saint-Georges de l’Oyapock, alors que la délégation ministérielle et les journalistes s’apprêtent à embarquer, Frédéric Farine arrive. “Le chef de gendarmerie avait ordre de m’empêcher de monter dans l’hélico, raconte-t-il. Je n’ai pas forcé le barrage mais j’ai fait une interview de Brigitte Girardin sur l’ orpaillage.”
La discrimination, Frédéric Farine dit en souffrir depuis 2001 et la publication de la première de ses enquêtes sur l’orpaillage clandestin. Un fléau contre lequel le conseil régional de Guyane a demandé au gouvernement, le 30 juin, un plan d’urgence afin de sauvegarder l’environnement, la sécurité intérieure et la santé. On estime que 10 000 clandestins travaillent sur des camps d’orpaillage clandestin et que 5 à 10 tonnes de mercure sont rejetées par les chercheurs d’or chaque année, contaminant les sols et les rivières. “Ces derniers temps, j’ai senti que les portes des administrations se fermaient, alors que les élus, les hommes et femmes politiques, les orpailleurs acceptent tous de me parler”, constate Frédéric Farine. [...]
L’enquête qu’il a consacrée cet été au trafic de cartes de séjour à la préfecture (affaire qui a valu à deux hauts responsables d’être mis en garde à vue pour corruption, aide aux séjours irréguliers, faux documents et proxénétisme) n’ a probablement pas amélioré sa réputation. La preuve : à un journaliste qui protestait vendredi contre l’éviction annoncée de Farine, le directeur de cabinet du préfet a lâché : “Maintenant, c’est l’ensemble des services de l’Etat contre Farine.” »
La jurisprudence du patron de presse Dassault fait florès, s’agissant de bloquer les « informations qui font plus de mal que de bien. Le risque étant de mettre en péril des intérêts commerciaux ou industriels de notre pays » (Canard enchaîné, 08/09). Quoique l’or de Guyane semble être un assortiment plus politico-militaire qu’industriel (cf. Billets n° 119, Voir)…
Libération du 24/09 évoque de son côté une jurisprudence Bompard, lequel, en tant que « maire Front national d’Orange [...], refuse depuis avril 2003 de livrer la moindre information municipale aux journalistes de La Provence. »
Ce procédé de censure directe est maladroit : Dassault n’avait aucune chance d’empêcher l’interview par la concurrence du dénommé Wang sur l’affaire des frégates de Taiwan, et s’y est ajoutée une contre- publicité tapageuse, notamment contre Le Figaro. La préfecture de Guyane nous a maintenant convaincus que cette « opération de lutte » contre l’orpaillage clandestin est de la poudre aux yeux éberlués des plus “timides” des journalistes... ceux “qui n’avaient jamais écrit sur la Guyane”, et reflèteront à la lettre le dossier de presse officiel de l’opération.
On note que le conseil régional de Guyane aura attendu plus de quatre ans après que ce scandale ait éclaté (le fléau est apparu en 1992) pour demander un « plan d’urgence ». Farine a également titillé de puissants intérêts (d’autres… ou les mêmes ?) avec des articles incisifs sur le projet de Parc national de la Guyane...
« L’ensemble des services de l’État » prend ici le relais d’une persécution au moment où les mafias qui l’ont initiée semblent gênées par des procédures judiciaires, les juges n’étant pas toujours alignés sur les intérêts supérieurs de la gendarmerie (cf. les péripéties du jugement du gendarme Olivier Renaud in Billets n° 118 Salves, n° 120 Bon point, n° 123 Fausse Note).
Le patron orpailleur Jean Bena avait violemment agressé le journaliste le 14 mai 2003. Les policiers en civil qui ont mis fin à l’altercation n’ont pas jugé utile de procéder à une comparution immédiate, qui aurait validé le flagrant délit. Du coup (sans jeu de mot), la procédure s’est alourdie. De nouvelles pressions et violences ont eu lieu au tribunal. Comme tout regard extérieur est gênant, les gangs chassent également des équipes du CNRS (Libération, 29/06, En Guyane, les chercheurs d’or s’enprennent aux chercheurs).
Pourra-t-on faire confiance aux autorités pour sanctionner comme il se doit les « hauts responsables » de la préfecture impliqués dans le proxénétisme ? Outre-mer, autres mœurs.