Survie

La grande fatigue des Ivoiriens

(mis en ligne le 1er octobre 2004) - Olivier Guilbaud

Le Monde Diplomatique, La grande fatigue des Ivoiriens. 09/2004 (Colette BRAECKMAN)

« Face à la rue qui
gronde, le chef de l’État recourt à la tactique bien connue du
‘‘moi ou le chaos’’ , se présentant comme le seul à pouvoir faire
rentrer les démons dans leur boîte. Mais, malgré ses talents
politiques, ne risque-t-il pas d’être dépassé par ses propres
extrémistes, désormais aveuglés par la haine identitaire, comme
le fut naguère un certain Juvénal Habyarimana ?

Le président Gbagbo joue aussi sur l’usure, et cette partie-là
semble plus facile, car les rebelles s’essoufflent, les soutiens
dont ils bénéficient s’amenuisent et des dissensions
apparaissent entre leurs chefs. Le président utilise aussi la carte
internationale : lui qui a évolué dans le sillage du parti socialiste
français, où il compte ses meilleurs amis, n’hésite pas à se
rapprocher des États-Unis, qui lui accordent une aide très
généreuse sous couvert des fonds de lutte contre le sida prévus
par le président Georges W. Bush.

Il entretient aussi des liens
avec les milieux religieux américains, séduits par sa foi et par
son prédicateur préféré, le pasteur Koré. En outre par le biais de
la Communauté des États sahélo-sahariens (Cen-Sad), il a veillé
à se réconcilier avec la Libye, qui jusqu’alors soutenait le
Burkina Faso.

Mais surtout, l’habile président, un animal politique-né, a utilisé
son principal atout : les ressources du pays, qui, quoique
affaiblies, assurent toujours ses arrières. De notoriété publique,
les revenus de la filière café-cacao ont été utilisés pour renforcer
l’armée et acheter des armes. C’est parce qu’il en savait trop sur
ce sujet que le journaliste franco-canadien Guy-André Kieffer a
été enlevé le 16 avril 2004, puis vraisemblablement assassiné.
Dans la prison centrale d’Abidjan, nous avons rencontré deux
détenus, anciens gardes du corps affectés à la présidence, qui
assurent avoir vu un certain Tony Oulaï, pilote d’hélicoptère pour
le président Gbagbo, enterrer le corps du journaliste quelque
part du côté de l’autoroute du Nord...

Le président a aussi veillé à se réconcilier avec la France sur
un point essentiel : celui des intérêts économiques. Même s’ils
se sont désengagés de la production proprement dite (Bolloré a
abandonné la filière cacao), plus que jamais les grands groupes
français contrôlent les flux : transport, eau, électricité, voies de
communication.

Ainsi, la concession d’accès à l’eau potable a été confiée,
jusqu’en 2007, à la société de distribution d’eau en Côte d’Ivoire
(Sodeci), dont le chiffre d’affaires se monte à 49 milliards de
francs CFA [75 millions d’euros], Saur [filiale du groupe Bouygues]
détenant 47 % du capital. L’électricité jusqu’en 2005, revient à la
Compagnie ivoirienne d’électricité (CIE) dont le chiffre d’affaires
atteint 201 milliards de francs CFA (306 millions d’euros), Saur
et EDF détenant 51 % du capital. La téléphonie mobile (1,4
millions d’abonnés) est attribuée à Orange [France Télécom] et
Télécel [filiale du groupe égyptien Orascom], tandis que les
téléphones fixes sont concédés à France Cable radio [France
Télécom], à raison de 51 %.

D’autres contrats vont s’ajouter à cette manne. Le terminal
conteneur du port d’Abidjan (15 millions de tonnes par an) sera
confié à Bouygues [en fait il s’agit du groupe Bolloré]. Le déména-
gement vers Yamoussoukro en 2004 et 2005 de certains bâti-
ments officiels, comme le palais présidentiel ou la maison des
députés (avec un coût de 500 milliards de francs CFA), profitera
pour moitié à des intérêts français. Commentant ces données un
très haut cadre ivoirien conclut : "Croyant en la mondialisation,
nous avions voulu diversifier nos partenaires, ouvrir nos
marchés. Mais nous avons été obligés de suspendre la
décolonisation de notre économie. Le fusil sur la tempe, nous
avons dû marquer un temps d’arrêt.’” »

Si nous citons longuement cette partie d’un article très dense de Colette
Braeckman, c’est qu’elle nous rappelle quelques facteurs-clés de la situation actuelle en Côte d’Ivoire, notamment le risque de dérive
génocidaire, et certains intérêts ou enjeux économiques sous-jacents (cf.
Billets n° 108, Paris pas blanc).

À une période où l’on parle de lutter
contre les prédations économiques que subissent les pays en
développement et où l’on dénonce une mondialisation réfutant les droits
de l’Homme, « le fusil sur la tempe » évoqué par un officiel ivoirien est
significatif de la persistance des méthodes françafricaines.

En même temps, le choix stratégique opéré dans ces circonstances par
le régime de Gbagbo est révélateur des priorités de ce régime : un
pouvoir ressourcé dans la xénophobie et le contrôle des rentes du cacao
et du café plutôt que la décolonisation économique. Guy-André Kieffer,
ce journaliste franco-canadien qui avait d’abord manifesté de la
sympathie pour la volonté affichée de décolonisation économique, a
payé de sa vie de s’être mis à enquêter sur l’usage de ces rentes.

#GénocideDesTutsis 30 ans déjà
Cet article a été publié dans Billets d’Afrique 129 - Octobre 2004
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