Avec un mode de scrutin de majorité simple à un tour, même si l’élection s’était déroulée dans des conditions de régularité et de
transparence parfaites, Biya était sûr d’être réélu. Il suffisait en effet de susciter des candidatures multiples, ce dont il ne s’est pas fait
faute. Parmi les seize candidats, l’un, Gustave Essaka, s’est désisté pour Biya la veille du scrutin, un autre, Fritz Ngo, candidat d’un
pseudo Mouvement écologique, est déjà candidat, par ses louanges, à une prébende de la part du vainqueur. Avec un tel mode de
scrutin, en France, Le Pen aurait la meilleure chance d’être Président.
Alors que tout le monde savait le tour joué d’avance, on aurait pu faire l’économie de cette parodie, dans laquelle le parti au pouvoir
(RDPC) a cependant englouti des sommes pharaoniques. Une partie a été consacrée au matériel de propagande électorale, dont on
a inondé les populations avec une profusion sans précédent, une autre à la corruption des différents acteurs, la dernière, non la
moindre, s’évaporant purement et simplement. Dans sa rubrique " La case à devinettes ", La Lettre du Continent du 14 octobre écrit,
sous le titre Le crash d’un avion bourré de cash : " À qui appartenait l’avion qui s’est écrasé la semaine dernière au décollage sur
l’aéroport de Douala, laissant échapper des tombereaux de cash sur le tarmac ? " Depuis plusieurs mois, entre évasion des valises
de billets et achat des consciences, la corruption bat son plein. Les caisses de l’État ont été vidées. Les fonctionnaires, qui ont reçu
avec retard les salaires de septembre, accumulent des primes impayées depuis plusieurs mois. Les fournisseurs, quant à eux,
peuvent dire adieu à leurs créances. Les dégâts économiques d’une telle situation ont les effets qu’on imagine.
Il faut ajouter la traditionnelle litanie des fraudes. Faux électeurs, multiplication des cartes, absence des bulletins des principaux
candidats de l’opposition dans de nombreux bureaux, mainmise du ministère de l’Administration territoriale sur les chiffres des
résultats. C’est ainsi que le phénomène le plus massif de cette élection, l’abstention massive des Camerounais, pas fous, est
totalement passé sous silence. À peine quatre millions étaient inscrits, pour une population de seize à dix-huit millions d’habitants. Sur
ces quatre millions, en de nombreux endroits, notamment à Douala, seulement 30 % ont voulu ou pu voter normalement (les non-
votants inscrits étant récupérés pour la fraude). Il est vrai que c’était compensé par les coins reculés des provinces, où les autorités
ont tenu à avoir 100 % de participation. Pas question de laisser un seul inscrit sans un vote, y compris ceux qui étaient décédés
depuis leur inscription. Dans ces conditions, que peuvent bien représenter les 75 % obtenus par Biya et triomphalement proclamés ?
Le comble de la dérision a été atteint avec les avis, claironnés urbi et orbi, de certains " observateurs internationaux ". Les États-
Unis étaient représentés par sept ex-sénateurs plutôt séniles, recrutés par un cabinet de lobbying, dont le gouvernement camerounais
a financé l’escapade sous les tropiques. De leurs chambres de palace, ils ont déclaré avoir été " impressionnés par la conduite de
cette élection ". C’est le cas de le dire. La fondation Carter avait renoncé à venir " observer " ce scrutin dans des conditions aussi
peu crédibles.
La Francophonie quant à elle - la France officielle s’étant apparemment défaussée de cette tâche honteuse - a délégué une
mission présidée par un véritable " battant ", Norbert Ratsiraohana, ancien chef d’État par intérim de la République de Madagascar. Il
s’est répandu dans les médias pour affirmer que l’élection se déroulait " dans de bonnes conditions ". Interrogé sur les fraudes
décrites par les leaders de l’opposition, il a répondu sévèrement " qu’ils devraient en faire la preuve " : la multiplicité des témoignages
allant dans ce sens lui semble insuffisante, mais il croit sur parole ceux qui lui disent que " tout s’est bien passé ". C’est ce qu’on
appelle un observateur indépendant. Son comportement est d’autant plus choquant que, associé à la contestation par le peuple
malgache de la fraude électorale du dictateur Ratsiraka, il sait parfaitement tout ce que cela signifie.
Les observateurs de la Francophonie se sont surpassés lorsque, au cours d’une rencontre avec le ministre de la Communication, ils
ont eu à donner leur point de vue sur la couverture médiatique de la campagne électorale. Pour l’inénarrable Norbert Ratsirahonana,
" l’équité entre les candidats a été respectée ". Il s’agissait bien sûr des temps d’antenne accordés réglementairement aux messages
des candidats. Il n’a dû regarder la CRTV que pendant ces quelques minutes quotidiennes, parce qu’il n’a pas vu que, pendant tout le
reste du temps, le pilonnage de la propagande pro-Biya dans l’audiovisuel a été tel que, selon La Nouvelle Expression du 14 octobre,
le secrétariat général de la présidence de la République lui-même a invité la CRTV à plus de décence, pour ne pas discréditer plus
encore le scrutin dans l’opinion camerounaise.
La seule appréciation courageuse est venue du Cameroun même par la bouche du professeur Pierre Titi Nwel, président de la
Commission nationale Justice et Paix de la Conférence épiscopale nationale du Cameroun. Son intervention sur RFI, faisant état de
nombreuses irrégularités et qualifiant l’ONEL (Observatoire national des élections) d’" émanation gouvernementale ", a fait un certain
bruit. L’ONEL avait amplement mérité ce camouflet en évoquant, de son côté, " quelques légers dysfonctionnements " et qualifiant
d’" affabulations " les accusations de l’opposition. Des pressions ont immédiatement été exercées sur Pierre Titi Nwel par le très
courtisan archevêque de Yaoundé, Mgr Tonyé Bakot. Dûment chapitré par la Présidence, il a donné des " précisions " dans une
" interview " à Cameroon Tribune (14/10/2004). En fait de précisions, le malheureux Titi Nwel a plutôt mangé son chapeau. Des
fraudes ? " Non, non, ce n’est pas du tout la responsabilité du gouvernement [...]. C’est nous les membres des partis politiques, c’est
nous qui avons voulu faire des choses qui n’étaient pas conformes à la loi. Il n’est pas question d’incriminer le gouvernement. Je n’ai
pas vu quelque part une volonté de fraude électorale. " Le rôle de l’ONEL ? " [...] Je retire cette appréciation très sévère vis-à-vis de
l’ONEL et je présente toutes mes excuses [...]. "
On voit qu’au Cameroun on a, quand il le faut, des moyens pour persuader les médisants, qui se méprennent sur le sens de la
" liberté d’expression " censée y régner. Cela rappelle les " autocritiques " de sinistre mémoire et donne une idée de la nature réelle
du régime, qui, sous des dehors benoîts parfaitement mis en scène, n’a rien à envier au stalinisme. Il est bon d’y réfléchir quand on se
demande pourquoi Biya est au pouvoir depuis si longtemps et pourquoi l’opposition est si impuissante.
L’affaire de l’interview de Pierre Titi Nwel sur RFI fera probablement d’autres victimes. Le Cameroon Tribune du 15 octobre publie
en effet un communiqué de la SOPECAM, la société éditrice, informant, entre autres promotions, changements d’affectation ou
disparitions, que David Ndachi Tagne, chef du bureau Culture à la direction de la rédaction, est remplacé sans autre affectation. David
Ndachi Tagne est par ailleurs le correspondant de RFI et de l’AFP à Yaoundé. Jusqu’ici, il s’acquittait parfaitement de l’exercice de
funambule consistant à " plaire à (presque) tout le monde et (surtout) à son père " dans ses correspondances de Yaoundé. Cela lui
valait une place enviable à la rédaction du Cameroon Tribune, le seul organe de presse disposant, malgré son faible tirage (environ
10 000 ex.), des moyens financiers de rémunérer suffisamment ses journalistes. Son limogeage en fera réfléchir plus d’un. Que les
récalcitrants aillent donc dans la presse privée qui, avec ses 10 000 exemplaires tous titres confondus, végète misérablement, sans
moyen d’investigation ni de rémunération, réduite à de virulentes mais vaines critiques.
Les plus finauds furent les observateurs du Commonwealth. Sollicités par les médias, ils ont dit que la tradition du Commonwealth
leur interdisait de faire une déclaration quelconque concernant la tenue de l’élection qu’ils observaient, qu’ils envoyaient leurs
observations au Secrétaire général du Commonwealth, et que leur rapport sera envoyé au Cameroun à la fin de la semaine suivante.
En attendant, ils ont salué le grand intérêt que la population du Cameroun a manifesté à leur égard, venant les trouver spontanément
pour témoigner. On n’a pas pu leur arracher le moindre mot de plus, sauf à le déformer ou l’inventer.
Finalement, cette élection aura été l’occasion de voir s’étaler plus impudemment que jamais le vice fondamental du régime : le fric
comme seul argument électoral, comme unique instrument et unique finalité, avec en vitrine un discours à la Kim Il Song ; le fric sans
rival dans toute sa puissance, comme elle ne peut s’exercer que chez les pauvres.
Odile Tobner