Survie

A FLEUR DE PRESSE - République souterraine

(mis en ligne le 1er janvier 2005) - François-Xavier Verschave

Libération, Du boniment chez les marchands d’eau, 06/12/2004 (Nicolas CORI et Renaud LECADRE) :

« Mais qui est donc Mohamed Ajroudi ? Après avoir négocié tout l’été avec cet homme d’affaires franco-tunisien, Veolia veut aujourd’hui porter plainte pour escroquerie au motif qu’Ajroudi ne serait qu’un bonimenteur faisant miroiter de fausses relations auprès des monarchies du Golfe. Lequel retourne le compliment : selon lui, leur rupture tiendrait plutôt à l’irruption intempestive d’un ami d’Henri Proglio (PDG de Veolia), Alexandre Djourhi, homme d’affaires franco-algérien, qui aurait réclamé sa part du gâteau. [...]

Pour les marchands d’eau, le Moyen-Orient fait figure d’Eldorado : le baril de pétrole flambe à 44 dollars, mais le baril d’eau minérale est à 225 dollars... Emmanuel Petit, cadre chez Veolia, propose de constituer une société contrôlée à 51 % par les Français et 49 % par des capitaux arabes. Il entre en contact avec Ajroudi et le présente à sa direction comme « représentant les intérêts de divers membres de la famille régnante saoudienne, en particulier le roi et le régent », pas moins.

S’ensuit un curieux ballet pour organiser un rendez-vous avec Proglio. Emmanuel Petit contacte d’abord Alain Marsaud, ancien magistrat recruté par Vivendi pour s’occuper d’intelligence économique, aujourd’hui député UMP, qui conserve une attache chez Veolia comme administrateur d’une filiale dans le dessalement d’eau de mer (Sidem), enjeu crucial au Moyen-Orient. Marsaud, qui préside le groupe d’amitié parlementaire France-Émirats arabes unis, accepte de faire l’intermédiaire, « bénévolement », souligne-t-il. Le 24 mai, Petit, Ajroudi et Marsaud déjeunent à l’Assemblée. Leurs récits divergent. Selon Petit, Marsaud leur présente « l’homme sans qui Proglio n’est rien » : Alexandre Djourhi, proche de la famille Delon mais aussi de dirigeants africains. Chez Veolia, on admet qu’il est un « ami de longue date » du PDG, mais qu’il n’a aucune fonction dans le groupe. Toujours selon Petit, Djourhi exige 20 % du capital du futur Veolia Middle Est. Démenti offusqué des intéressés : pour Marsaud, toute cette histoire est « grotesque ».

Les mêmes se retrouvent début juin au George-V, en présence de Proglio. L’accord 51-49 est évoqué. Petit et Ajroudi soutiennent que Djourhi prend brutalement la parole : « Je vous arrête, c’est moi qui parle. Henri n’est pas un général, c’est un petit soldat. » Un proche de Proglio juge cette version « totalement hallucinante : Henri n’est pas du genre à se laisser couper le sifflet comme ça ». Petit la maintient pourtant dans deux courriers envoyés au parquet de Paris et au juge Courroye. [...]

Début octobre, les ponts sont coupés avec Ajroudi. [...] Emmanuel Petit était licencié. Veolia lui reproche d’avoir épousé la cause d’Ajroudi plutôt que celle de son employeur. Il a une tout autre explication : « J’ai dénoncé des pratiques que je réprouve, on m’a dit de la fermer. » Dans ses plaintes, il évoque une commission de 18 millions de dollars versée par la Sidem. Depuis il se dit menacé : à son domicile, des visiteurs ont peint des croix et des cercueils. »

Cet article est très instructif à plusieurs titres. Entre autres, l’abîme entre la perspective de l’eau comme bien public mondial et les bas-fonds de la grande corruption. On retrouve dans cette affaire Yazid Sabeg, président de la Compagnie des signaux, mêlée à l’Angolagate et aux ventes d’armes à l’Arabie saoudite. Et le député Marsaud, qui vient de cautionner la fraude électorale en Ukraine : cet ancien magistrat a l’air désormais particulièrement « dessalé ».

Mais le plus intéressant, ce sont ces deux phrases rapportées par Emmanuel Petit : celle de Marsaud, selon laquelle le PDG de Veolia (qui a hérité de la partie aqueuse et arroseuse de la célèbre Compagnie générale des eaux) : Henri Proglio, « n’est rien » sans Alexandre Djouhri, et celle de Djouhri lui-même, mouchant Proglio : « Henri n’est pas un général, c’est un petit soldat. » Quand on sait que Proglio, proche de Chirac, passe pour un personnage-clef de la République souterraine et l’un des hommes les plus puissants de France, on ne peut que se demander qui est donc ce Djouhri, « proche de dirigeants africains », et jusqu’ici absent de nos tablettes. Avis de recherche...

De « ce trader qui dispose d’une suite à l’année à l’Hôtel Crillon » (la plus prestigieuse des résidences officieuses de la République), La Lettre du Continent dit qu’il « est l’un des "Messieurs Afrique" les plus méconnus du village franco-africain ». Nous gagnerions peut-être à connaître ses pompes et ses œuvres : selon Le Canard enchaîné (30/08/2000), c’est un « ami d’Elf » et il compte Denis Sassou Nguesso « parmi ses proches relations ».

L’article de Libération a provoqué le soir même de sa parution une rixe dans la suite d’Ajroudi au George V : « énervé par les accusations portées contre lui, Djouhri décide de monter. “Il sentait la vinasse”, affirme un témoin. De fait, l’ami du PDG de Veolia sera placé en cellule de dégrisement avant d’être mis en garde à vue en fin de soirée. » (Libération du 08/12/2004). Difficile de sortir moins discrètement de l’anonymat.

François-Xavier Verschave

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Cet article a été publié dans Billets d’Afrique 132 - Janvier 2005
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