Cet éditorial s’inspire de la conclusion du dossier Avril 2005 Le choix volé des Togolais publié le 30 mai par Survie chez L’Harmattan.
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Tous nos interlocuteurs togolais, qui ne sont évidemment pas dans le cercle étroit des partisans de la dictature, nous le disent : la société et le peuple togolais vivants se sont engagés à fond dans ce scrutin présidentiel du 24 avril parce qu’ils y voyaient l’occasion unique de marquer leur volonté de sortir d’une tyrannie interminable, et ce sous les projecteurs de l’actualité internationale. En face, la volonté était tout aussi forte de reconduire la dictature sous forme héréditaire, en recourant à une stratégie de l’étouffement puis, carrément, du massacre. La qualification finale de cette stratégie et de son résultat par les instances et l’opinion publique internationales, poursuivent nos interlocuteurs, est désormais décisive : que l’emporte la version officielle d’une victoire « convenable » de Faure Gnassingbé, et ce peuple, ses martyrs, auront tout perdu, du moins pour quelques années. Qui est derrière cette stratégie ? C’est très clair : la Françafrique et son parrain, Jacques Chirac. Ils ont énormément investi de leur influence dans cette affaire. En même temps, ce pouvoir parallèle est très gêné aux entournures : les militaires pro-Gnassingbé ont trop massacré, l’opinion internationale commence à douter sérieusement des résultats officiels (en témoigne la résolution du Parlement européen qui dénonce les graves exactions et irrégularités, recale les autorités togolaises et leur demande « d’envisager de nouvelles élections présidentielles [...] sous contrôle international »). Donc, la France est vulnérable, elle est ici ou là honteuse de sa stratégie, d’autant que sa position très délicate en Côte d’Ivoire l’oblige à afficher là-bas des principes démocratiques qu’elle viole allègrement au Togo tout proche. Interviewé le 3 mai par L’intelligent d’Abidjan, Jean-François Bureau, porte-parole du ministère français de la Défense, expose que la sortie de crise en Côte d’Ivoire ne sera possible qu’« à condition que l’ensemble des populations concernées participe effectivement à ce suffrage. Incontestablement, les conditions d’organisation du processus électoral sont des conditions qui sont capitales pour la qualité du processus lui-même, sa crédibilité et son sérieux. » À cette aune, que dire de la crédibilité du scrutin togolais ?
Paris se retranche derrière le slogan de la « nouvelle politique africaine de la France », « L’Afrique aux Africains ! » - en l’occurrence la CEDEAO (Communauté économique des États d’Afrique de l’Ouest), que la Françafrique a totalement circonvenue. En réalité, Jacques Chirac redoute sérieusement des révélations inopportunes sur l’ingérence française massive au côté d’une dictature sanguinaire.
Selon Le Canard enchaîné (04/05), « une équipe de la DGSE est chargée de récupérer dans les ministères, les administrations ou les casernes du Togo des documents et des correspondances. En clair, tout ce qui pourrait notamment impliquer des hommes politiques ou des militaires français qui [...] ont apporté leur aide et coopéré avec feu le président Eyadema. Objectif : protéger la réputation de la France, comme on dit, ou plutôt celle de ses dirigeants. En 1979, Giscard avait agi de même en Centrafrique. [...] Aujourd’hui, au Togo, des archives sulfureuses peuvent concerner les hôtes successifs de l’Élysée ou de Matignon, des anciens ministres et ex-chefs d’état-major, des conseillers en communication et des journalistes du même tonneau, de grands médecins ou des avocats. » [1]
Il faut dire que, selon Le Canard enchaîné (idem), cette stratégie archaïque de l’Élysée fait des vagues jusqu’au sein même des analystes de l’État-major. Certains ne comprennent pas comment le Quai d’Orsay peut trouver « “satisfaisantes” des élections qui n’étaient qu’une “mascarade. [...] Nous n’avons rien à faire au Togo, et surtout pas à défendre la famille Eyadema et consorts.” » Le Parti socialiste a rompu le consensus en matière de politique étrangère pour dénoncer lui aussi la « mascarade électorale » [2], tandis que le président de l’UMP, Nicolas Sarkozy (certes aiguillonné par son conflit avec Jacques Chirac) évoque « une parodie d’élection » (AP, 10/05).
La vulnérabilité de la position française est particulièrement sensible au regard de la position allemande. Paris soutient l’élection de Faure Gnassingbé, non pour sa validité, mais comme un « moindre mal ». Berlin, hostile à la dictature Eyadema, n’admet pas le coup de force qui la rendrait transmissible. « Il existe presque un conflit avec l’Allemagne sur le Togo », admet un haut responsable diplomatique français (Le Monde, 14/05).
Un épisode le résume bien. Dans la nuit du 21 au 22 avril, le ministre de l’Intérieur togolais, François Esso Boko, a dénoncé devant des journalistes et des diplomates étrangers le processus électoral qu’il a lui-même contribué à organiser - le qualifiant de « suicidaire ». Aussitôt limogé, il demande asile à l’ambassade de France, qui refuse. L’ambassade d’Allemagne lui donne alors refuge. Le régime togolais lance des diatribes très virulentes contre cette complicité allemande, et ira jusqu’à organiser l’incendie du Goethe Institut.
Au lieu de se montrer solidaire de l’Allemagne contre ces agressions, la France use de ses excellentes relations avec le camp Eyadema pour organiser l’exfiltration de François Boko vers Paris. Elle estime que ce geste méritera « un renvoi d’ascenseur lorsqu’il s’agira d’aider le nouveau président togolais à sortir son pays d’un climat d’opprobre persistant » (Le Monde, 14/05) ! Leçon faite à Berlin : il n’y a que le cynisme qui paie ; payez-nous cette leçon !
Le 9 avril, le président tchadien Idriss Déby célébrait la fin de la formation d’une force spéciale anti-émeute contre les violences pré et post-électorales. Selon le ministre de la Sécurité publique, « cette unité spéciale a appris les mêmes techniques de maintien de l’ordre que les forces de sécurité françaises. Il s’agit de techniques de masse, de puissance et de cohésion pour le maintien de l’ordre. La formation de cette force mixte a été assurée par les instructeurs français » [3].
Idriss Déby, lui aussi, aimerait que son fils lui succède, et la brutalité de ses troupes n’a rien à envier à celle du clan Eyadema. Au Togo, les commandos militaires et paramilitaires qui massacrent à tout va dans un contexte pré et post-électoral ont eux aussi été formés par la France. Leurs équipements et leurs munitions sont français.
Faisons le pari que la leçon faite à Berlin va échouer (l’Allemagne n’est peut-être pas d’ailleurs pour rien dans la diffusion de notes confidentielles accablantes rédigées par la délégation de l’UE à Lomé) : il y a trop de cynisme sanguinaire dans cette gestion françafricaine de l’« élection » du 24 avril. Ce cynisme ne va pas payer, le scrutin laissera à Faure Gnassingbé un habit de dictateur, commençant encore plus mal que son père. Et la poursuite de la lutte du peuple togolais en sera légitimée.
[1] La ministre de la Défense Michèle Alliot-Marie a aussitôt démenti - comme jadis Charles Hernu pour le compte de François Mitterrand, dans l’affaire du Rainbow Warrior.
[2] Communiqué du 25/04.
[3] Alphonse Dokalyo, « Création d’une force spéciale contre les violences pré et post-électorales », TchadForum, 12/05/2005.