Il n’y a point de doute, la Commission électorale nationale indépendante (CENI) proclamera un « oui » vainqueur, contre le « non » ou le boycott massif du peuple tchadien exprimé, ouvertement, contre toute attente, le 06 juin 2005 par la voie des urnes dans tout le pays. Dans les rangs du parti au pouvoir, des communautés ethniques qui, à coup de ralliement sous la férule, adhéraient par milliers depuis des années au Mouvement Patriotique du Salut (MPS), des partis alliés qui espéraient trouver en ce référendum l’occasion de “s’en mettre plein les poches” ou d’accéder à des postes politiques ou administratifs juteux, tous ont eu leur part d’une cruelle surprise : les plus fins observateurs de la scène politique tchadienne en ont pris pour leur grade.
D’après des indiscrétions des milieux au fait des données, et les rapports des partis de l’opposition et ceux de la société civile - les associations des droits de l’Homme notamment - le taux de participation sur l’ensemble du territoire national avoisinerait les 15 ou 20 %, et le « non » l’emporterait sur le « oui » avec 67 % contre 22 %. Le verdict est donc sans appel. Les Tchadiens ont exprimé leur ras-le-bol contre un Déby qui, quinze années durant, a géré le pays dans une totale cécité et surdité, et mis le pays en coupe réglée, avec la participation active de la France et de certaines puissances étrangères. Aujourd’hui Déby paye la facture, une facture très salée dont on ne peut imaginer comment il s’en remettra. Qu’est-ce qui explique le boycott massif et le « non » d’un peuple que l’on dit amorphe, incapable de s’exprimer, même sur des situations révoltantes, à la révision de la constitution de 1996 ? Plusieurs raisons interviennent.
L’ensemble des Tchadiens se reconnaît dans la loi fondamentale de 1996. Or l’idée de passer à la révision de cette Constitution participait d’une rupture flagrante du consensus qui s’était dégagé à la Conférence nationale souveraine de 1993 autour de cette constitution. La tentative de procéder à sa révision fut un choc, bien plus, elle fut ressentie comme une trahison. Qui plus est, cette révision enlevait toute ouverture à l’alternance, elle conduisait à pérenniser le pouvoir clanique de Déby, et rompait sa promesse de ne plus se représenter en 2006. Or, tous les Tchadiens savent que Déby est tout sauf un homme de parole.
Le principe de la révision de la constitution se passe dans un contexte délétère : crise politique marquée par la rupture par Déby de tout dialogue avec l’opposition démocratique et la société civile, aggravée par des injustices et des discriminations insoutenables, l’impunité, l’instrumentalisation des régions, religions et ethnies, n’offrant la voie qu’aux rébellions armées comme seul recours, l’exacerbation des conflits intercommunautaires et interethniques ; l’indifférence aux droits de l’Homme caractérisée par leur violation massive et répétée, dans l’impunité la plus totale. (A quelques jours de la consultation référendaires, des tueries sont organisées dans le Ouaddaï, un journaliste est enlevé et détenu par la police politique, un directeur de publication et son journal menacé de fermeture). Il s’ajoute à ce tableau la crise judiciaire, caractérisée par un parasitage des juridictions ; la crise sociale où les salaires des agents de l’État ne s’obtiennent qu’à coups de grève ; la crise économique avec les populations gravement appauvries ne sachant plus comment faire face à la flambée des prix des denrées alimentaires (le prix du sac de maïs de cent kilos est passé en quelques mois de 10.000 à 25.000 FCFA) alors que les salaires ont stagné et que le SMIG est de 25.000 FCFA), la faillite du système éducatif (l’école est devenu le lieu de violents affrontements avec d’énormes pertes en vies humaines).
Un recensement électoral biaisé, partial et partiel, visant essentiellement des groupes considérés comme favorables au parti au pouvoir ; puis la très faible participation au référendum dans les bastions du MPS, conduisent à se poser des questions sur l’appartenance des militants, leur attachement au parti et la réalité de leur conviction, ainsi que le rôle des partis dits « alliés ». Durant toute la campagne référendaire, le projet de texte a été peu diffusé, il circulait comme sous le manteau ; les électeurs n’avaient pas connaissance de ce qu’on leur demandait de voter le 06 juin. Et la France dans tout cela ? Naturellement, elle a apporté un soutien politique discret mais ferme au pouvoir. Qu’on se souvienne : en mai 2004, le ministre français de la Coopération Xavier Darcos, alors de passage à N’djamena, avait soutenu ouvertement l’idée d’une révision de la constitution de 1996. Une protestation du Collectif des associations de défense des droits humains (CADH) a valu à ce dernier d’importants démêlés avec l’Ambassadeur de France au Tchad. Il n’y a pas de doute, sans l’aval de Paris, Déby n’aurait pas mis en chantier et passé en force cette infamie. Quelques indiscrétions soutiennent qu’à la suite du boycott du référendum, l’Ambassadeur de France au Tchad aurait qualifié les acteurs de l’opposition démocratique et des associations des droits de l’Homme d’irresponsables, les traitant de tous les noms d’oiseaux pour avoir tenté et réussi le pari du boycott.
Dobian Assingar, Vice-Président de la Fédération internationale des Ligues des droits de l’Homme (FIDH) et
Massalbaye Tenebaye, Président de la Ligue tchadienne des droits de l’Homme (LTDH)