« Notre maison brûle et nous regardons ailleurs ». Cette phrase prononcée par Jacques Chirac a servi de catalyseur et de signal politique fort à Johannesburg pour exprimer un état d’urgence patent face aux évolutions climatiques récentes et face au manque tout aussi conséquent d’actions concrètes pour y faire face. Ironie de l’Histoire, dont elle est d’ailleurs coutumière, cette phrase pourrait tout à fait s’appliquer aujourd’hui à un aspect totalement différent de la politique française, celui de la politique extérieure.
Beaucoup a déjà été dit, à tort ou à raison, sur la politique africaine de la France. Cette contribution n’a surtout pas l’ambition d’en faire une analyse exhaustive. Cependant, en tant que citoyens français travaillant au Tchad, j’estime qu’il est de mon devoir d’informer le peuple et les gouvernants français de la situation observable à l’heure actuelle dans ce grand pays de l’Afrique centrale.
Le Tchad est un pays soumis à de nombreuses tensions, internes comme externes, traversé par de multiples conflictualités géographiques et ethniques, et souffrant d’une absence structurelle d’Etat quant à ses fonctions régaliennes (éducation, santé, social, …). De surcroît, l’exploitation pétrolière récente dans le pays constitue une menace plus qu’une opportunité dans la mesure où la « bonne gouvernance », soit disant conditionnalité contractuelle dans les contrats signés entre la Banque Mondiale, le consortium pétrolier (Esso-ChevronTexaco-Petronas) et l’Etat tchadien, relève en réalité d’une vaste plaisanterie destinée avant tout à justifier l’implication de cette même banque dans le montage financier permettant l’extraction du brut tchadien.
Malgré cette situation pour le moins difficile, nombreux sont les tchadiens qui s’investissent en faveur d’une évolution positive de leur pays et pour en renforcer les bases démocratiques et sociales. La France, « patrie des droits de l’homme », « grande amie » des nations africaines, encourage-t-elle cette inflexion ?
Fort est de constater que, loin de favoriser le développement du Tchad, la France, empêtrée dans une diplomatie réactive encore largement dépendante des influences passées, s’accroche à un soutien aveugle et dévastateur du régime en place. Trois faits récents suffisent à illustrer cette politique essentiellement tournée vers des enjeux géostratégiques de court terme (le maintien d’une base militaire, la présence française dans une zone stratégique au confluent des influences musulmanes et sub-sahariennes, la découverte de nombreux champs pétrolifères dans la région, …) au risque de se terminer en fiasco patent, si ce n’est en un scénario à la togolaise ou à l’ivoirienne :
– Le 13 juin dernier, une lettre ouverte d’un citoyen tchadien publiée dans l’hebdomadaire d’opposition « l’Observateur » et adressée à l’ambassadeur de France au Tchad, s’est insurgée contre le « silence complice » de la France devant les multiples entorses aux droits de l’homme dont se rend coupable le pouvoir tchadien, et a mis en garde contre un possible scénario catastrophe qui transformerait le Tchad en une « deuxième Côte d’Ivoire ou un deuxième Rwanda ».
– Le même jour s’est déroulée une rencontre entre le Premier Ministre français Dominique de Villepin et le Président de la République tchadienne Idriss Déby. Lors de cet entretien, Mr de Villepin a affirmé que « la France et la Tchad ont une même vision et une même exigence de développement à travers la planète » et que les résultats du référendum du 6 juin dernier (portant sur une modification de la Constitution qui permettra à Idriss Déby de se représenter aux prochaines élections présidentielles en 2006), dont tout le monde sait qu’ils ne sont qu’un grossier déni de démocratie et que les résultats ont été largement manipulés, représentent « un moment important dans la vie des Tchadiens ».
Le Président Déby, au sommet d’un des régimes les plus autoritaires encore en vigueur aujourd’hui sur le continent africain, a d’ailleurs été, jusqu’à jeudi dernier, gracieusement hébergé par la France, laquelle lui a mis à disposition la Résidence Marly pendant plusieurs semaines.
– Pour enfoncer le clou, son excellence Jean-Pierre Berçot, ambassadeur de France au Tchad, a « excellé » dans son discours du 14 juillet, le jour suivant. Dans un zèle dépassant presque celui des plus fervents thuriféraires du régime en place, il s’est fendu d’un violent réquisitoire contre la presse indépendante tchadienne, une presse qui confondrait selon lui « fait et commentaire », « inciterait à la haine » et mettrait en péril la démocratie et la stabilité du pays, au moment même où des journalistes tchadiens sont détenus de manière totalement illégale et arbitraire dans les geôles tchadiennes et où l’ambassade des Etats-Unis elle-même a levé le ton deux semaines auparavant face à cette situation en rappelant à l’ordre le pouvoir tchadien et en apportant son soutien (moral et financier) à la presse du pays.
Ce discours, qui ouvre grand la porte à une répression de la presse indépendante et représente en filigrane une carte blanche donnée au pouvoir tchadien pour la mettre au pas, a provoqué un tollé général et jeté le feu aux poudres. Les émissions radio diffusées se succèdent depuis lors pour dénoncer l’ingérence française, les discours aux relents anti-coloniaux se font entendre de manière croissante et la presse tire à boulets rouges sur la France et son représentant.
Deux journées qui suffisent à résumer l’essentiel de la diplomatie française au Tchad. Si elle est, nécessairement, dépendante de variables politico-diplomatiques qui échappent aux citoyens que nous sommes, il me semble que la « real-politik » n’en conserve pas moins des limites, à savoir celle, en positif, de la dignité, et celle, en négatif, de la compromission. Lorsque les Etats-Unis, par la voix de la secrétaire d’Etat Condolezza Rice, admettent qu’à rechercher « la stabilité aux dépens de la démocratie au Proche-Orient, [ils n’ont] obtenu ni l’une ni l’autre », il est grand temps de s’interroger sur les implications d’une diplomatie française qui reste accrochée à de vieux préceptes du passé et qui obèrent toute inflexion en faveur des peuples africains.
Cette politique (mais mérite-t-elle encore cette appellation ?) est non seulement dangereuse pour les citoyens français résidant dans le pays, qui deviennent les cibles logiques des ressentiments envers la diplomatie française, mais est surtout une véritable insulte adressée à tout un peuple. Qui oserait encore croire aujourd’hui, face à la déliquescence toujours plus importante des services éducatifs, sociaux, sanitaires et à l’omniprésence d’un Etat policier et manipulateur, que la gouvernement tchadien œuvre pour le « bien commun » ? Elle est par ailleurs doublement préjudiciable : d’une part elle mine toute crédibilité française « dans l’espace » (sur le continent africain), et d’autre part elle illustre un échec patent de la diplomatie française « dans le temps ». En effet, aucune leçon n’est tirée du passé et les évènements apparus récemment en Côte d’Ivoire et au Togo n’ont aucune prise sur l’obsession quasi-maladive d’un hypothétique maintien de l’influence française en Afrique.
Qu’on s’en réjouisse ou qu’on le déplore, la vieille planisphère sur laquelle trônait la couleur rouge dans toutes les classes de France n’est plus qu’un vague souvenir et il est grand temps de prendre la mesure des nombreux signaux d’alerte qui s’allument aujourd’hui pour réorienter positivement une politique d’« œillères diplomatiques » inéluctablement vouée à l’échec. Au risque de mettre en péril non seulement la présence française à long terme sur le continent africain, mais aussi la vie de nombreux ressortissants français et européens qui en dépendent, directement ou non. « Le présent n’est pas un passé en puissance, il est le moment du choix et de l’action » : ces mots de Simone de Beauvoir sonnent aujourd’hui encore comme un avertissement et nécessitent plus que jamais un examen attentif.
Dans l’espoir d’être entendus, et je l’espère compris, par les responsables français, je souhaite adresser au peuple tchadien toutes mes excuses pour l’attitude de notre pays, et l’assurer du non-soutien du peuple français à l’égard de celle-ci.
Un citoyen français au Tchad 17/07/200