Survie

Togo : Faure ne viendra pas à l’Élysée sous Chirac

rédigé le 1er mars 2006 (mis en ligne le 1er mars 2006)

par Comi M. Toulabor, Sciences Po Bordeaux

Depuis la capture de la succession de son père en février dernier, Faure est inlassablement à la recherche du saint Graal de la légitimité. Il a parcouru en vain le vaste monde et ses capitales (Tripoli, Riyad, Téhéran, Pékin, etc.), il se rend compte, désespéré, que cette quête passe fatalement par Paris.

Mais comment savourer les délices du Jardin de l’Élysée, alors que Chirac, patron et cerbère des lieux, ne veut point l’y inviter contrairement à ses engagements pré-électoraux d’avril 2005 ? Le clan Gnassingbé commence par mal supporter ce qui est considéré comme un abandon, voire une déchéance politique, dont le pauvre Faure se sent la victime, moqué et accusé de ne pas se rendre dans les capitales qui confèrent le sacre de la légitimité : Berlin, Bruxelles, Washington et surtout Paris.

Auprès de Faure siège un trio de conseillers constitué du très discret (trop même) Moussa Barqué, l’éminence grise du système, qui excelle dans l’art de tirer en douceur les ficelles depuis les coulisses ; du prisonnier en cavale le Français Charles Debbasch, Nobel de coups fourrés et foireux et de l’ultra-tribaliste Pitang Tchalla, pour qui le Togo aurait dû commencer et s’arrêter à sa région natale de la Kozah. Pour résorber le déficit de légitimité de Faure, le trio lui monta le scénario de la tragi-comédie Bolloré vs Dupuydauby, une affaire rocambolesque à rebondissements et à plusieurs tiroirs. Au départ, il s’agit pour le clan Gnassingbé de renégocier le contrat qui le liait depuis 2001 au groupe SAGA-Togo de Jacques Dupuydauby au profit de son grand rival, le puissant groupe de Vincent Bolloré, qui contrôle les ports et autres lieux stratégiques dans nombre de pays francophones. Après la mort du fondateur éponyme de la dictature togolaise, ses enfants "bousculent" systématiquement les concessions que leur père avait accordées aux différentes entreprises, pour la plupart françaises. Jacques Dupuydauby, dopé depuis sa réussite extraordinaire au port de Lomé, qui a vu son trafic plus que quadrupler avec la crise ivoirienne, renâcle et ne veut pas lâcher l’hyper rentable morceau. La nature des relations entre Dupuydauby et Bolloré qui se connaissent bien, tous deux étant des proches du cercle chiraquien, rend plus âpre leur affrontement pour la conquête et le contrôle du port de Lomé.

C’est ici que le trio de conseillers entre en jeu au nom d’un "patriotisme économique radical", comme on se plaît à l’affirmer au sein du clan, en élaborant un scénario abracadabrant qui permettrait à Faure de se rappeler au bon souvenir de son parrain de l’Élysée. Dans le casting, fidèle à sa réputation de dur et de cruel, le ministre de la Défense Kpatcha, endosse le rôle du méchant loup, et Faure celui du tendre piégeur : une division du travail bien réglée entre les deux frères consanguins qui savent mettre une sourdine à leurs luttes fratricides pour le pouvoir. Ainsi, lorsque Faure invite début février les collaborateurs de Bolloré à le rencontrer à Lomé, Kpatcha se charge de les y incarcérer, obligeant Chirac et le Quai d’Orsay, confus et ridicules, à intervenir pour leur libération.

C’est que l’hôte de l’Élysée se fait plus en plus distant depuis son rôle de premier plan joué dans la "nomination électorale" de Faure. Lors du Sommet françafricain de Bamako de décembre dernier, le filleul attendait de sa première rencontre avec son parrain beaucoup de chaleur et d’expansivité célébrées naguère par le dictateur défunt auprès de ses enfants médusés. Mais Faure a eu droit à une poignée de main terne et a lu dans le regard de Grand-Chirac un sentiment de bouderie et d’évitement, voire un certain mépris à son égard, alors qu’il préférait s’afficher ostensiblement, et longuement, avec son vieux complice Omar Bongo. Pourtant Chirac est le seul dirigeant d’un État occidental à valider son "élection", entraînant dans son sillage Louis Michel, commissaire européen au Développement et à l’Action humanitaire, et Kofi Annan, secrétaire général des Nations unies, et bizarrement aucun d’entre eux ne semble prêt à l’inviter pour lui tendre la coupe de la légitimité.

Le clan Gnassingbé voit dans le lamentable échec du énième dialogue prévu pour le 20 février dernier à Ouagadougou une autre illustration de cet abandon/mépris du parrain Chirac à son endroit. Étant l’une des dernières conditions à remplir pour voir l’Union européenne lever sa main sur les importantes subventions gelées depuis 1993 pour "déficit démocratique", ce dialogue était considéré comme très important par le clan qui l’attendait dans l’euphorie comme une bouée de sauvetage. Aussi son ajournement sine die est-il jugé dans l’entourage de Faure comme un coup monté par l’Élysée et son Monsieur Afrique, Michel de Bonnecorse, « venu à Lomé feindre de nous soutenir alors qu’il est venu faire exactement le contraire ; ces Blancs-là on ne peut pas croire en eux ».

Alors peut-on dire que le torchon commence à brûler entre Lomé et Paris et que Faure cherche à prendre ses distances vis-à-vis de son parrain ? Dans la manipulation de l’affaire Bolloré vs Dupuydauby, il faut reconnaître que Charles Debbasch a tout intérêt à jeter de l’huile sur le feu pour régler ses vieux comptes judiciaires avec son pays d’origine, la France, dont la justice avait lancé en décembre 2005 un mandat d’arrêt international, même s’il est bidon, contre lui. Ses compères togolais Moussa Barqué et Pitang Tchalla ne voient pas non plus comment, au nom du "patriotisme économique radical", ils sont menés en bateau par le prisonnier en cavale dont les avis et les conseils sont très appréciés, relevant même d’une certaine sagesse transcendantale, dans le clan. Pour Chirac, à la suite d’autres scandales de drogues, de trafics d’armes, de meurtres qu’il a couverts pour sauver les meubles, ce duel industriel est un épisode de trop qui met en cause l’épicentre même de la Françafrique au travers du pacte signé avec le fondateur de la dictature Gnassingbé. Si l’on en est arrivé là, c’est que les enfants de l’"ami personnel" sont des malotrus qui n’en font qu’à leur tête, qui ne pensent qu’à leur "ventre" en oubliant de renvoyer l’ascenseur alors même que des élections importantes s’annoncent en France à partir de 2007 et qu’il leur faudra un jour ou l’autre cracher au bassinet. L’"amitié" de Chirac avec le dictateur Eyadéma n’est pas une amitié solaire, mais une amitié palpable en donnant-donnant, en pièces sonnantes et trébuchantes, ce que les enfants semblent ignorer superbement.

Outre ces scènes de mauvaise humeur, résultante d’une mauvaise socialisation des fistons Gnassingbé à la Françafrique, s’ajoute le calendrier de l’hôte de l’Élysée. Depuis l’"élection" de Faure en avril 2005, l’agenda de Chirac est une succession d’échecs ou de drames : référendum sur la Constitution européenne, candidature de Paris pour les JO 2012, crise des banlieues, porte-avions Clémenceau, campagne présidentielle de 2007 mais déjà entamée, etc. Où donc caser dans cet agenda chargé Faure que le très superstitieux Chirac finit par considérer comme son porte-malheur ? Aussi l’inviter à l’Élysée ne risque-t-il pas d’être une opération politiquement contre-productive à deux pas des présidentielles ? Plus la visite de Faure au Jardin de l’Élysée tardera et mieux Chirac se portera. Après avoir achevé le corps électoral togolais, Chirac ne sait pas où le cacher, mais il risque de le hanter pour longtemps.

Comi M. Toulabor, Sciences Po Bordeaux

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Cet article a été publié dans Billets d’Afrique 145 - Mars 2006
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