Survie

Edito : Déchets-cadeaux

(mis en ligne le 1er octobre 2006)

Lorsque, en 1955, Claude Lévi-Strauss, par une célèbre prosopopée, dans Tristes Tropiques, lance : « Cette grande civilisation occidentale, créatrice des merveilles dont nous jouissons, elle n’a certes pas réussi à les produire sans contrepartie. Comme son œuvre la plus fameuse, pile où s’élaborent des architectures d’une complexité inconnue, l’ordre et l’harmonie de l’Occident exigent l’élimination d’une masse prodigieuse de sous-produits maléfiques dont la terre est aujourd’hui infectée. Ce que d’abord vous nous montrez, voyages, c’est notre ordure lancée au visage de l’humanité. », il exprime prophétiquement, ce qui, un demi-siècle plus tard, s’exhibe impudiquement. L’Afrique, faible et sous domination, est le réceptacle tout trouvé des déchets dont personne ne veut en Occident.

À la fin des années 1980, Bongo, avec la Sogaben (Société gabonaise d’études nucléaires) de ses amis corses, envisageait de stocker au Gabon des déchets nucléaires. L’affaire se perdit dans le marigot. Au même moment un plan d’enfouir deux millions de tonnes de déchets toxiques européens et américains dans le sol congolais (avec 74 millions de dollars pour Sassou, une aumône) capota grâce au bruit fait par des écologistes hollandais. Ces échecs officiels incitèrent à plus de modestie et de discrétion. Des cas de décharges sauvages, avant l’irruption du scandale ivoirien, ont déjà été cités. Il y a quelques mois, dans un quartier populeux de Douala (Cameroun), des fûts remplis d’acide, d’où émanaient des vapeurs toxiques, furent signalés. L’armée camerounaise fut chargée d’aller les déverser en mer, non sans déplorer, du fait de l’explosion d’un fût, la mort d’un militaire. Au Niger, la région d’Arlit, où sont exploitées les mines d’uranium par la Cogema-Areva, est une véritable décharge à ciel ouvert de résidus d’exploitation du minerai radio-actif. Au Nigeria le pays des Ogonis, sur le littoral du golfe de Guinée, jadis florissant, a été désertifié, rendu stérile par le rejet dans la nature des déchets produits par l’exploitation des champs pétrolifères.

À part les protestations, vite étouffées, vite oubliées, de telle ou telle ONG de protection de l’environnement, ce sujet n’intéresse personne. Autant le thème des enfants soldats et des mutilations a produit une ribambelle de romans et des centaines d’heures de documentaires édifiants, autant celui des enfants sans bras, des enfants à deux têtes, des enfants à nageoires et autres monstruosités, n’a mobilisé aucun journaliste ou romancier. Ces êtres torturés peuplent pourtant, en grand nombre, les hôpitaux du Vietnam, des années après les déversements, pour cause de lutte contre le communisme, des terribles défoliants chimiques sur les forêts par les Américains. Si on y faisait un reportage, on crierait au voyeurisme. Il faudrait interdire la télé aux cœurs sensibles. Ignorons-les. Le taux des malformations augmente significativement dans les populations démunies exposées à diverses pollutions de leur environnement. L’espérance de vie, quant à elle, diminue.

Il faut un scandale comme celui qui vient de se passer en Côte d’Ivoire pour qu’on se pose quelques questions ; encore ne se pose-t-on pas toutes les questions nécessaires ; certaines, pourtant évidentes, restent bizarrement dans l’ombre. Si on a largement décrit les circuits de corruption, bien réels, qui ont permis l’entrée et le déversement en Côte d’ivoire de ces déchets, on n’a pas du tout évoqué leur origine. Issus du traitement du pétrole, ces déchets ne peuvent provenir que d’une puissante multinationale pétrolière. Laquelle ? Mystère. Elle doit avoir les moyens de préserver son anonymat et d’orienter les médias dans les bonnes directions, loin de toute curiosité malencontreuse. Ces déchets fantomatiques, venus de nulle part, errant sur les mers, cherchant qui empoisonner, sont pourtant d’abord le signe de l’irresponsabilité et de l’impunité qui caractérise ceux qui, bien cachés, sans visage, sans nom, sans lieu, décident de se débarrasser de ce qui les encombre en se lavant les mains de ce qu’il en adviendra, juste en collant l’étiquette haute toxicité sur leur paquet cadeau. On nous a tout dit sur les camions d’Abidjan qui ont déchargé le Probo Koala et rien sur la gueule vomissante qui l’a rempli. On aimerait savoir pourquoi.

Odile Tobner

#GénocideDesTutsis 30 ans déjà
Cet article a été publié dans Billets d’Afrique 151 - Octobre 2006
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