Trois, quatre fois par mois. Jamais plus. Désormais, l’express Dakar Niger en a fini de traverser Sénégal et Mali tous les deux jours, comme au temps de sa gloire passée, dans les années 60.
Le train fut construit dans les années 20, par la colonie Française pour des objectifs stratégiques. Mais en 1947, la ligne fut le théâtre d’une longue grève retentissante des ouvriers noirs contre leurs employeurs blancs, véritable point de départ de l’indépendance de l’AOF. De cette façon, la ligne Dakar-Bamako, d’objet colonial devenait un objet national. Bon an mal an, « l’express » joua son rôle intégrateur et fut un élément constitutif des bonnes relations des états Malien et Sénégalais.
Mais le matériel vieillissait et son renouvellement fut dédaigné par les gouvernements Diouf, puis Wade au Sénégal, ainsi que par la dictature de Moussa Traoré au Mali.
Alors, les dirigeants se tournèrent vers la Banque mondiale. Celle-ci proposa un prêt, mais l’assujettit à la privatisation de la ligne. À l’issue de longues tractations, le réseau binational fut vendu en une concession de 25 ans, à deux investisseurs canadien (Canac) et français (Getma). La société Transrail SA fut créée. Bien entendu, le projet BM obligeait Transrail à respecter l’intérêt des états et à signer une convention garantissant le service voyageur. Hélas, la réalité fut toute autre, cheminots et riverains comprirent vite le dessein des investisseurs : gagner au plus vite quelques points de productivité, ne rien investir, et spéculer. Concrètement, dès la privatisation, deux tiers des gares furent fermées, mille cheminots licenciés ou déflatés, et l’express se trouva livré à lui même, c’est-à-dire à la ruine accélérée de ses wagons et au caractère aléatoire de sa fréquence dorénavant bi-mensuelle. Le problème, c’est qu’avec le temps, s’est greffée tout au long de la voie une vaste économie informelle, subitement mise à terre par cette privatisation. Des villages, seulement desservis par le rail, sont devenus fantômes depuis que l’express ne s’y arrête plus, les vendeuses bana bana ne peuvent plus compter sur les trains devenus trop rares et que dire des cheminots au chômage ? De fait, seul le fret intéresse Transrail, et encore la société se contente-t-elle d’objectifs limités, servie qu’elle est par l’enclavement du Mali et la fermeture de l’autre ligne, celle de la Côte d’Ivoire, pour cause de guerre. Du coup, avec ce monopole, le prix du container a triplé en trois ans. Dans ce contexte, Transrail n’a toujours pas investi le prêt - encaissé - de la BM dans la réfection de la voie.
C’est bien là le problème. En fait de train, le Dakar Niger est devenu le plus lent du monde. Les rails sont dans un tel état qu’il n’est pas envisageable de mettre moins de trois jours pour parcourir les 1200 Km séparant Dakar de Bamako, et encore en restant optimiste. Sur certaines sections, le train ne roule plus qu’à 8 Km/h. Les 150 Km séparant Tambacounda de Kidira, parcourus à 18 Km/h nécessitent 10 heures ! Il faut aussi compter avec les déraillements. Au moins un par jour. Certes, à cette vitesse, l’événement n’est jamais meurtrier, mais en ce cas il faudra bien une bonne douzaine d’heures d’arrêt supplémentaire, le temps que l’on remette les wagons sur rails. Avec des crics.
Quelles que soient les logiques en cause, le constat est celui-ci : trois ans après sa privatisation, le train n’a jamais aussi mal roulé aux Mali et Sénégal, en ayant jeté dans la misère un bassin entier de population. Avec ce drôle de corollaire : un siècle plus tard, des blancs ont repris possession des locaux de direction à Thiès.
À plus d’un titre, cette privatisation manquée illustre bien une forme de prébende devenue courante en Afrique : avec la facilitation d’institutions multilatérales, des biens publics sont privatisés et livrés en pâture à la finance internationale. En effet, Transrail a déjà changé plusieurs fois de propriétaires : Getma, le groupe français Lefebvre, l’ américain Savage et le consortium franco-belge Vectilus.
De la pure spéculation, mais dans ce cadre précis, on imagine facilement la place que peut prendre la survie d’un malheureux express non rentable, des vendeuses de gare, et des cheminots de la voie.
Bien sûr, cette tendance n’est pas spécifique à l’Afrique. Le grand vent libéral souffle partout dans le monde, et il n’est un service public qui ne soit menacé par la rapacité financière. Mais imagine-t-on un fonds d’investissement chinois racheter la SNCF et abandonner les liaisons voyageurs non rentables, (c’est-à-dire toutes les autres que le TGV). Non, bien entendu. Il n’y a qu’en Afrique que la communauté internationale se joue impunément des questions nationales à ce point. Dans cette colonisation déguisée sous le vocable d’investissement et d’aide au développement, la France tient une place de choix. Pour ne parler que des chemins de fer, on l’a vu, Getma a racheté celui du Mali, le groupe minier Eramet exploite lui en toute tranquillité le Transgabonais, mais plus encore : le désormais célèbre Bolloré a successivement remporté celui de Côte d’Ivoire/ Burkina Faso (Sitarail), du Cameroun (Camrail), de Madagascar (Madarail), d’Angola, du Mozambique et continue de lorgner sur le Congo-océan. Certes, on arguera que dans certains cas, l’entretien de la ligne a été assuré, surtout quand il s’agissait comme aux Gabon, Cameroun et Burkina d’un vecteur essentiel dans l’exploitation du minerai ou du bois. Mais dans ce schéma de développement vertical, le service public ne trouve guère de place, et les voitures voyageurs livrées à la rouille. Que se passera-t-il, quand le bois du Cameroun ne sera plus compétitif, ou le manganèse Gabonais épuisé ?
Ici, comme sur le Dakar-Niger, la présence française n’est ni militaire, ni politique. Non : simplement financière. Les groupes ne s’occupent pas d’instrumentaliser les crises politiques, simplement de gérer leurs profits, au mépris des peuples. Cette forme de prédation, couverte par le « consensus de Washington » n’en représente pas moins un avenir radieux pour la Françafrique. C’est bien ce qu’a semblé vouloir nous dire M. Sarkozy en allant bronzer sur le yacht de Vincent Bolloré. Il s’en fiche, il ne prend jamais le train.
Vincent Munié