Wenceslas Munyeshyaka est arrivé dans cette mission de Normandie en 2001. Il venait de la mission des Andelys. Depuis sept ans, les chrétiens de Gisors ont entendu que ce prêtre venu du Rwanda est poursuivi pour des crimes commis dans le cadre du génocide. Ils ont appris au début de l’été qu’il avait été arrêté et mis en prison à la demande du Tribunal pénal international. Puis ils ont appris qu’il avait été relâché non pas parce qu’il avait été reconnu innocent des faits à lui reprochés mais parce que la juridiction onusienne d’Arusha avait mal présenté sa requête. Ils ont fini par se demander si l’homme à qui l’évêque d’Evreux a confié la direction de leur âme ne s’était pas lui-même égaré ou s’il était victime d’une odieuse persécution. L’organisateur de la rencontre a ouvert les travaux de la réunion en déclarant que celleci avait pour but de rassurer une communauté troublée par les démêlés judiciaires de son prêtre. Il fallait, disait-il, que les paroissiens « entendent une autre parole ».
Le soin apporté au choix de ceux qui pouvaient porter cette bonne parole est un indice de la profondeur du trouble. Outre la présence de Pierre Péan, dont je ne parlerai pas ici car il s’agit d’un témoin de seconde main, il y avait à la tribune trois Rwandais : le général Habyarimana (Suisse), Aloys Simpunga (Belgique) et Gahururu (Allemagne). Les deux derniers ont assuré avoir très souvent croisé Wenceslas Munyeshyaka et avoir travaillé avec lui pendant le génocide pour mettre à l’abri des Tutsi pourchassés à Kigali.
Aloys Simpunga était sous-préfet de Kigali. Son compatriote Gahururu, directeur général au ministère de la Famille durant le génocide, était l’un des responsables de la Croix rouge rwandaise. Le troisième témoin rwandais était venu témoigner de ce qu’il avait pu apprendre des autres pendant qu’il était ministre de la Défense au Rwanda : « Le dossier de Wenceslas Munyeshyaka est vide. » Ce sont tous d’anciens serviteurs du régime responsable du génocide. Les supérieurs directs de Gahururu et de Simpunga, respectivement Pauline Nyiramasuhuko et le colonel Renzaho sont en prison à Arusha. Ils sont poursuivis pour crime et complicité de génocide. Il faut souligner que ni la défense ni le procureur international n’ont voulu faire témoigner ces personnes dans les procès contre leurs patrons. Devant une cour, leur prestation aurait eu sans doute été d’un grand intérêt. Mais une assemblée de fidèles confrontés à des témoins qu’elle ne connaissait pas auparavant, sans moyen d’apprécier leur crédibilité et d’apprécier leur témoignage ne pouvait que les écouter. Cela vaudrait la peine d’aller y faire un tour pour savoir si les discours de ces hommes ont apporté des réponses aux tourments dont souffrait cette paroisse. Deux témoins capitaux manquaient à l’appel. Le premier est Wenceslas Munyashyaka lui-même. Il paraît que le contrôle judiciaire dont il est l’objet l’empêche de paraître dans des manifestations publiques. Pourtant il dit des messes ! S’il y a problème entre lui et ses fidèles, s’il y a malaise dans cette paroisse, c’est que les chrétiens ne savent plus comment l’approcher, comment lui exprimer le doute qu’ils ressentent et la peur qu’ils éprouvent à lui confier les questions qu’ils se posent à son égard. Il était étrange qu’il se « cache » en ce moment crucial du dévoilement sur son passé et de la libération de la parole sur son sujet. Son absence dans la salle paraissait tout à fait à l’opposé de l’objectif visé de renouer les liens entre la communauté et son spirituel guide. La transparence et l’opacité se mélangeaient.
L’autre témoignage vainement attendu est celui des supérieurs hiérarchiques de Wenceslas Munyeshyaka. En effet, quoi que disent les accusateurs, les témoins de moralité ou des faits, seul l’évêque d’Evreux sait pourquoi il l’a placé là et l’y maintient en dépit de sa condamnation par contumace à Kigali, de l’existence d’un mandat d’arrêt du Tribunal pénal international d’Arusha et de l’instruction ouverte contre lui par la justice française. Wenceslas Munyeshyaka a été arrêté et mis en prison en 1995. Les évêques de France n’ont pas attendu l’arrestation de juin 2007 pour mener des enquêtes sur les fondements des plaintes portées contre lui. Mais dans cet instant où les fidèles cherchaient à comprendre qui est véritablement Wenceslas Munyeshyaka, il est apparu qu’ils étaient seuls, le curé de la paroisse luimême ayant choisi de rester discrètement au fond de la salle.
Deux enseignements ressortent de cette soirée. Le premier est qu’il y a dans ce pays des femmes et des hommes capables de se poser des questions, et pas seulement sur l’emploi, les retraites et l’environnement, mais aussi sur des sujets qui a priori paraissent lointains comme le génocide des Tutsi du Rwanda. C’est un motif sérieux d’espérer. Il en est cependant d’autres qui sont solidement attachés à leurs certitudes. Afficher sa satisfaction à proposer une parole différente sans prendre soin de vérifier la qualité des sources est moins une preuve de neutralité qu’un symptôme d’une cécité qui ne veut pas se guérir.
Enfin, quoi qu’elle soit, du point de vue du droit, une excellente avancée, la présomption d’innocence a quelque chose de frustrant sur le plan social. On attend de celui qui prétend à la position de leader qu’il soit ce que les Rwandais appellent inyangamugayo. Les amis de Wenceslas Munyeshyaka ne s’y sont pas trompés. Comme en réaction aux lenteurs d’une justice qui, pendant douze ans, a reporté sans cesse l’occasion d’un procès, ils ont organisé à Gisors l’équivalent d’un gacaca rwandais. Sauf qu’ils n’ont convoqué devant la cour que les témoins de l’accusé.
Marcel Kabanda