Eva Joly, ancienne magistrate française, qui a instruit l’affaire Elf, est aujourd’hui conseillère pour la lutte contre la corruption et le blanchiment en Norvège. Elle mène depuis toujours un combat acharné contre la corruption, le pillage des pays du Sud et l’absence de volonté politique pour y remédier. Un esprit critique sans concession qui tranche avec l’apathie du débat français sur ces questions pourtant cruciales.
Billets d’Afrique. L’ONU et la Banque
mondiale viennent d’annoncer le lancement
d’une initiative de recouvrement des actifs
volés, est-ce une avancée importante ?
Eva Joly. Je fais partie des personnes à
l’origine de ce projet. Il n’était pas du tout
évident que cette initiative voie le jour, surtout
sous l’égide de la Banque mondiale.
C’est lors de la rencontre d’Oslo sur l’EITI
(Initiative pour la transparence des industries
extractives), en février 2005, que nous
avons souligné le fait que la transparence des
comptes, l’application des conventions de
l’ONU sur la corruption, n’étaient pas suffisantes
si l’on ne se donnait pas également
les moyens de localiser les « stolen assets »
(biens et avoirs mal acquis). Cette idée a fait
son chemin et le gouvernement norvégien a
fait du lobbying pour que la localisation de
ces biens entre dans les attributions de la
Banque, ce qui est fait aujourd’hui. L’ancien
président de la Banque mondiale, Paul Wolfowicz,
m’avait déjà invitée à siéger dans
cette instance, le nouveau président m’a donné
également son accord. Cette avancée ne
doit cependant pas faire oublier la nécessité
d’agir sur la problématique des paradis fiscaux
et des structures juridiques fictives, qui
sont des obstacles majeurs. Il ne suffit pas de
former des procureurs pour qu’ils débusquent
des faits de corruption et de blanchiment, il
faut lutter contre les outils qui facilitent ces
délits.
BdA. Les processus de saisie et de restitutions
de biens mal acquis visent des chefs d’état
déchus. L’immunité accordée aux présidents
en exercice, est-elle une fatalité ?
E. J. L’immunité est une survivance historique
qui doit être maintenue au niveau
où elle est censée normalement s’appliquer,
c’est-à-dire uniquement aux actes de gouvernement.
Elle permet ainsi d’éviter certaines
pressions. Il n’y a aucune raison
en revanche pour que l’immunité soit appliquée
aux activités criminelles. Il s’agit
d’une conception « élargie » du concept
d’immunité, qui n’a pas de justification.
BdA. Que pensez-vous de l’ouverture récente
par le Parquet de Paris d’une enquête
préliminaire pour recel visant les présidents
Sassou Nguesso et Omar Bongo ?
E. J. C’est un minimum. Mais c’est déjà
important dans un contexte où l’opinion
commence à s’interroger sur les détournements
de ces chefs d’État, grâce à l’action
d’associations et d’ONG. Il faut rester vigilant
pour que cette enquête ne reste pas préliminaire,
et pour qu’une information judiciaire
soit ouverte. Seul un juge d’instruction peut
mener une enquête satisfaisante.
BdA. Des sources proches du dossier
pensent que Nicolas Sarkozy a plus ou
moins autorisé l’ouverture de cette enquête,
y voyez-vous un signe de « rupture » ?
E. J. Si c’est Nicolas Sarkozy qui a autorisé
d’une façon ou d’une autre l’ouverture de
cette enquête, c’est particulièrement choquant
car ce n’est pas du tout le rôle de l’exécutif.
Il y a manifestement une confusion des rôles
en France sur ce point. Si le Parquet décide
d’instruire, ni le président ni même le ministère
de la Justice ne peuvent donner une
consigne contraire. Nous vivons dans un état
de droit. Notre ministre de la Justice actuelle
a d’ailleurs tendance à l’oublier, lorsque par
exemple elle convoque un procureur, comme
elle l’a fait récemment.
BdA. Que vous inspirent la nature des relations
franco-africaines. Connaissiez-vous
l’action de Survie ?
E. J. Les relations franco-africaines sont un
vrai obstacle au développement des pays
africains. Il est incompréhensible que pendant
tant d’années, l’opinion soit restée indifférente,
ait toléré ces pratiques, que les
journalistes n’aient pas enquêté et que l’élite
philosophique de ce pays ne se soit pas emparée
de ce sujet. Je connais les travaux de
François-Xavier Verschave, avec qui nous
avions le même éditeur, mais je n’ai appris
que récemment qu’il a été le président de
Survie. Je tiens à encourager l’action de votre
association, qui fait un travail vraiment utile, à
l’instar de ces plaintes visant les biens d’Omar
Bongo ou de Denis Sassou Nguesso.
Propos recueillis par Fabrice Tarrit