Pour comprendre les soubresauts du feuilleton Ntumi qui secouent périodiquement les quartiers sud de Brazzaville, il faut rappeler brièvement les conditions de retour au pouvoir de Sassou, et sa volonté de réduire au silence par tous les moyens toute velléité d’opposition. Le 17 octobre 1997, le général Sassou Nguesso, battu aux élections de 1992 par Pascal Lissouba, reconquiert le pouvoir par la force à l’issue d’une guerre sanglante menée par sa milice, les « cobras ». La répression est sanglante pour les populations du Sud originaire de la région qui entoure Brazzaville, le Pool, considéré également comme étant le siège de la rébellion. Certaines figures de la françafrique comme Jean-François Probst, qui avaient prêté un concours actif au retour de leur poulain Sassou, sabrent le champagne.
Un an plus tard, le 18 décembre 1998, les miliciens « ninjas » attaquent Brazzaville. Venus du Pool, leur objectif est officiellement de renverser le régime putschiste de Sassou Nguesso. À la tête de ces « rebelles », on découvre un inconnu qui se fait appeler « pasteur Ntoumi ». Les miliciens cobras de Sassou Nguesso, appuyés par une coalition de soldats angolais, tchadiens, de mercenaires, d’anciens de la division spéciale présidentielle (DSP) de Mobutu et de génocidaires hutus (ceux qui l’avaient aidé à s’emparer du pouvoir en 1997) vont se livrer à des massacres sans précédent. Une boucherie à huis clos que les plus optimistes chiffrent à près de 200 000 morts. Les miliciens « ninjas » du pasteur Ntumi ne sont pas en reste. Ils excelleront dans la destruction des biens meubles et immeubles encore debout, l’exécution d’individus suspectés d’hostilité ou de tiédeur à leur égard, pis, de complicité avec les « cobras ». Les populations prises en sandwich entre les miliciens de Sassou et ceux de Ntumi ne doivent leur salut qu’à la fuite dans les forêts ou au Congo voisin. Beaucoup y laisseront la vie, morts de maladie et de faim.
C’est aujourd’hui un secret de polichinelle que le pasteur Ntumi n’était rien d’autre qu’une création de Sassou, pour consolider son pouvoir en instaurant l’instabilité dans l’arrière-pays brazzavillois, perçu comme une région hostile. Originaire du nord du pays, Sassou Nguesso (comme tous les principaux dirigeants du régime) vit dans une ville dominée par les ressortissants du Sud. De ce fait, le nouveau pouvoir est convaincu que le Pool est susceptible d’abriter une guérilla capable de lancer contre son régime des opérations de déstabilisation. Pour prévenir ce scénario catastrophe, Sassou va donc s’employer à instaurer l’instabilité permanente dans la région en initiant une véritable politique de la terre brûlée. La mission confiée à Ntumi est simple : offrir aux militaires de Sassou les raisons d’organiser des expéditions punitives dans la région du Pool sous prétexte de pourchasser des rebelles. Le pasteur va faire merveille en y semant la terreur pendant près de cinq ans au même titre que les miliciens et soldats de Sassou. Ces deux parties officiellement opposées ne s’affronteront qu’à de très rares occasions. Le partage de rôles fonctionne parfaitement.
Alors que réapparaissent enfin au grand jour le drame du Pool et les exactions commises, le cas Ntumi (et le calvaire des populations du Pool qui lui est associé) devient pour Sassou une épine dans le pied dont il ne sait plus comment se débarrasser. Les temps ont heureusement changé. L’éliminer physiquement (comme il le fit jadis avec le capitaine Anga sans avoir à s’expliquer) ne ferait que renforcer son image de dictateur sanguinaire. Le tolérer accréditerait la thèse de ceux qui prétendent que Ntumi est sa marionnette. La seule porte de sortie qui s’offre à lui, c’est une forme de paix des braves. Ntumi rend les armes et Sassou, grand seigneur, passe l’éponge sur ses crimes.
Mais Ntumi ne l’entend pas de cette oreille. Il a grandi et se voit désormais dans la peau d’un vrai chef. Il exige de Sassou un vrai partenariat politique. En résumé, de simple supplétif, il exige un statut d’allié. Ce qui est très gênant pour Sassou. Les pressions « amicales », notamment américaines, conjuguées à celles du Vatican et du représentant de l’Union Européenne, lui feront entendre raison. Denis Sassou Nguesso consent à lui accorder un poste de conseiller à la présidence avec rang de ministre. Après avoir longuement hésité, Ntumi finit par accepter. Une aubaine pour cet homme parti de rien et subitement propulsé au rang de ministre. Le scénario est idéal sur le papier car ni Sassou ni Ntumi n’en sortent véritablement perdants. En lui accordant un poste en rapport avec son pedigree, « délégué général auprès du président de la République, chargé de la promotion des valeurs de paix et de la réparation des séquelles de guerre », Sassou neutralise un homme qui aura bien du mal à jouer les opposants alors qu’il dépend financièrement de lui. Il croit ainsi avoir sauvé son image d’homme de paix. Quant à Ntumi, de plus en plus isolé, il sait que le temps joue contre lui. En intégrant le jeu politique, il pense acquérir une stature d’homme politique de premier plan susceptible de jouer un rôle important sur la scène politique, et auprès de ses compatriotes du Pool en particulier. Les fonds qu’il espère obtenir du régime y aideront largement. Il reste qu’il n’a pas totalement confiance en Sassou. Il veut rentrer dans les rangs, mais en conservant sa capacité de nuisance, c’est-à-dire sa milice, qu’il ne fait même pas semblant de dissoudre. La petite marionnette veut jouer sa propre partition en monnayant son ralliement au pouvoir au prix fort, en continuant à faire croire qu’il est un homme libre, qui maîtrise son destin, et non un mercenaire au service du pouvoir. D’où son insistance à réclamer des garanties de sécurité maximum pour sa modeste personne. À ce jour, le pouvoir lui propose une garde de 30 soldats, prélevés parmi ses partisans, et une résidence hyper-protégée.
Les choses sont pourtant loin d’être simples. Le haut commandement militaire, aux mains des chefs « cobras », ne voit pas d’un bon oeil la promotion de Ntumi alors que, pour la plupart impliqués dans l’affaire des disparus du Beach, ils passent pour des pestiférés et doivent vivre cachés. Aucun d’eux ne figure d’ailleurs au gouvernement. Le retour impromptu de Ntumi à Brazzaville, escorté de milliers d’hommes en armes, et en l’absence de Sassou, va être l’occasion, pour ces généraux frustrés de montrer que sans eux, il n’est rien. Dans ce contexte, Ntumi, sans le savoir, devient la victime d’un bras de fer sourd qui se joue entre les différents clans « cobras » à la tête du pays. Il faut dire que son arrivée dans la ville a créé la panique dans un gouvernement incapable de gérer une situation lui échappant totalement. Isidore Mvouba, le chef du gouvernement, montre rapidement ses limites. Les généraux de l’affaire du Beach entrent en scène et imposent leur loi. Ntumi doit retourner dans son maquis du Pool. Des hélicoptères de combat appuient la démonstration de force engagée par les militaires. L’opération se soldera par deux morts selon les militaires et quinze, selon le pasteur Ntumi. Sassou n’y trouvera rien à redire et se contentera d’exiger du pasteur Ntumi qu’il revienne occuper ses fonctions impérativement au plus tard le 31 décembre de cette année. Son retour devant naturellement s’effectuer sans son immense escorte armée, un plan étant mis en place pour occuper ses 5 000 combattants.
Ce que l’entrée ratée de Ntumi à Brazzaville, le 10 septembre dernier, aura mis en évidence, c’est le caractère profondément militaire du régime de Sassou. Toute la propagande sur la démocratie apaisée, les élections, la liberté (surveillée) de la presse ne sont qu’un vernis qui craque très vite à la moindre contradiction. Nous l’avons vu lors de la crise interne du Parti congolais du travail entre les « rénovateurs », fidèles de Sassou et actuels grands profiteurs du régime d’un côté, et de l’autre, les « conservateurs » ou les anciens barons écartés des bienfaits du pouvoir. Sassou n’a pas hésité à faire appel au haut commandement militaire pour ramener l’ordre dans les rangs de son parti, sous le prétexte fallacieux de préserver la paix civile.
Denis Sassou Nguesso n’est pas à une contradiction près. Ainsi, n’hésite-t-il pas à nommer comme conseiller, celui qu’il qualifiait « d’illuminé » il n’y a pas si longtemps. Il est à l’image de la classe politique congolaise prête à toutes les compromissions pour se hisser jusqu’à la mangeoire nationale. Le pasteur Ntumi n’en est qu’un exemple de plus. Dans ces conditions, le régime a encore de beaux jours devant lui, pour le plus grand bonheur des réseaux affairistes et mafieux françafricains.
Benjamin Moutsila (Fédération des Congolais de la diaspora-FCD)