Le Talon d’Achille du capitalisme. L’argent sale et comment renouveler le système d’économie de marché, de Raymond Baker. Editions alTerre, 2005, 460 pages, 20,60 euros.
Il existe encore peu de livres sur les flux
de l’argent sale et les dérives qu’il entraîne
sur le système capitaliste. La tâche est
ardue et est souvent perçue pour beaucoup
comme trop complexe. C’est pourtant le défi
que s’est lancé Raymond Baker, il y a deux
ans, en publiant Capitalism’s Achilles Heel.
Dirty Money and How to Renew the Free-
Market System, traduit depuis quelques mois
en français. L’auteur est un ancien homme
d’affaires, qui a commencé sa carrière au Nigeria
avant de poursuivre ces activités dans
le commerce international dans d’autres pays
en développement. Reconverti depuis au
monde universitaire, il intervient dans plusieurs
« think tank » américains, Center for
International Policy et Brookings Institution,
où il anime des séminaires sur l’argent sale.
Le livre de Raymond Baker est à la fois
un manuel et un roman, manuel parce que
l’auteur présente, de manière pédagogique,
les grandes méthodes de dissimulation des
fonds issus des crimes mafieux, du terrorisme
ou de la fraude fiscale. Dès le début
de l’ouvrage, il explique, sans ambages,
les techniques de fraude : sociétés écrans,
prix fictifs, fausses factures et autres ruses
en tout genre. Roman, car il parsème
son ouvrage d’exemples, concrets et pertinents,
à travers le monde : corruption, détournements,
corruption, évasion fiscale,
mais aussi trafics, contrebande, drogue,
prostitution, contrefaçon, tout y passe.
Le phénomène est mondial et le paysage
des personnalités incriminées est divers ;
qu’on s’appelle Mobutu, Jeffrey Skilling,
ancien PDG d’Enron ou Oussama Ben
Laden, ils sont nombreux à en user.
L’argent sale a pris de telles proportions
qu’il représente « une menace pour la stabilité
et la prospérité mondiales » s’insurge
Raymond Baker. Depuis les années 1960,
l’Occident a édifié une structure mondiale
visant à faciliter le mouvement d’argent
sale entre les pays. Les paradis fiscaux et
judiciaires, le secret bancaire, les trusts,
les fausses fondations, le blanchiment et
les innombrables niches fiscales ont encouragé
la prolifération de circuits planétaires
immensément favorables aux trafics
et aux détournements. Pour ce fervent
défenseur du capitalisme, le système économique
actuel est devenu inique et producteur
d’inégalités, bien loin des théories
avancées par Adam Smith. Il a été
frappé pendant sa vie professionnelle
par le degré de corruption, la mauvaise
gouvernance et les piètres institutions
d’un grand nombre de pays en développement,
réalités souvent encouragées
par les gouvernements occidentaux
et les multinationales. Ce
mal-développement tend à s’étendre
ailleurs et à devenir « le talon
d’Achille » du capitalisme.
Pour Raymond Baker, cet argent volé, détourné,
évadé, représenterait 2 % à 5 % du
PIB mondial entre 1000 et 1500 milliards
de dollars par an, dont la moitié viendrait
des pays en voie de développement. Il distingue
trois formes d’argent sale : la corruption
(environ 3 % du montant), la criminalité
(30 à 35 %), la drogue entre 120
et 200 milliards de dollars, la contrefaçon
entre 80 et 120, le racket entre 50 et 100.
Au total l’argent du crime est évalué entre
300 et 550 milliards de dollars.
La troisième source d’argent sale est commerciale
(60 à 65 % du total) notamment
la pratique des « prix de transfert » des
multinationales, qui s’échangent les sousproduits
entre leurs différentes filiales à
des prix calculés au mieux pour échapper
au fisc.
Ces chiffres restent des estimations puisque,
depuis dix ans, malgré les discours, ni
la Banque mondiale, ni les Nations unies
n’ont voulu réaliser une étude approfondie
sur ce fléau. L’auteur constate ainsi, dans
la suite de l’ouvrage, les échecs successifs
des politiques publiques mises en place
par les institutions internationales et les
Etats pour traquer l’argent sale. Les taux
de succès sont très faibles, aux Etats Unis,
on l’estime à 0,1% des montants en jeu.
Les banques sont en effet très réticentes à
voir une législation qui les priverait d’importants
dépôts. Elles gèrent plus d’un
trillion en produits illicites chaque année,
à l’exemple de la banque américaine, Citibank,
qui a accueilli ces dernières années
des sommes colossales des présidents Pinochet
(Chili), Obiang
(Guinée Equatoriale), Bongo
(Gabon), sans jamais se soucier de la provenance
de cet argent.
Pour Raymond Baker, il est donc urgent
que la communauté internationale prenne
rapidement des décisions radicales pour
réduire les flux d’argent sale. Il énonce
ainsi, dans la dernière partie de son ouvrage,
un certain nombre de solutions : interdire
l’utilisation des paradis fiscaux
et judiciaires, modifier la législation des
sociétés, intégrer la question fiscale dans
les débats autour de la responsabilité sociale
des entreprises, renforcement des
règles sur le blanchiment dans les centres
financiers mondiaux... Ce n’est qu’ainsi
qu’on pourra renouveler le capitalisme et
combattre le mal-développement.
Antoine Dulin