Survie

Les Millions de Charles

rédigé le 1er avril 2008 (mis en ligne le 1er avril 2008) - Thomas Noirot

Alors que les biocarburants participent à la hausse des prix agricoles et détournent des milliers d’hectares de terres de la chaîne alimentaire, l’ancien ambassadeur de France auprès de l’organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) investit dans la bioénergie.

Charles Millon, nommé en 2003 ambassadeur de France auprès de la FAO, du fonds international pour le développement de l’agriculture (FIDA) et du programme alimentaire mondial (PAM), donnait 3 ans plus tard sa vision de ce “continent oublié ” : “ On a fait de la santé, de l’éducation, du religieux... mais on a oublié le développement ” (Rhonealpespeople.com, 27 mars 2006).
Quant à la lutte contre la faim dans le monde, cela lui inspirait tout de même de belles envolées, comme à l’occasion de l’ouverture du comité mondial pour la sécurité alimentaire le 30 octobre 2006 : “ Nous avons besoin d’une prise de conscience générale, civique, des enjeux non seulement humains mais aussi géopolitiques de la lutte contre la faim à un niveau mondial ”.

“Un biocarburant qui demain participera au développement ”

L’ancien ministre de la Défense, fait alors partie des nombreux décideurs politiques qui semblent éblouis par le mirage des biocarburants. Et il ne manque pas de communiquer son entrain au cours de ses visites. En mission officielle au Bénin en octobre 2006, il venait ainsi “étudier, avec les entreprises béninoises et les banques, les opportunités d’investissement dans les domaines suivants : agricole, agroalimentaire, énergies renouvelables, biocarburants, ressources naturelles ”. Six mois plus tôt, il vantait les bienfaits du Jatropha curcas, dont la plantation sur des milliers d’hectares en Afrique de l’Ouest (10 000 ha pour le seul Mali) allait permettre de produire une huile aux multiples utilisations : insecticide, savon... et carburant. “ Un biocarburant qui demain participera au développement ”, ajoutait-il.

Est-il pensable que les experts du FIDA l’en aient convaincu, moins de deux ans avant de conclure au cours d’une table ronde que “les biocarburants constituent un des facteurs de pression sur la demande et de hausse des prix agricoles. La plupart des pays pauvres, acheteurs nets de produits alimentaires, seront donc perdants, d’autant plus que dépendance alimentaire et énergétique vont souvent de pair”.

Que les services des Nations Unies aient cru ou non aux vertus des agro-carburants à l’époque, il est rassurant de constater qu’il n’en est rien aujourd’hui. On ne peut pas en dire autant de Charles Millon.

“ Partenariat public-privé ”

Celui qui dit avoir été “aguerri aux relations internationales ” par sa fonction de ministre de la Défense de 1995 à 1997, a démissionné fin août 2007 de ses fonctions d’ambassadeur de France auprès de la FAO, du FIDA et du PAM. Comme annoncé en 2006, il n’a pas pour autant oublié le continent africain : “ l’Afrique sera toujours là, je m’en occuperai autrement via une association ou à l’extrême en créant ma société de développement ”. Promesse tenue ! ... à l’extrême : il est désormais membre du conseil de surveillance de la jeune société française Agro Energie Développement, (AgroEd), qui souhaite “devenir un opérateur significatif du développement de la bioénergie ” dans les pays en développement, selon le président de son conseil de surveillance, Jean-Claude Sabin. Ce dernier, ancien responsable au sein de puissantes organisations professionnelles agricoles, n’est autre que le président fondateur de Sofiprotéol, l’établissement financier de la filière française des huiles et protéines végétales, dépositaire de la marque Diester. Initiateur de la filière biodiesel en France, il est un pilier des groupes de lobbying qui ont convaincu, dès le début des années 90, les décideurs politiques français et européens d’investir massivement de l’argent public pour le développement des filières agro-industrielles aux débouchés prometteurs (La faim, la bagnole, le blé et nous : une dénonciation des biocarburants, Fabrice Nicolino, Fayard 2007).

La chargée de communication d’AgroEd, Christiane de Livonnière, par ailleurs ancienne directrice de cabinet de Charles Millon, peut donc se vanter que « l’un des principaux avantages de l’entreprise (...) est la qualité des compétences réunies » et parler du travail qui sera mené en partenariat avec l’agence française de développement (AFD) et le FIDA. Le « système basé sur un partenariat public-privé » qu’elle évoque peut en effet compter sur de solides amitiés politiques, et elle le sait. Associée gérante du cabinet de conseil Intelstrat, elle siège aussi au conseil d’administration d’un think tank établi à Bruxelles, l’Institut Thomas More - tout comme Charles Millon. Plus récemment, tous deux ont rejoint la société Unipay’s qui s’intéresse au gigantesque marché africain du paiement sécurisé à distance par téléphonie mobile. Leur appui dans ce domaine sera-t-il aussi fructueux que pour AgroEd ?

Née en avril 2007, la société signait en effet, le 15 septembre, une convention-cadre avec le Mali “sur un ambitieux projet de production d’agro-carburants, la première d’une série qui couvrira plusieurs pays africains, mais aussi d’Asie et d’Amérique latine ” (Marchés tropicaux & Méditerranéens N° 3219, 21 septembre 2007). Charles Millon signait fin novembre une autre convention cadre, avec le Burkina Faso cette fois. Et les médias burkinabés de nous confirmer un partenariat public-privé douteux “l’action de la société AgroEd s’insérera également dans les plans d’actions définis par le FIDA et l’AFD. La société AgroEd bénéficiera du soutien du gouvernement pour l’acquisition de terres pour la production et pour l’implantation d’une unité industrielle d’EMHV (l’Ester méthylique d’huile végétale)” (Le Pays, Ouagadougou, 14 décembre 2007).

La faim justifie les moyens

En attendant, les émeutes de la faim se multiplient en Afrique. Elles dénoncent les hausses hallucinantes du prix des denrées de base.

Des “troubles sociaux ” évoqués, le 6 mars dernier, par la directrice du programme alimentaire mondial (PAM) devant des députés européens : “ Le changement d’orientation (de nombreux exploitants) en faveur de la production des biocarburants a détourné des terres de la chaîne alimentaire. (...) Les prix alimentaires atteignent un tel niveau que celui de l’huile de palme en Afrique est désormais au niveau des prix du carburant ” (AFP, 6 mars 2008).

En mars 2006, Charles Millon déclarait à Rhonealpespeople.com : “ un poste en politique, c’est ce que vous en faites ; certains s’emmerdent, d’autres se passionnent, s’investissent”. Ou investissent. On aura bien compris.

#GénocideDesTutsis 30 ans déjà
Cet article a été publié dans Billets d’Afrique 168 - Avril 2008
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