Survie

La Francophonie, nouveau cheval de Troie de l’influence militaire française ?

(mis en ligne le 1er juin 2008) - Pierre Rohman

Parmi les volets moins connus de l’activité de l’OIF (Organisation Internationale de la Francophonie) figure la « prévention des conflits », secteur devenu stratégique depuis l’adoption de la déclaration de Saint-Boniface en mai 2006. Le colloque international sur « l’Avenir de la francophonie » organisé à Paris les 6 et 7 mai a tenté de lui définir un rôle spécifique en la matière, avec des arguments inquiétants.

Tant dans les discours officiels de promotion de la langue française que dans l’empilement institutionnel d’organisations, agences, structures et réseaux à qui on a donné cette vocation, la confusion est permanente entre francophonie « avec un petit f  », projet supposé linguistique et culturel et Francophonie « avec un grand F » projet indiscutablement politique, voire militaire comme nous le verrons plus bas. Un flou facile à dissiper tant il est une évidence qu’avec ou sans majuscule la francophonie promue par l’Etat français et certains de ses alliés est un porte-étendard au service de l’influence française dans le monde et du néocolonialisme français en Afrique.

Cette poursuite de la guerre d’influence par d’autres moyens est en particulier incarnée par L’Organisation internationale de la Francophonie (la Francophonie avec majuscule).

De simple agence de coopération culturelle et technique (ACCT), en 1970, l’organisation s’est muté de sommet en sommet en enceinte politique, avec la nomination d’un secrétaire général, l’adoption d’une Charte et un élargissement constant à des pays comptant parfois très peu de locuteurs français mais qui voient un grand intérêt à intégrer l’amicale des chefs d’Etat francophones, espace de solidarité politique à défaut d’être un vrai outil d’échange culturel et linguistique.

Malgré l’adoption de textes sur la défense de la démocratie, à l’instar de la déclaration de Bamako de 2000, l’OIF a en effet servi tout au long de son existence à conforter des dictateurs en place, tenant ses sommets à Brazzaville ou à Ouagadougou, envoyant des délégations complaisantes « observer » certaines élections (160 missions sur une vingtaine d’année, dont bien peu ont soulevé la chronique pour leur esprit critique) ou acceptant dans ses rangs des dictateurs anglophones isolés politiquement. (Le Nigéria sous Sani Abacha et plus récemment le Soudan ont sollicité l’adhésion exemple)

Un facteur de pacification ?

Parmi les volets moins connus de l’activité de l’OIF figure la « prévention des conflits », concept aussi à la mode que flou, amené à devenir un secteur de plus en plus stratégique pour cette organisation, si l’on en croit les intervenants du colloque sur « l’Avenir de la francophonie » organisé les 6 et 7 mai à Paris par l’Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS). Au programme de ce raout diplomatique et universitaire figurait en effet une plénière intitulée « l’OIF, nouvel outil de prévention des conflits  » (sans point d’interrogation, partenariat de l’OIF oblige), qui davantage qu’un espace de débat a servi à promouvoir une vision semble-t-il partagée au plus haut niveau de l’Etat français, de la CEDEAO, de l’OIF, voire de l’ONU, d’une francophonie (outil linguistique) et d’une Francophonie (outil politique) censées constituer un vecteur de paix.

Cette idée est contenue dans la déclaration de Saint-Boniface, adoptée par l’OIF en mai 2006. Celle-ci affirme en effet « [la] volonté de conforter l’action préventive de l’Organisation internationale de la Francophonie, telle que prévue par la Déclaration de Bamako […], par une utilisation optimale de ses capacités, afin de lui permettre de jouer pleinement son rôle spécifique dans l’observation, l’alerte précoce, la diplomatie préventive, la gestion des crises, l’accompagnement des transitions et la consolidation de la paix, et ce, dans le cadre d’une coopération systématique et rationalisée avec les Organisations internationales et régionales. »

Des VRP en treillis

Sur le plan militaire, la défense de la francophonie est assurée, ce n’est pas une surprise, par la France et consiste officiellement à enseigner la langue française à des soldats et des gradés, projet appliqué dans 75 pays du monde et qui dans certains pays comme la Tanzanie et le Zimbabwe constitue le seul programme de coopération militaire. Cette coopération, encadrée par le Ministère des Affaires Etrangères et non plus par celui de la Défense, comptabilisée en Aide Publique au Développement, forme 3000 stagiaires en langue française chaque année. Quoi de plus « innocent » en effet que d’envoyer en éclaireurs au cœur des casernes des professeurs (avec ou sans treillis), dictionnaire à la main, avant de poursuivre par l’enseignement de doctrines militaires hexagonales, la distribution de catalogues d’armes tricolore et surtout d’établir sur du plus long terme de précieux liens entre états-majors, solidarités d’uniformes bien utiles en cas de déploiement commun sur un terrain militaire (dans un cadre onusien ou sous l’égide du dispositif RECAMP) ?

C’est le général Emmanuel Beth, Directeur de la coopération militaire et de Défense au Ministère des affaires étrangères qui encadre ce dispositif, de même que le soutien français aux 14 écoles militaires nationales à vocation régionale implantées dans plusieurs pays africains (Ecole de maintien de la paix à Bamako et bientôt au Cameroun, école de déminage au Bénin, etc.). A la tribune du colloque de l’IRIS, il justifiait cette promotion de la francophonie militaire en défendant la langue française comme un outil de travail privilégié pour le maintien de la paix, face à une langue anglaise jugée trop « manichéennee ». Fachoda quand tu nous tiens…

Contingents francophones

Cette vision française pourrait prêter à sourire (jaune), ce qui fut le cas lorsqu’un auditeur du colloque de l’IRIS répliqua au Général Beth « qu’être tabassé en français, en anglais, en arabe ou en babambara revenait strictement au même », si elle n’était pas également défendue par d’importants gradés africains. Lors du même colloque, le Général Gaye commandant de la MONUC a lui aussi défendu l’idée d’une Francophonie davantage impliquée dans les opérations de prévention et de maintien de la paix, suggérant que l’OIF subventionne en matériel certaines armées francophones déployées dans le cadre d’opérations multilatérales, affirmant la nécessité de développer au plan international le concept (très « français ») de gendarmerie ou proposant la création d’un Master formant des cadres militaires à la défense de la francophonie en milieu militaire. Surenchère du Colonel Koné, directeur du système d’alerte précoce de la CEDEAO, proposant à son tour que l’OIF, pourtant sans légitimité internationale « régalienne » sur le plan militaire et diplomatique ait une représentation permanente à Abuja (siège de la CEDEAO) au même titre que l’Union européenne ou les Etats-Unis.

Aux antipodes de la francophonie des universitaires et des écrivains, c’est bien le schéma d’une extension de la coopération militaire française à un cadre multilatéral (francophone ou non) aux contours et aux desseins incertains qui, en complément du multilatéralisme onusien, européen (Eufor) ou de dispositifs ad hoc comme RECAMP, continue à se dessiner, avec cette fois un habillage (camouflage ?) Francophone.

La Francophonie, au-delà de ses dimensions culturelles et économiques pourrait-elle, à terme, s’apparenter également à une structure de solidarité militaire sur le modèle de ce que constitue l’OTAN, comme peut le faire croire cette volonté de développer par tous les moyens ces coopérations militaires, que ce soit sur le terrain de la formation, de l’équipement ou de la conduite d’opérations en commun ?
Si l’on se réfère à l’histoire des interventions et des « coopérations » militaires déployées par la France sous le sceau du maintien de la paix et de la sécurité (au Tchad, au Rwanda, en Centrafrique) il y aurait pourtant là de quoi donner la frousse (…avec un grand F).

Pierre ROHMAN

#GénocideDesTutsis 30 ans déjà
Cet article a été publié dans Billets d’Afrique 170 - Juin 2008
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