Si les réseaux salafistes mauritaniens liés à la branche d’Al-Qaeda au Maghreb islamique (BAQMI) ont été démantelés après les attentats terroristes qui ont frappé le pays en décembre dernier, le terreau économique et social ayant permis leur éclosion demeure.
On entend beaucoup dire, actuellement, en Mauritanie et dans les cercles connaisseurs, que le phénomène terroriste dans ce pays vient de l’extérieur et qu’il est étranger à la tradition religieuse mauritanienne. Ce n’est pas faux, mais c’est oublier que l’islam mauritanien maraboutique, conservateur mais tranquille, n’a plus le monopole de la religion dans la région comme dans le pays. Depuis les années 1970, un islamisme radical s’est développé. Au début, plutôt confidentiel, il s’est aujourd’hui « démocratisé » et diffusé, même si l’écrasante majorité des Mauritaniens rejette cette tendance politique et encore plus les actes de violence perpétrés au nom de la religion. Malgré la démocratisation survenue après le coup d’Etat d’août 2005, la pauvreté, la prédation des richesses du pays, la corruption et l’incurie de l’administration, des notables politiques, et l’impuissance d’une opposition déchirée et guère crédible continuent de faire des ravages. Dans ce contexte, certains jeunes sont attirés par un discours religieux radical teinté d’égalitarisme. Ainsi, les réseaux islamistes violents sont tenus par des émirs mauritaniens, installés principalement dans l’est de Nouakchott, la capitale, et dans sa région, et sont composés de Mauritaniens.
Toutefois, leur affiliation à la branche d’Al-Qaïda au Maghreb islamique (BAQMI, ex-GSPC algérien), dont l’émir dans l’ouest saharien est l’algérien Moktar Benmoktar, est bien réelle. Pendant un certain temps, ceux-ci se sont contentés de collecter des fonds pour le jihad international, à destination principalement de l’Algérie, mais aussi de l’Afghanistan, de l’Irak et de la Palestine. Le banditisme salafiste fait ainsi florès : braquages, attaque d’agents du Trésor public, vols et trafics de voitures, trafics de faux papiers (cartes grises notamment), de cigarettes et de drogues...
Au cours de l’année 2007, ces salafistes semblent être passés à la vitesse supérieure, notamment après la libération, pendant l’été, de beaucoup d’entre eux, par manque de preuves. Ainsi, plusieurs individus ont été arrêtés faisant des repérages préparatifs à des opérations contre des diplomates étrangers, fin 2007. Plus grave, trois jeunes délinquants ont tué, en décembre dernier, quatre touristes français à quelques kilomètres à l’est d’Aleg, capitale régionale du Brakna (sud du pays). Des Français devenus cibles depuis la déclaration de Nicolas Sarkozy soutenant le combat des Etats-Unis contre Al Qaeda. Le doute de la responsabilité de la BAQMI dans l’attaque des Français a plané pendant un temps. Celle-ci n’ayant, par exemple, revendiqué que tardivement, le 26 décembre, l’attaque du camp militaire d’Al Ghallaouia dans le nord est désertique du pays (trois soldats mauritaniens tués).
Les autorités mauritaniennes ont sans doute, elles-aussi, entretenu le doute, espérant sauvegarder le rallye Paris-Dakar. Plusieurs observateurs pensent qu’il ne s’agissait que d’un groupe de voleurs qui, sur le coup de l’affolement, auraient tué les touristes français. Toutefois, leur fuite à l’étranger, puis l’évasion de l’un d’entre eux, sa traque et sa capture, dans les conditions que nous verrons plus tard, semblent invalider cette thèse. Selon toute vraisemblance, il s’agit effectivement de voleurs mais qui avaient déjà été recruté par les salafistes.
L’attaque d’Al Ghallaouia par la BAQMI ressemble à celle qui avait été menée contre la base militaire de Lemgheitty en juin 2005. En effet, ces deux attaques de camps militaires, menées semble-t-il par l’émir régional algérien Moktar Benmoktar depuis le nord du Mali, s’apparentent à un acte de guérilla dans lesquelles quelques Mauritaniens seulement ont été impliqués. En revanche, le meurtre des touristes et les mitraillages de l’ambassade d’Israël ou de la discothèque « le VIP » à Nouakchott, le 1er février 2008, sont l’oeuvre des cellules mauritaniennes de la BAQMI. Beaucoup de médias ont présenté les tirs sur la discothèque comme accidentels. Cependant plusieurs témoins affirment que la plus grande discothèque de la capitale était belle et bien une des cibles. La population nouakchottoise et mauritanienne a bien perçu qu’il s’agissait d’un signal fort contre ce symbole de la dégradation des mœurs mauritaniennes et l’illusion occidentale, dénoncée par l’ensemble des islamistes du pays.
Les médias ont surtout fait écho à l’attaque de l’ambassade israélienne, la Mauritanie étant un des rares pays arabes et musulmans à avoir des relations avec l’Etat hébreu (depuis 1999), ce qui est dénoncé par les nationalistes arabes et les islamistes.
Dès l’annonce de l’attaque des Français, l’Etat mauritanien s’est lancé dans une chasse aux salafistes. Son efficacité fut toute relative : les assassins présumés (même s’ils ont avoué) ont réussi à passer au Sénégal dans la soirée. Réfugiés à Dakar quelques jours, ils projetaient de rejoindre le camp malien de la BAQMI dans lequel ils étaient déjà passés. Deux d’entre eux ont finalement été capturés en Guinée-Bissau, dans un hôtel trois étoiles de la capitale, avec trois autres Mauritaniens interpellés alors qu’ils filmaient trois agents du renseignement français à l’étranger (DGSE).
Malgré l’arrestation de deux des assassins des touristes, leurs complices couraient toujours. C’est l’évasion, le 2 avril 2008, du palais de justice de Nouakchott, d’un des assassins (Sidi ould Sidna) qui a relancé la traque. Une opération de grande ampleur dirigée par les Français de la DGSE. A cette occasion, l’incompétence des forces de sécurité mauritaniennes s’est de nouveau affichée : à deux reprises, Sidi ould Sidna leur échappe. Par trois fois, la capitale est le siège de violents combats entre forces de l’ordre et terroristes. Les hommes de la DGSE se retrouveront même une fois sur le terrain des affrontements. Résultat de l’opération : deux bavures, un civil innocent tué et trois coopérants techniques, dont un Français, blessés par balles devant la caserne de la garde présidentielle. Sidi ould Sidna, ainsi que l’émir suspecté de l’assassinat des Français (Maarouf ould Haïba) ont finalement été capturés, tout comme l’émir présumé du mitraillage de l’ambassade d’Israël et du « VIP », ainsi qu’une quinzaine d’autres salafistes présumés. Plusieurs caches d’armes, dont un laboratoire d’explosifs, ont aussi été démantelées.
Au total, une bonne trentaine d’individus seront présentés devant le juge, dont certains seront rapidement relâchés sous contrôle judiciaire.
Au vu des ratés de l’appareil d’Etat mauritanien, on peut se poser la question du rôle de ses membres dans ces événements tragiques.
Tout d’abord, de nombreux observateurs et analystes ont dénoncé la manipulation de ces jeunes salafistes. En effet, alors qu’ils étaient une des bêtes noires du régime de l’ancien dictateur Maaouyia ould Taya, ils n’ont jamais perpétré ce type d’action terroriste. De plus, l’attaque des touristes s’est passée à proximité de la ville du président élu en 2007, Sidi ould Cheikh Abdallahi. On sait que le terrorisme est la forme de violence politique qui se prête le plus à la manipulation de ses partisans par les Etats ou leurs services de sécurité.
Dans le cas présent, plusieurs thèses désignent des coupables différents. Tout d’abord, les partisans de l’ancien dictateur, envoyant ainsi un signe fort à l’actuel président afin de s’assurer de leur impunité après leurs prébendes à la tête de l’Etat. Ensuite, Ely ould Mohamed Vall, homme fort du coup d’Etat d’août 2005 et pilote de la transition démocratique, se verrait, également bien revenir en homme fort à la tête du pays. Il n’est pas impossible, non plus, que certains pays arabes (Libye, Arabie Saoudite, Syrie, Qatar) se livrent à une guerre d’influence pour les richesses du pays, par groupes terroristes interposés.
D’autres estiment que certains caciques du pouvoir, coordonnant les réseaux mafieux dans le pays, font tout pour éviter une sécurisation des nombreuses zones d’ombre qu’offrent la Mauritanie. Pour finir, certains voient dans ces événements la main du pouvoir actuel qui peut ainsi asseoir son autorité. Cela permettrait aussi de revenir sur les quelques acquis démocratiques accordés au début du mandat d’ould Abdallahi sous prétexte de lutte contre le terrorisme. Certains, dans le pays, le réclament déjà ouvertement. Avec, qui plus est, la possibilité de pouvoir quémander des financements auprès des Occidentaux que l’on sait prodigues et peu regardants quand il s’agit de terrorisme. Toutefois, à ce jeu-là, à moins de preuves évidentes difficiles à trouver, on ne peut que se perdre en conjectures.
Ce qui est certain, en revanche, c’est l’inefficacité des forces de sécurité mauritaniennes. En témoignent la fuite des assassins, l’évasion de Sidna, les bavures et l’échec répété d’assauts contre les terroristes.
A quoi serait-elle due ? D’abord à leur incompétence. Tout le monde sait que, dans ce pays, les policiers sont plus efficaces pour racketter la population qu’à toute autre chose. A la corruption ensuite, qui gangrène la police comme l’institution judiciaire, permettant par exemple l’évasion de Sidna. On peut également mettre en cause des complicités certaines. Pour preuve, l’arrestation de dix-sept militaires, dont un officier, alors que six autres ont pris la fuite.
On peut aujourd’hui estimer, a priori, qu’une bonne partie des réseaux mauritaniens a été réduite à néant, mais pour combien de temps ? Et quid de ce qu’il en reste ? Autre question, qui est derrière la BAQMI ? Car aucun groupe ne peut survivre dans un environnement aussi hostile (en plein désert) sans le soutien d’un pays de la région ou, au moins, un des cercles proches de ces pouvoirs. Comment également ne pas s’interroger, quand face à la tentation totalitaire religieuse de certains, on oppose le déni de droits et la torture ?
En effet, la défense des accusés (le bâtonnier de l’Ordre des Avocats et la présidente de l’Association mauritanienne des droits de l’homme, également vice-présidente de la FIDH, Me Fatimata M’Baye) a dénoncé les pressions de l’exécutif sur la justice, des violations des droits de la défense, ainsi que la torture dont ont été victimes les terroristes présumés : brûlures de cigarettes, jaguar (la torture du jaguar est la technique préférée des forces de l’« ordre » mauritanienne : on suspend les prisonniers par les jambes à une sorte de trépied métallique où ils sont frappés sans retenue ; trépieds que j’ai moi-même vu un de ces dans un commissariat de Nouakchott en 2004).
Par ailleurs, la Mauritanie a vu affluer, à la suite de ces événements, des financements et des promesses de soutien sécuritaire. Cela donne également au pays l’occasion d’entrer dans la catégorie des pays « préférés » des Européens : il a ainsi pu accueillir la treizième Conférence interministérielle de la méditerranée occidentale, dont les thèmes étaient principalement le terrorisme, l’émigration clandestine et les divers trafics (drogue notamment). La Mauritanie est aussi supposée intégrer le grand projet euro-méditerranéen du président Sarkozy.
Mais cet appui des Occidentaux, particulièrement de la France, aura un prix. Quand la facture arrivera, nul ne pourra s’esquiver. Transformer la Mauritanie en zone grise internationale, propice à toutes les violences et trafics, vaudra-t-il un tel prix ?
Car pourquoi les Occidentaux interviennent-ils ? Tout d’abord, comme l’ont souligné des responsables français, il s’agit de porter à des milliers de kilomètres le bouclier antiterroriste français. Ensuite, il ne faut pas oublier que la région et le pays sont promis à un riche avenir en matière d’hydrocarbures, de mines et autres richesses naturelles, d’où l’intérêt d’y avoir une position forte pour assurer l’exploitation de ces ressources et empêcher toute velléité de contestation de ce pillage par la population.
On a ainsi assisté à un épisode de la lutte d’influence que se livrent les Etats-Unis et la France dans ce pays. Les Etats-Unis, étant depuis 1999, de plus en plus présents. Opportunément pour la France, ce sont ses ressortissants qui ont été assassinés, ce qui lui a permis de s’en mêler.
Issa Bâ
à lire aussi, en complément Internet, dans le même numéro de Billets d’Afrique : Mauritanie - Un pas en avant, trois en arrière pour le nouveau gouvernement