Survie

Trains facultatifs

(mis en ligne le 1er juillet 2008) - Vincent Munié

Au Mali, comme ailleurs, il ne fait pas bon dénoncer la destruction des services publics. La récente arrestation de Tiecoura Traoré, ingénieur ferroviaire et syndicaliste du rail malien en témoigne.

Que dirions-nous si demain, un fond privé, chinois, américain, canadien ou russe rachetait la SNCF, vendue pour une somme symbolique par notre gouvernement, trop content de céder la charge financière de l’entreprise ? Et que, aussitôt le nouvel acquéreur installé, celui-ci ferme toutes les gares dites « secondaires », licencie un tiers du personnel, et abandonne le trafic voyageur transversal pour se consacrer au seul secteur rentable de l’entreprise : le TGV.
Bien évidemment, personne en France n’accepterait une mainmise aussi brutale sur un service public. Car les conséquences économiques induites seraient très importantes. Des villes se retrouveraient enclavées, les zones de dépôt sinistrées par le chômage, et ne parlons pas de l’économie sous-traitante du trafic. Malgré la docilité française devant le train de réformes libérales en cours ou prévues, cette privatisation du rail aurait tôt fait de souder une union sacrée de gauche comme de droite. Personne n’accepterait une telle préemption par des capitaux étrangers d’un bien national, les gens crieraient à une irruption dans la sphère nationale, à la perte de souveraineté…
Si l’on remplace la rentabilité du TGV par celle d’un fret favorisé par l’enclavement de Bamako, c’est pourtant cet exact schéma qui fut imposé aux trains du Sénégal et du Mali. Mais dans ces deux états démocratiques, pour légitimes que puisse apparaître les interrogations, il ne fait pas bon protester ou même s’exprimer sur ce sujet.

Une stratégie d’intimidation

Ainsi, le 5 juin, de passage à Kayes pour raisons familiales, Tiecoura Traoré se trouve arrêté et molesté par la police malienne sous le prétexte d’avoir filmé un poste de péage avec sa petite caméra. Mais dans la grande cité ferroviaire de l’ouest du Mali, l’homme est aussi célèbre qu’apprécié. La nouvelle parcourt la ville et un rassemblement spontané devant le commissariat contraint les autorités à le libérer en s’excusant. Une erreur ? Si le gouvernement malien défend cette hypothèse, les faits et leurs contextes poussent plutôt à lire l’événement comme le dernier avatar d’une stratégie d’intimidation. En effet, Tiecoura Traoré est le président fondateur du Collectif citoyen pour le développement intégré et la restitution du rail malien (COCIDIRAIL). Son action vise directement la politique de cession des services publics africains à de grands fonds d’investissements privés occidentaux, sous prétexte d’ajustements économiques « nécessaires » imposés par des organismes multilatéraux telle la Banque mondiale. De fait, Tiecoura fut lui-même victime de cette politique, nommée « consensus de Washington ». En 2003, alors ingénieur de technique ferroviaire employé par la régie du chemin de fer Dakar-Niger, syndicaliste, il s’exprime clairement contre la privatisation en cours du réseau. Selon lui, la concession accordée au consortium franco-canadien CANAC/ GETMA, signe la mort du service public sénégalo-malien. « Ils viennent faire de l’argent, c’est tout ». Les premières décisions de la nouvelle société exploitante, Transrail, lui donnent raison : fermeture de plus d’un tiers des gares, flou entretenu autour de la responsabilité du service voyageur et licenciement autoritaire de plus de mille cheminots, dont lui-même.

Accaparement de services publics

Avec ces mesures, c’est une immense économie informelle qui se retrouve à terre. En effet, en périphérie du train gravitait une foule de commerces secondaires, et l’emploi des cheminots était source de revenus pour des familles entières. Au Mali, certains villages, uniquement desservis par le train, se retrouvaient isolés du monde, et abandonnés par leurs habitants.
Tiecoura Traoré comprend que l’exemple du rail malien est un vrai symbole d’une autre des spoliations imposées à l’Afrique : l’accaparement de ses services publics au mépris de l’intérêt des populations. Et de faire remarquer que, loin de soigner l’outil qu’ils viennent d’acquérir avec la complaisance de dirigeants locaux intéressés financièrement dans la vente, les acheteurs ne misent que sur une rentabilité à court terme, négligeant tout investissement dans l’actif. Les prêts de la Banque mondiale sont donc si peu observés, que depuis cinq ans, aucun travail sérieux n’a été éffectué sur une voie vieille de cent ans ? Désormais les convois de fret pour Kayes et Bamako franchissent les 1200 km de ligne avec une ou deux semaines de retard cumulées par leurs déraillements. Les « express » ne partent plus que tous les quinze jours, et déraillent à coups sûr. Pour Tiecoura, le saccage de ce bien national est un exemple édifiant de l’hypocrisie de l’aide au développement. Au Mali, sa lutte (dont la légitimité est évidente) s’exerce par le biais d’actions citoyennes non-violentes, telle la « caravane du rail » qui parcourut la ligne en 2007, ou les rencontres organisées ce mois de juin 2008 dans les gares du réseau, et plus largement, l’inscription du combat du rail malien au sein d’un cercle de réflexion global sur la pérennité des services publics. Ces événements devraient s’inscrire dans un débat démocratique libre et ouvert, mais à Bamako, la liberté d’expression de Tiecoura ne fait pas les affaires du président Touré. En l’occurrence, le masque tombe. Malgré son apparence entretenue de « bonn élève », (apparence aidée par le caractère relatif de l’observation, si l’on compare la situation malienne à l’instabilité chronique du continent), l’arrestation de Tiecoura nous rappelle, que loin des guerres et massacres, le vol et la préemption de l’Afrique sur des bases économiques légales, s’accompagne aussi de son lot de souffrance et d’appauvrissement de populations, à qui l’on conteste même le bien public. Dans ce domaine proche de la mafiafrique, il ne s’agit plus de lutte entre les nations occidentales pour se disputer les miettes du gâteau africain, mais bien d’une collusion entre quelques multinationales, comme l’exige un jeu de rôle boursier très éloigné des préoccupations d’une petite vendeuse bana bana de ce qui fut le Dakar Niger.

Vincent Munié

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Cet article a été publié dans Billets d’Afrique 171 - Juillet-Août 2008
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