Survie

Une partie à quatre

(mis en ligne le 1er juillet 2008) - Jean-Loup Schaal

Le récent conflit frontalier entre Djibouti et l’Erythrée révèle une stratégie complexe dans la corne de l’Afrique. Quatre puissances y interviennent : la France, les Etats-Unis, l’Erythrée et l’Ethiopie.

Dès le 21 avril, des rumeurs faisaient état de la présence de forces armées érythréennes dans le nord de Djibouti. Des rumeurs que le gouvernement djiboutien confirmait rapidement. A cette occasion, on a découvert que l’incursion érythréenne n’était pas récente mais qu’elle avait commencé trois ou quatre mois auparavant. Mieux encore, l’armée érythréenne avait construit des lignes défensives.
Curieusement, il n’y avait eu aucune réaction djiboutienne alors que les deux pays s’étaient déjà opposés à deux reprises, en 1996 et 1999, pour cette zone. Pourtant, cette région frontalière de Ras Doumeira et l’îlot de Doumeira que les Erythréens occupent est stratégique. Promontoire désertique sans intérêt apparent, il surplombe la mer rouge et permet le contrôle du détroit du Bab el Mander, voie de passage d’une grande partie du pétrole mondial. C’est aussi le site du futur pont que l’un des demi-frères de Ben Laden envisage de construire entre le Yémen et Djibouti.
Interrogés sur l’application de l’accord de défense avec la république de Djibouti, des hauts responsables français affirmaient, de façon non officielle, que la France n’avait pas à intervenir dès lors qu’il n’y avait eu aucun coup de feu et que Djibouti avait toléré cette incursion pendant plusieurs mois. La France n’était pas mécontente, non plus, de laisser le président djiboutien, Omar Guelleh, se débrouiller seul après les dernières péripéties judiciaires de l’affaire Borrel.
Ce n’est que le 10 et 11 juin que les combats ont éclaté. Djibouti a d’abord prétendu qu’il s’agissait de déserteurs érythréens - venus se réfugier côté djiboutien - entraînant une attaque érythréenne, suivie d’une riposte djiboutienne. La riposte a fait chou blanc, face aux moyens militaires déployés par une puissante armée érythréenne (même s’il semble exagéré, le nombre de 25.000 soldats a été évoqué) qui n’a pas reculé d’un pouce. Djibouti n’a pu opposer que 2 à 3.000 hommes A cette occasion d’ailleurs, on a découvert que l’armée djiboutienne ne pouvait pas aligner plus de 4.500 à 5.000 hommes, alors que l’on annonçait toujours 10 à 11.000 soldats. La raison est simple : c’est la France qui assure la paye des militaires. La solde des 6.000 fantômes permettait aux officiers supérieurs djiboutiens d’améliorer leur fin de mois.
Au terme de 48 heures de combats, Djibouti reconnaissait la mort d’une vingtaine de militaires et une cinquantaine de blessés. Selon nos informations, ces chiffres sont très inférieurs à la réalité. On évalue le nombre de morts et de disparus (souvent enterrés sur place) entre 200 et 300 et le nombre de blessés entre 500 et 600. Des chiffres proches de la réalité au vu des nombreuses rotations des hélicoptères sanitaires français et le nombre de familles attendant des informations devant les hôpitaux de la capitale, saturés selon les témoins.
Mise au pied du mur par Omar Guelleh, qui s’est adressé directement à Sarkozy, la France jusqu’à là mutique, s’est exprimée officiellement. Elle a surtout accepté de s’engager davantage en positionnant une base logistique et 200 légionnaires à la frontière, des commandos des forces spéciales avec tout leur matériel  : missiles sol-air et véhicules blindés. Alors qu’elle poursuit son aide médicale et la fourniture de renseignements à l’Etat-Major djiboutien, deux navires de guerre et des moyens aériens de surveillance de l’activité des forces érythréennes ont été également déployés.
Le rapport de force lui étant défavorable, même avec l’appui américano-français, le régime djiboutien a donc choisi la voie diplomatique plutôt que l’affrontement militaire. Les approches diplomatiques sont restées vaines, l’Erythrée refuse toujours le moindre contact. De son côté, l’Union africaine (UA) a poliment demandé aux adversaires de conserver une certaine réserve et la Ligue arabe a délégué une mission d’enquête qui a conduit à une condamnation de l’attitude érythréenne, mais rien de plus. Le Conseil de sécurité de l’ONU a voté à l’unanimité et à deux reprises un appel pour demander à l’Erythrée de retirer ses troupes. Enfin, le 19 juin, la rupture diplomatique entre l’Erythrée et Djibouti était consommée mais sans confirmation officielle.

Quatre puissances en présence

De son côté, l’autre puissance régionale, l’Ethiopie, dont la quasi-totalité des importations transite par Djibouti, avait déployé une importante colonne militaire pour défendre les deux corridors « routes et chemin de fer » qui relient le port de Djibouti à sa capitale, Addis Abeba. Depuis l’indépendance de l’Erythrée, l’Ethiopie n’a plus d’accès à la mer. Ce point explique une partie des enjeux stratégiques de la région. Le déploiement militaire éthiopien a été stoppé par la diplomatie française, qui a garanti à ce pays qu’elle assurerait la défense de ces corridors vitaux. La France souhaitait éviter un nouvel affrontement direct entre l’Ethiopie et l’Erythrée mais, cette fois, sur le sol djiboutien. Rappelons que, dans cette partie de l’Afrique, l’Ethiopie et l’Erythrée sont en état de quasi-belligérance permanente depuis leur guerre frontalière de 1998-2000. Addis Abeba et Asmara s’opposent également en Somalie, livrée au chaos depuis le déclenchement de la guerre civile en 1991.
L’armée éthiopienne soutient le gouvernement somalien, tandis que l’Erythrée appuie l’opposition, dominée par les islamistes, qui a formé il y a un an à Asmara une nouvelle coalition, l’Alliance pour une nouvelle libération de la Somalie (ARS).
N’oublions pas également le quatrième acteur de la région : les Etats-Unis qui disposent aussi d’une base à Djibouti et qui utilisent leur allié éthiopien pour affronter les tribunaux islamistes dans une Somalie en décomposition. Les Etats-Unis ont également inscrit l’Erythrée dans leur liste noire des états terroristes. Seulement voilà : l’armée érythréenne est une des plus puissantes d’Afrique avec 200.000 hommes bien entrainés et du matériel récent : artillerie, aviation, marine, etc…
Dans ce contexte, outre le caractère stratégique de Ras Doumeira, on se demande quelles étaient les motivations de l’Erythrée pour s’engager dans un conflit avec Djibouti. Dans une lettre au Conseil de sécurité, datée du mardi 24 juin, l’Erythrée laisse entendre que la tension actuelle résulte de la construction d’un "nouveau camp militaire" par l’Ethiopie, à Moussa Ali, là où se rejoignent les frontières des trois pays. Djibouti n’ayant été que le complice de l’Ethiopie dans une affaire plus vaste. Peut-être, faut-il se rappeler que le gouvernement djiboutien a abrité récemment de nouveaux pourparlers intersomaliens. Des discussions qui ont abouti à la signature d’une trêve entre le gouvernement de Mogadiscio et l’ARS. Cette trêve a aussitôt été dénoncée par des islamistes ayant le soutien de l’Erythrée.

Jean-Loup Schaal

Dernière minute !

Le procureur général de la République de Djibouti et le chef des services secrets de Djibouti, tous deux condamnés, à Versailles, pour subornation de témoin dans l’affaire Borrel viennent d’être décorés du Grand Ordre du mérite djiboutien par le Premier ministre... ce qui apparait comme une provocation à l’égard de la France et un désaveu de la justice française à l’heure où Djibouti a pourtant besoin de la France.

#GénocideDesTutsis 30 ans déjà
Cet article a été publié dans Billets d’Afrique 171 - Juillet-Août 2008
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