Alors que se préparent les commémorations des quinze ans du génocide des Tutsi rwandais en avril 2009, nous rappellerons, chaque mois, dans une série d’articles intitulée « La face cassée de la république » la complicité de la France dans cette tragédie. Ce mois-ci, la contribution d’un citoyen rwandais, lecteur assidu de Billets
En novembre 2006, à la suite des
mandats d’arrêt internationaux
émis par le juge français Jean-
Louis Bruguière contre neuf personnalités
militaires et civiles rwandaises, Kigali a
rappelé son ambassadeur à Paris et a fait
fermer la mission diplomatique française
à Kigali. Le Rwanda réagissait contre une
instruction biaisée et une décision injustifiée.
Ce premier décrochage du Rwanda
du pôle francophone n’était pas motivé
par des considérations économiques ou
commerciales. Il faut pour comprendre la
réaction du Rwanda, se reporter à ce qui
en constitue la toile de fond, le génocide
de 1994. Le gouvernement de Kigali a
trouvé spécieux que la France s’acharne
contre les chefs militaires de la rébellion,
qui a combattu et défait les forces responsables
du génocide alors qu’elle n’a
rien entrepris pour mettre en jugement les
quelques éléments de ces forces présents
sur son sol. Pour avoir soutenu le régime
de Habyarimana, faute de dénonciation
publique de ses actes, nombre de personnalités
militaires et politiques français
sont soupçonnés de complicité de génocide.
A l’issue du rapport Mucyo, rapport
de la commission nationale d’enquête sur
le rôle de la France dans le génocide, le
gouvernement de Kigali a dressé une liste
de 33 personnalités sur lesquelles il appelle
le parquet à mener des investigations et
de les amener devant les tribunaux si les
enquêtes confirment les allégations des
commissaires. Près d’une dizaine d’années
auparavant, un rapport d’une mission
d’information parlementaire française sur
le même sujet (le rapport Quilès) avait
conclu à l’aveuglement ou au manque de
vigilance des politiques et à la conduite
des militaires aux limites de l’engagement
dans le conflit au Rwanda. Il n’avait relevé
aucun comportement répréhensible au
plan pénal. Il est regrettable qu’en 15 ans,
la radicalité du désaccord entre Paris et
Kigali et la gravité de l’objet, un génocide,
n’aient pas fait l’objet d’un débat au
sein de la famille de la francophonie.
À la veille du dernier sommet de la francophonie
au Canada, le Rwanda a déclaré
qu’il envisageait de remplacer le français,
langue d’enseignement depuis la création
de l’école en ce pays (plus de 70 ans), par
l’anglais. L’argument est incontestable.
Pour accompagner et achever avec succès
le processus d’intégration dans l’espace
est-africain, l’éducation au Rwanda doit
permettre aux générations montantes la
maîtrise de l’anglais. Il suffit de regarder
la carte pour s’apercevoir que son espace
naturel est l’Afrique de l’Est et que
l’absence de liens forts avec ses voisins
de la Tanzanie et du Kenya le confine à
l’enclavement et le condamne au sous-
développement. Cet espace ouvert aux
échanges mondiaux par l’océan Indien est
par ailleurs engagé dans la construction
d’unions ou de communautés dynamiques
qui recèlent un vrai potentiel de développement.
Or, dans cet espace, l’anglais est
la seule langue de travail.
L’espace francophone situé à l’ouest du
Rwanda n’offre pas d’avantages comparables.
Le Congo est englué dans une crise
qui paraît interminable. L’Atlantique est
bien lointain. Comme cela a été rappelé
plus haut, les liens avec la France, moteur
de la francophonie, sont coupés depuis
deux ans et il ne semble pas qu’il soit possible
de les rétablir dans un horizon temporel
proche.
La France invoque l’honneur pour ne pas
admettre une parcelle de responsabilité
dans ce qui est arrivé au Rwanda et met
en avant le principe de la séparation des
pouvoirs pour ne pas agir sur les mandats
d’arrêt émis contre les proches du président
rwandais par le juge Jean-Louis Bruguière.
Pour Kigali, les conclusions de l’instruction
de ce dernier sont d’autant plus inacceptables
qu’elles inversent les rôles en
imputant à ceux qui sont à la fois victimes
et libérateurs, le mouvement du FPR, la
responsabilité de l’attentat et du déclenchement du génocide.
Pour renouer, il faudrait, soit que l’une des deux parties
se remette entièrement au jugement de
l’autre, soit que chacune accepte de faire
vers l’autre une partie du chemin jusqu’à
la rencontre. La seconde alternative est
plus plausible. L’exécutif français pourrait
au moins reconnaître que la France a
failli par un aveuglement qui l’a conduite
à soutenir un État qui préparait un génocide.
On ne voit cependant pas comment
il pourrait promettre au gouvernement de
Kigali qu’il ordonnera au Parquet de faire
annuler les mandats d’arrêt.
Selon les règles en vigueur, il ne le peut
pas. Mais au vu des graves lacunes, et des
insuffisances du fameux « Soit communiqué
», la chancellerie s’honorerait à le
retirer de la circulation en attendant que
les juges puissent se rendre sur le lieu de
l’attentat, examiner l’épave de l’avion,
entendre les personnes qui ont été mises
en cause et être en capacité d’en donner
une identité plus précise. La seule chose
que la France demande au Rwanda est
de renouer les relations diplomatiques en
rouvrant les deux ambassades. Mais Kigali
peut-il revenir sur une décision alors
que les motifs pour lesquels elle a été prise
demeurent ?
Sauf que, eu égard justement à la gravité des problèmes, les deux pays devraient convenir d’une forme ou d’une formule d’une relation diplomatique ou d’un cadre qui permette un dialogue et en assure le suivi. Avec la dernière décision de Kigali sur la langue française, c’est un fil de plus qui a été retiré du tissu qui reliait les deux pays. La séparation d’avec la France s’est accentuée. Le Rwanda a affirmé sa différence et tourne aujourd’hui le dos à une famille dans laquelle il ne se sent pas, depuis bientôt 15 ans, en empathie. La question fondamentale que pose l’attitude des autorités de Kigali à l’égard de la francophonie est de l’ordre des valeurs et de l’éthique. La langue n’est pas seulement une clef qui permet d’accéder au marché des biens. Le Rwanda le sait parfaitement. S’il tient à ce que ses enfants maîtrisent l’anglais en vue d’une intégration au marché est africain, les mesures qu’il prendra pour préserver l’héritage français dépendront de la valeur qu’il y attache.
Téophane Kizi