Alors que se préparent les commémorations des quinze ans du génocide des Tutsi rwandais en avril 2009, nous rappellerons, chaque mois, dans une série d’articles intitulée « La face cassée de la République » la complicité de la France dans cette tragédie. Ce mois-ci, la contribution d’Andrew Wallis, journaliste et écrivain*.
La crise actuelle entre la France et le
Rwanda, exacerbée par la publication
du rapport de la Commission
Mucyo en août, l’arrestation de Rose
Kabuye, et la publication annoncée du rapport
du gouvernement rwandais sur l’accident
d’avion de Habyarimana sont tous
des événements significatifs. Cependant,
ces questions qui voient deux gouvernements
du monde s’affronter pour gagner
la main sur le terrain politique et moral ne
devraient pas faire perdre de vue le coeur
du problème. Il s’agit bien d’un génocide.
Du meurtre d’un million de gens. Et d’un
crime dont étaient complices le gouvernement
et l’armée de François Mitterrand.
Ni les disputes sur l’attaque contre l’avion
présidentiel du 6 avril 1994, ni les disputes
politiques actuelles n’y changeront
quoi que ce soit.
Les écrans de fumée politiques et légaux
mis en place par les successeurs de Mitterrand
depuis 1994 pour masquer la
culpabilité de l’Elysée sont devenus bien
lassants et ne font qu’ajouter des insultes
contre les survivants. Le gouvernement
de Paul Kagame, au fur et à mesure qu’il
s’enhardit, a finalement riposté avec le
rapport Mucyo et maintenant l’affaire Kabuye.
Cependant il existe un danger qu’on
oublie la véritable cause de la dispute
– et qu’on ne voie que les deux gouvernements
avancer arguments et contre-arguments.
Et il est possible que la vérité, de
nouveau, soit perdue.
Revenons donc à l’essentiel : la complicité dans le génocide, qui est cachée, au grand soulagement de ceux qui en étaient les instigateurs. La réalité est que ce génocide était loin d’être inévitable. Voici les faits : en octobre 1990 l’invasion du Rwanda du nord par le FPR était attendue depuis des mois. Lorsqu’elle eut lieu, Mitterrand apprit la nouvelle à bord de sa frégate mouillée au large d’Abu Dhabi où il était en visite d’État. Écartant les objections limitées qui existaient à une solution militaire, le président a plongé la France dans la guerre civile rwandaise. Et il ne l’a pas fait en tant qu’agent de paix. Mitterrand avait l’option de peser de tout son poids pour une paix négociée en octobre 1990 et de refuser le soutien militaire à Habyarimana. La France avait une occasion réelle de rapprocher les deux camps, avant que la guerre civile ne crée une trop grande fracture entre les deux côtés. Que cette option n’ait jamais été discutée ni considérée montre à quel point de stigmatisation « l’ennemi khmer noir » en était arrivé pour Paris. Cela renforce aussi le point de vue que l’Elysée percevait que la résolution de toutes les questions africaines de ce type pouvait passer par la force militaire plutôt que par la discussion et la conciliation. Dix ans de régime mitterrandien avaient montré que « la force fait la loi » quand il s’agissait de régler les problèmes africains. Une paix négociée en octobre 1990, la mise en place d’une forme de partage de pouvoir à Kigali, qui aurait permis un état politique et ethnique complètement intégré ainsi que le retour des réfugiés Tutsis, auraient empêché le génocide.
Au lieu de cela, les extrémistes de l’Elysée
et de l’armée française optèrent pour
le soutien à un dictateur dont le régime
était déjà responsable de massacres à une
grande échelle. En février 1993, avec la
poussée du FPR vers Kigali, il était clair
que seules les troupes françaises implantées
sur place empêchaient la capitale
rwandaise de tomber aux mains de Kagame.
Si cela s’était passé, encore une fois,
il n’y aurait pas eu de génocide. Les pourparlers
d’Arusha, qui se sont terminés en
un accord de paix auquel personne, ni les
extrémistes du CDR, ni Akazu, Habyarimana
ou Kagame, ne croyait, ne faisaient
que mettre un bouchon sur une poudrière.
Et pendant tout ce temps, alors qu’avaient
lieu les massacres ethniques des populations
civiles, les militaires de Mitterrand
continuaient à former, à armer, à faire des
barrages routiers de concert, et à boire de
la bière en compagnie des hommes mêmes
qui allaient perpétrer le massacre
brutal moins d’un an plus tard.
Les événements entre 1990 et mars 1994
sont facilement négligés, car les analystes
se sont concentrés sur le génocide
lui-même. C’est pourtant une période clé
pour juger de la responsabilité française
dans le carnage final. Sans le soutien militaire
de Paris au régime de Habyarimana,
le FPR aurait pris le pouvoir pendant l’année
1993, ou plus tôt. L’engagement de
Mitterrand, sans le vouloir, a donné au
réseau de l’Akazu l’occasion de planifier
le génocide, jusqu’au point de produire
des listes détaillées des victimes, d’organiser
des officiels locaux, de construire
des cachettes pour leurs armes dans tout
le pays.
Les Interahamwe ont été créées, armées
et entraînées, alors que la radio RTLM
était mise en place pour diffuser son message
de haine et de division ethnique pendant
l’été 1994.
L’attentat de l’avion de Juvénal Habyarimana
était à la fois le détonateur du
génocide, et d’une certaine manière un
élément accessoire. Les diplomates à Kigali
savaient depuis des mois que quelque
chose d’horrible allait avoir lieu. Et
quand le génocide a commencé, au lieu
d’admettre l’échec de sa politique des
années précédentes, le gouvernement de
Mitterrand s’est enfoncé dans une situation
plus difficile. Il a fait envoyer plus
d’armes et d’équipements par avion. Il a
financé l’« opération insecticide ». Ses
ministres ont brouillé les pistes politiques
aux Nations unies avec le mythe
du « double génocide », et la mention de
« guerre civile ». Il a reçu officiellement
à l’Elysée les ministres appartenant au
gouvernement impliqué dans le génocide.
Ceci avant que l’opération Turquoise ne
débarque pour offrir son aide à la fuite des
responsables du génocide au Congo – une
politique qui a causé une souffrance humaine
indicible dans ce pays depuis lors.
Les quatorze années passées ont vu l’utilisation
de toutes les tactiques possibles
par l’Elysée pour détourner et enterrer
les faits de ce qui s’est vraiment passé au
Rwanda. La France ne pourra jamais progresser
en Afrique tant que les yeux des
morts des monuments aux morts dans tout
le Rwanda regardent avec tristesse et colère
le pays qui, lors des sommets franco-
africains, aime jouer le « protecteur « et
le « sauveur » de l’Afrique.
Le réalisateur Raphaël Glucksmann a dit
en 1995 : « Le seul moyen par lequel la
France peut renouer et renforcer ses relations
avec le Rwanda est tout d’abord
d’accepter ses erreurs passées et de demander
pardon. Ne pas le faire reviendra
à construire une maison sur du sable, sans
aucune fondation concrète ».
Mais tout cela n’augure rien de bon. La
France comme la plupart des pays européens,
fonde son unité sur un terrain de
haute moralité et sur le fait que toute excuse
pourrait mener à l’humiliation ou
l’accusation publique de la plupart de ses
politiciens et militaires les plus reconnus.
Alors que la France reproche à la Turquie
de ne pas admettre le génocide des
Arméniens, ses dirigeants comme Dominique
de Villepin construisent leur propre
théorie du double génocide pour tenter
de sortir l’Elysée de son propre cimetière
rwandais. Le monde, et de manière plus
significative, les victimes du génocide
et les survivants doivent-ils attendre que
tous les auteurs de cette abominable politique
meurent avant que ne soient finalement
prononcés les mots : « Nous demandons
pardon » par l’Élysée ?
Le 16 juillet 1995, le président alors nouvellement
élu, Jacques Chirac a prononcé
une allocution lors des cérémonies commémorant
les juifs déportés et tués sous le
régime de Vichy : « La France, patrie des
Lumières et des Droits de l’Homme, terre
d’accueil et d’asile, la France, ce jour-
là, (en 194 ) accomplissait l’irréparable.
Manquant à sa parole, elle livrait ses protégés
à leurs bourreaux. (...) Reconnaître
les fautes du passé, et les fautes commises
par l’État. Ne rien occulter des heures
sombres de notre Histoire, c’est tout simplement
défendre une idée de l’Homme,
de sa liberté et de sa dignité. C’est lutter
contre les forces obscures, sans cesse à
l’oeuvre. »
Il reste à voir à quel moment un président
de la République française aura le courage
de prononcer le même discours au sujet
du Rwanda.
Andrew Wallis
* Auteur de Silent Accomplice : the Untold Story of the role of France in the Rwandan genocide, i.b.Tauris, 2006