L’heure n’est toujours pas aux élections, mais plutôt à la soumission aux grands groupes et institutions financières internationales.
Au printemps 2007, suite aux accords de Ouagadougou (Billets d’Afrique n°157), le leader de la rébellion Guillaume Soro devenait premier ministre du président Laurent Gbagbo. Son action était balisée par un chronogramme devant mener aux élections en moins d’un an, via le désarmement, la réinsertion des rebelles et la réunification du pays. Deux ans et trois accords de Ouaga plus tard, les Ivoiriens attendent toujours l’application de ce programme. Après les actes symboliques réunissant loyalistes et rebelles, après la disparition de la « zone de confiance », on est encore très loin du compte. Victime d’un attentat dans son propre fief en juin 2007, on comprend que Soro marche sur des oeufs. Surtout si l’on se souvient que son entourage avait lancé de lourdes accusations contre les « forces impartiales », responsables de la sécurité de l’aéroport, lieu de l’attentat et si l’on constate l’apparent renoncement à faire la lumière sur cet acte. De son côté, le cv du président ivoirien affiche cinq ans de mandat légitime, suivi – jusqu’ici - d’une surséance de trois ans et demi. Depuis longtemps, il se dit que Gbagbo a gagné l’équivalent d’un deuxième mandat... Donc, pas d’élection avant 2010 ?
Le dernier accord en date, Ouaga 4 signé le 23 décembre dernier, établit clairement l’antériorité du désarmement sur les élections. La réaction du Représentant spécial du secrétaire général de l’ONU à Abidjan a été stupéfiante. Choi Young-Jin a déclaré à Jeune Afrique (2 mars) : « Ouaga 3 prévoyait les élections d’abord, puis le désarmement. Ouaga 4 a inversé l’ordre. C’est un vrai problème à régler. [...] Mais je voudrais introduire un concept important : le désarmement par défaut. Dans le sens classique, on enlève les armes aux individus. Mais dans bon nombre de pays développés, en paix, les gens ont des armes, car ils ne représentent aucune menace. Il nous faut parvenir à ce désarmement par défaut. C’est réalisable en Côte d’Ivoire puisque la paix et la stabilité sont effectives ». Ce désarmement par défaut, est-il autre chose qu’un désarmement factice ?
Du côté français, l’agacement, volontiers affiché par Sarkozy et son ministre Kouchner, ne ressemble à rien de plus qu’une posture. L’ambassadeur français à l’ONU, Jean-Maurice Ripert, jetait le masque en déclarant au sujet des élections ivoiriennes : « Ce qui importe n’est pas quand elles auront lieu, mais qu’elles aient lieu » (Inner City Press, 29/04/08). Parce que Gbagbo a pu apparaître un temps comme un émancipateur, la diplomatie française le préfère sans doute en sursitaire qu’en président réélu.
Il faut dire que sur le plan économique, les relations franco-ivoiriennes sont au beau fixe. Ceux qui s’inquiètent du coût de l’opération militaire en Côte d’Ivoire (entre un et deux milliards d’euros pour la France), peuvent se rassurer en se rappelant l’épisode Kosovar. Lors de la crise yougoslave, vexé d’avoir eu si peu de contrats en Bosnie, le gouvernement français avait mis le paquet sur le Kosovo. Résultat : les entreprises françaises y aurait récolté 30% des contrats. Le rôle des militaires français avait été déterminant, comme le décrit Jacques Aben, conférencier de l’IHEDN, dans un document[ [http://pedagogie.ac-montpellier.fr/hist_geo/defense/pdf/cercle/KOSOVO.pdf]]->http://pedagogie.ac-montpellier.fr/hist_geo/defense/pdf/cercle/KOSOVO.pdf]]] qui se termine par ce cri de victoire : « 261 millions d’euros en cents jours utiles ».
Le rapport « L’Économie de la Défense 2006 » nous éclaire sur l’interface Licorneentreprises françaises : « [La Côte d’Ivoire] illustre le rôle que les forces françaises peuvent jouer : un rôle de facilitateur dans le triptyque acteurs économiques, autorités locales, bailleurs de fonds. Elles permettent le recueil et l’échange d’informations, rassurent en partie les investisseurs et apportent aux firmes leur connaissance des réseaux de pouvoir et d’influence locaux. » Plus loin : « En 2005, ce rôle a été essentiellement joué par l’officier chargé de la coopération civilo-militaire (dit « officier J9 ») inséré au quartier général de l’Onu en Côte d’Ivoire dans les domaines de l’eau et dans une moindre mesure de l’éducation et du transport. [...] Le contrat de concession de la Sodeci [filiale de Bouygues de distribution d’eau] a ainsi été renouvelé en octobre 2005 pour une durée de quinze ans ». Comme le Général Beth l’a déclaré lors d’une journée d’étude de la Fondation pour la Recherche Stratégique (05/02/07), « Les forces françaises ont ainsi été les pilotes de l’ensemble des autres acteurs, notamment les intervenants économiques. L’action de la force Licorne a, dès le début, conditionné le retour des acteurs économiques. Il a fallu par exemple relancer la circulation du train entre la Côte d’Ivoire et le Mali ». Il s’agit en fait du train ivoiro-burkinabé, exploité par la Sitarail, filiale de Bolloré [1].
On voit que la coopération civilo-militaire recouvre une réalité différente des actions militaro-humanitaires souvent vantées : celle de piloter, les entreprises françaises vers les contrats. Et cela depuis le QG de l’ONUCI !
Signe de la docilité de l’État ivoirien dans le domaine économique, le pays vient d’être adoubé par les institutions de Bretton Woods dans le cadre de l’Initiative Pays Pauvres Très Endettés (PPTE). Concrètement, grâce au dossier ficelé par la banque Lazard (La lettre du Continent, 31/07/08) et au soutien officiel de la France, la dette ivoirienne sera allégée et de nouvelles aides, destinées à réduire la pauvreté, seront accordées au titre de la réduction de la pauvreté (Lire à ce sujet l’article du CADTM : « L’initiative PPTE : entre illusion et arnaque », 2003.
Notons que pour obtenir l’application complète des mesures, la Côte d’Ivoire doit appliquer pendant au moins un an les réformes et investissements prévus dans son Document de stratégie pour la réduction de la pauvreté. Les chiffres annoncés par le gouvernement ivoirien – plus de 25 milliards d’euros sur cinq ans - expliquent le succès de la minitournée ouest-africaine, fin février, d’Anne-Marie Idrac, Secrétaire d’Etat chargée du Commerce extérieur : une trentaine d’opérateurs économiques français l’ont accompagnée. L’intérêt de la France s’est notamment manifesté par la mise en place d’un Fonds d’Étude et de Renforcement des Capacités (FERC) financé par l’Agence Française de développement (AFD), qui étudiera de nouveaux projets. Nul doute que les multinationales françaises pourront compter sur l’AFD et son FERC pour leur mettre le pied à l’étrier.
Visiblement inconditionnelle du groupe Bolloré, Mme Idrac a visité ses investissements non seulement sur le port d’Abidjan mais aussi sur le port de Tema, au Ghana voisin. Rappelons qu’il y a un an, Gbagbo nommait le très courtisé Vincent Bolloré commandeur de l’ordre national du mérite ivoirien. Pour faire bonne mesure, notre Secrétaire d’État a visité la centrale Ciprel, exploitée par Bouygues. Ajoutons qu’elle s’est rendue dans une plantation ghanéenne en pleine expansion, filiale de la Compagnie Fruitière.
La Compagnie Fruitière est le premier producteur de fruits de la zone Afrique-Caraïbes-Pacifique. Basée à Marseille, elle est présidée par Robert Fabre, dont la holding détient 60% des parts, le reste appartenant au géant américain Dole Food Co. Les plantations de la Compagnie Fruitière se trouvent surtout en Côte d’Ivoire et au Cameroun, dans une moindre mesure au Ghana et au Sénégal. Avec 304 millions d’euros de chiffres d’affaires, la Compagnie Fruitière est l’une des premières entreprises bénéficiaires des Accords de Partenariat Économique (APE) intérimaires que le Cameroun, la Côte d’Ivoire et le Ghana ont signé avec l’Union Européenne, en violation du traité de la Cédéao pour ces deux derniers. Toujours au sujet de Dole en Côte d’Ivoire, une cour d’appel des États-Unis a récemment débouté 700 travailleurs ivoiriens au sujet de l’emploi du DBCP par Dole en Côte d’Ivoire, un pesticide hautement toxique interdit aux USA depuis 1977. Une étude scientifique portant, notamment, sur ces travailleurs ivoiriens avait pourtant montré qu’un quart d’entre eux souffrait de stérilité due au DBCP, employé en Côte d’Ivoire jusqu’au milieu des années 80. Les presses françaises et ivoiriennes n’ont semble-t-il pas relayé l’information.
David Mauger
[1] Le quotidien gouvernemental Fraternité Matin (21/02) rapporte que Sitarail aurait versé plus de 450 000 euros aux Forces Nouvelles en 2008.