À trois mois de la présidentielle prévue
le 28 février 2010, analyse des enjeux et
des rapports de force de la scène politique
togolaise alors que Faure Gnassingbé fait des
oeillades appuyées à la France.
Elle est bien futée la pythie qui sera
en mesure de prédire si la présidentielle,
élection capitale, attendue
des Togolais aura lieu ou non. Capitale,
car soit elle consolidera la dynastisation
du clan Gnassingbé, soit elle permettra
enfin une alternance. Capitale encore parce
que dans le pré carré françafricain, le
Togo sera le premier à inaugurer par une
élection majeure l’année 2010, proclamée
« l’Année de l’Afrique » afin de célébrer
le cinquantenaire des indépendances africaines.
En attendant de voir l’armée togolaise
mono-tribale et poly-brutale défiler
martialement le 14 juillet sur les Champs
Elysées, le scrutin de février sera l’occasion
de vérifier les véritables intentions de
« rupture » de Nicolas Sarkozy qui a donné
sa bénédiction aux récentes mascarades
au Congo-Brazza, au Gabon, en Mauritanie
et au Niger dans la pure tradition de
ses prédécesseurs. C’est dire tout l’enjeu
qui entoure la présidentielle togolaise à la
fois comme les autres et pas comme les
autres en bien de ses aspects.
Où en est l’opposition devenue un ectoplasme
à force de nomadisme politique ?
Où en est le pouvoir RPT (Rassemblement
du Peuple Togolais), ébranlé par la
récente « affaire Kpatcha », mais solidement
en place depuis 1967, de père en fils,
passé maître dans la haute voltige de la
manipulation, de la fourberie et dans l’art
d’allécher ses opposants par quelques sucettes
et cacahuètes empoisonnées ?
Les partis d’opposition viennent de sortir de
leur atonie politique en mettant sous pression
le pouvoir RPT par des revendications
touchant à des réformes constitutionnelles
et institutionnelles, actées dans une douzaine
d’accords jamais appliqués. Notamment le
dernier en date, l’Accord politique global
(APG) du 20 août 2006 sous l’égide du facilitateur
ambigu, le burkinabé Blaise Compaoré,
considéré comme le parrain sous-régional
françafricain de Faure Gnassingbé à la mort
de son père en février 2005.
Sans être précis dans les termes, cet APG
imposait « la révision du cadre électoral »,
des « réformes institutionnelles », d’examiner
« les problèmes de sécurité » et « le problème
de l’impunité », etc.
Le 26 septembre 2009, quatre partis d’opposition
(CAR, CDPA, PSR, OBUTS)
conduits par le plus important d’entre eux,
l’Union des forces de changement (UFC) de
Gilchrist Olympio, ont organisé un meeting
réussi au cours duquel ils réclament « le rétablissement
du mode de scrutin uninominal
majoritaire à deux tours » conformément à
l’APG qui n’est pas aussi précis, d’autant
que Gilchrist Olympio (pas l’UFC en tant
que parti) et le RPT n’y étaient pas favorables.
Il faut savoir que cette revendication a
été soulevée pour la première fois dans une
lettre datée du 10 septembre adressée par le
secrétaire général du CAR, Dodji Apevon,
au facilitateur Compaoré qui préféra esquiver
par un silence épais. Plus tard, dans un
« Mémorandum pour une élection transparente
en 2010 au Togo » du 29 octobre, le
secrétaire général de l’UFC, Jean-Pierre Fabre,
récapitule les onze points qui font grief
avec le pouvoir. Mémorandum qui reprend
les recommandations de la Mission d’observation
électorale de l’Union européenne
à la suite des législatives contestées d’octobre
2007. A son tour, le président de l’UFC,
Gilchrist Olympio, insiste sur cette demande
de scrutin à deux tours dans un communiqué
signé du 12 novembre, assortie de menace
de boycott à peine voilé, alors qu’il s’est
toujours opposé à ce mode de scrutin. Il est
relayé trois jours plus tard, le 15 novembre,
par le CAR, ces deux formations avec leurs
31 députés contre 50 RPT constituant l’opposition
parlementaire depuis les législatives
d’octobre 2007. Comme à son habitude, le
RPT réagit en trois temps : dans un premier
temps il fait la sourde oreille, dans un second
temps, son secrétaire général pose la question
de la pertinence d’une telle revendication,
et dans un troisième temps, son ministre-
conseiller spécial à la présidence, le
Français Charles Debbasch, persifle l’irresponsabilité
de l’opposition dont la menace
de boycott est un aveu de fiasco électoral
annoncé.
C’est au moment où l’opposition semble reprendre
du poil de la bête que la commission
électorale (CENI) annonce, le 16 novembre,
le report de la révision des listes électorales
au 18 décembre alors actée dans son agenda
au 19 novembre. Parce que, fait-elle remarquer,
d’une part « la plupart des listes des
membres des Comités de liste et cartes ne
[lui] sont pas encore parvenues », d’autre
part « les textes et le reconditionnement des
équipements de révision des listes électorales
par les sociétés prestataires de service ne
sont pas encore achevés » et enfin « les différents
documents ainsi que les supports de
sensibilisation devant servir à la révision des
listes électorales sont en cours de finalisation
». Pour la première fois de son histoire,
la CENI est chargée d’organiser de A à Z une
élection, qu’elle supervisait seulement, alors
qu’on sait bien qu’elle ne dispose pas de ressources
(humaines, techniques, savoir-faire,
etc…) nécessaires pour le faire.
Par ailleurs, se pose la question de son indépendance
qui implique qu’au moins la « compétence
», la « probité » et « l’impartialité »
soient les critères cardinaux qui président à la
désignation de ses membres. Mais une CENI
« indépendante » de toute tutelle politique ne
s’est jamais vue au Togo, toujours placée, au
moins, sous l’autorité du ministère de l’Intérieur
et de la présidence de la République,
directement intéressée. La nomination de ses
membres obéit à des critères d’appartenances
partisane et ethnique qui se corrèlent et surplombent
tout critère de sélection rationnel et
universel. C’est à partir de cette corrélation,
durablement imposée, en grande partie, par
le pouvoir, que le RPT et son opposition se
livrent bataille pour le contrôle de la direction
de la CENI, stratégique dans la production
des résultats électoraux.
C’est cette corrélation
qui explique largement l’éjection de Henri
Lardja Kolani, censé être proche du pouvoir.
Ejection réclamée par l’opposition parlementaire
qui va participer assez paradoxalement
à l’élection de son remplaçant, Issifou Taffa
Tabiou, un militant du RPT pur jus selon
son état de service. Il est en effet membre
du Comité central du RPT, et depuis 2008,
conseiller technique auprès de Pascal Bodjona,
ministre d’Etat, ministre de l’Administration
territoriale, de la Décentralisation et des
Collectivités locales et son homme de main.
Après cette erreur de casting monumentale,
l’opposition pourra-t-elle revenir sur la composition
très inégale de la CENI en sa défaveur
avec seulement 5 membres contre 12
proches du pouvoir ?
Pendant ce temps, Faure Gnassingbé est
dans un état de fragilité qui s’est aggravé au
fur et à mesure que l’échéance du 28 février
s’approche. Il s’est rendu compte que s’asseoir
dans le fauteuil de son père ne suffit pas
à lui conférer la légitimité et qu’il n’arrivera
pas à faire oublier les conditions meurtrières
dans lesquelles il a capté le pouvoir en février-
avril 2005. Scandalisés par la mauvaise
gestion de l’héritage et des conflits sans fin,
des généraux et des officiers de l’armée ainsi
que des barons civils du régime, qui avaient
cru miser sur le bon cheval et l’avaient imposé
à la population avec le soutien cynique de
Jacques Chirac, ont déserté le navire ou sont
garés dans les parkings souterrains du pouvoir.
Ses parrains régionaux et internationaux
de l’époque ont pris aussi diverses voies obliques
: le président ghanéen John Kufuor et
son homologue nigérian Olusegun Obasango
ne sont plus aux affaires, et surtout Jacques
Chirac ainsi que le VRP de Faure, Louis Michel,
déguisé en commissaire européen, ne
peuvent plus instrumentaliser l’OIF, la CEDEOA
ou l’Union africaine (UA). L’imprévisible
dictateur libyen, Mouhamar Khadafi,
n’a pas les mêmes ressources qu’Obasanjo
pour mettre facilement l’UA qu’il préside
au service de son poulain Faure. Lequel peut
toutefois trouver des soutiens auprès du burkinabè
Blaise Compaoré, le sénégalais Wade
voire son sosie, Ali Bongo et quelques amis
obscurs de son père. On ne sait pas ce que
fera vraiment la France sarkozyste qui n’a
pas encore clarifié ses positions.
Même si Faure lui a fait des clins d’oeil appuyés
en éjectant du port à containers de
Lomé, Dupuydaudy, ennemi de l’ami Bolloré
ou la société Moov pour Orange France,
rien n’indique expressément que le président
Sarkozy soutiendra Faure comme le fit
Chirac en 2005.
Mais sa Realpolitik, consistant en la rupture
dans la continuité et en sa symétrie, la
continuité dans la rupture, avec ses réseaux
parallèles, lui permet d’afficher les
contorsions les plus inattendues avec
un superbe aplomb.
En outre, plus qu’hier, le clan familial
Gnassingbé est également écartelé entre ses
faucons sanguinaires et ses colombes au
comportement imprévisible. Faucons parce
qu’attachés à la partie autoritaire de l’héritage
et colombes car prônant des compromis
avec l’opposition pour la survie même de
l’héritage. Les deux tendances incarnées à
différents moments par le demi-frère Kpatcha
qui n’a cessé d’opposer sa légitimité de
bio-héritier pur-sang bleu kabyè à Faure, le
bâtard au sang mêlé, donc impur et illégitime.
La tension, momentanément et artificiellement
résorbée par son embastillement
en avril dernier pour tentative présumée de
coup d’Etat, est promise à rebondir avec vigueur
à tout moment. Ce qui met Faure dans
de petits souliers, incapable à ce jour d’organiser
le congrès du RPT pour s’auto-investir
candidat, préférant aller chercher le réconfort
moral chez la pythie de son père à Rome où
il est plus régulier qu’à Karapya, le bio-fief
régional du clan où il est indésirable.
Le délitement des trois piliers du pouvoir
Gnassingbé (armée, RPT et clan familial)
ne profite guère à l’opposition, fragmentée
en plusieurs morceaux dont la plupart sont
favorables à l’idée de rassemblement sans
pouvoir l’imposer. Compte tenu de son
statut de leader historique de l’opposition
et surtout de sa popularité indéniable au
sein de la population, Gilchrist Olympio,
qui devrait être la cheville ouvrière de
ce rassemblement bâti sur des accords
électoraux et gouvernementaux, n’y voit
toujours aucun intérêt. Conscient de son
hégémonie et tenant la clé d’une possible
victoire, il invite, par voie de communiqués,
ses alliés potentiels à soutenir ses
positions quand il ne les somme pas de
rallier son parti ou de venir s’y fondre
tout simplement. L’opposition tourne en
rond, sans stratégie lisible, sans véritable
leadership crédible, alors que tout le
monde est convaincu que seule l’union est
en mesure de mettre sérieusement Faure
en difficulté. Constamment harcelée par le
pouvoir, épuisée de ses vingt ans de lutte
sans succès, évidée par la personnalité politique
peu fiable de Gilchrist Olympio en
qui la population voit toutefois son salut
indécrottable, l’opposition togolaise
s’est peu à peu transformée en miroir à
peine déformant du pouvoir dont elle reproduit
les fourberies et l’immobilisme.
Les quelques rares organisations de la
société civile ne sont pas assez puissantes
pour prendre fermement le relais de
cette opposition faillie.
Faure, bien qu’affaibli, n’entend pas baisser
les bras. Aussi socialisé aux bonnes manières
de son père, achète-t-il des armes, suscite la
création de milices, d’associations et de partis
satellites, arrose de billets de banque tout
ce qui bouge dans son champ visuel, accorde
des microcrédits même à qui ne demande
rien, réécrit les textes électoraux, redessine
les préfectures, taille un corset juridique aux
médias privés, creuse des puits, construit un
dispensaire, une école et un marché, implante
un camp militaire, nomme ses hommes à la
tête de l’armée, distribue aux membres de
la CENI des 4x4 rutilants. Ces symboles de
pouvoir pourront circuler sous les vivats des
6 000 policiers et gendarmes de la Force Sécurité
Election Présidentielle 2010 (Fosep),
chargée de « garantir la sécurité avant, pendant
et après l’élection présidentielle de 2010
et aussi de préserver un climat de paix et de
sérénité sur l’ensemble du territoire togolais
». A la tête de ce dispositif sécuritaire est
placé le lieutenant-colonel Yark Damehane,
un gendarme de sinistre réputation, familier
des rapports des organisations internationales
de défense des droits de l’homme. Le RPT se
targue d’avoir déjà les résultats en poche que
le vote viendra entériner.
Dans ce paysage qui désole, il faut signaler
le travail du Comité de pilotage composé des
représentants des Etats-Unis, de la France, de
l’Allemagne, de l’Union européenne et du
PNUD. Surveillant la prochaine présidentielle
comme du petit lait, il est de plus en plus
ferme envers le pouvoir RPT à l’image de
l’ambassadrice américaine, de l’ambassadeur
d’Allemagne et même de France au Togo qui
expriment leurs « préoccupations » quant à
l’organisation d’une présidentielle transparente
et sincère. Le pouvoir ressent son document
« Projet d’appui au processus électoral
» pour le moment confidentiel comme
un coup de poing dans le ventre et s’oppose
à sa publication. Ses pressions sur Faure sont
saluées par l’opposition qui apprécie mal que
le comité de pilotage ait confié le coaching
de la Fosep à la France qui n’inspire pas de
confiance auprès de l’opinion.
A la veille de ce scrutin décisif, nombreux
sont les cartons rouges adressés à Faure, sans
que pour autant l’opposition soit en mesure
d’en tirer un avantage probant pour l’alternance.
On est dans ce paradoxe à la Buridan
où le président sortant se sent contraint de
frauder par habitude même s’il peut gagner
à la régulière, tandis que l’opposition qui a
toutes les chances de victoire ne bouge pas
trop comme on l’attend. A ceux qui lui reprochent
son absence de vision politique, Gilchrist
Olympio aime à leur répondre qu’au
bord du marigot, il saura comment faire pour
le traverser. Nous y sommes maintenant.
Comi M. Toulabor
CEAN-Sciences Po Bordeaux