Focus sur la scène politique togolaise et l’action de la France à l’approche de la présidentielle. Coopération bilatérale et « sécurisation électorale », les vieux démons de la Françafrique ne sont jamais très loin.
S’il y a un domaine où la communauté internationale dit souvent son mot, c’est bien l’élection présidentielle. Cet être éthéré qu’est la communauté internationale, dans le cas du Togo, a le visage bien concret de la France, de l’Allemagne, des États-Unis, de l’Union européenne (UE) et du PNUD. Les délégués et les représentants de ces pays et organisations internationales forment le Comité de pilotage, appelé aussi G5, qui se réunit régulièrement. Il a élaboré un document intitulé « Projet d’appui au processus électoral, PAPE » soumis à la signature du gouvernement togolais le 24 décembre 2009. C’est dans ce cadre que l’UE a accordé six milliards de francs CFA (neuf millions d’euros) pour soutenir la Commission électorale nationale indépendante (CENI) en vue d’organiser « des élections libres, équitables,
transparentes et paisibles, conformément aux standards internationaux » selon le communiqué de Patrick Spirlet, chef de la délégation de la Commission de l’UE à Lomé. Principal bailleur de fonds, l’UE est aussi le catalyseur en principe des réformes dans les pays ACP (Afrique-Caraïbes-Pacifique) au titre des Accords de Cotonou de juin 2000 qui posent les conditionnalités de son aide, à savoir la bonne gouvernance, le respect des droits de l’homme, des principes démocratiques et de l’État de droit, la gestion transparente et responsable des ressources humaines, etc. : un volume de bons principes et de bons sentiments non exécutoires, surtout si l’Etat ACP dispose d’un parrain puissant et ienveillant en mesurede plaider sa cause devant les instances internationales. C’est le cas du Togo du général Eyadéma sous les présidents de la Ve République. Par le PAPE, l’UE s’engage à suivre de près la totalité du processus électoral du 28 février, ce qui englobe les activités préélectorales telles que la révision des listes électorales, le scrutin lui-même et les activités postélectorales avec le suivi des résultats et les éventuels contentieux. Patrick Spirlet a annoncé l’arrivée au Togo pour janvier de 120 à 130 observateurs électoraux de l’UE pour bien montrer « l’investissement d’ampleur de l’UE dans le cadre de l’élection présidentielle ». Chiffre assez dérisoire par rapport aux 5 930 bureaux de vote et probablement plus, réels ou fictifs, disséminés à travers le territoire. Mais le suivi européen de la présidentielle tarde à venir et reste pour le moment d’ordre purement intentionnel.
Dans son rapport adressé récemment à Pascal Bodjona, ministre de l’Administration territoriale, de la Décentralisation et des Collectivités locales, en somme ministre de l’Intérieur, la CENI relève plusieurs manquements. Elle émet de sérieux doutes sur la compétence de la société belge ZETES, fournisseur des kits électoraux et sa capacité à accompagner convenablement la CENI tout au long du processus électoral. Le rapport indique entre autres que « les travaux de reconditionnement ont révélé l’absence, sur les kits, de plusieurs composants ou matériels nécessaires au bon fonctionnement de plus de la moitié des kits ; les caractéristiques électriques des kits n’étaient pas aux normes, les diodes intervenant dans l’alimentation des kits fondent après un certain temps de fonctionnement ; les imprimantes connaissent également quelques difficultés ». Il met sur le compte de la ZETES, choisie par Bodjona, les ratés constatés lors de la révision des listes électorales dans les fiefs de l’opposition et note que sur les 1 275 kits plus de la moitié ne fonctionne pas [1]. En dépit de ces manquements graves qu’elle a elle-même soulevés et les protestations de l’opposition, la CENI continue ses travaux comme si de rien n’était pour ne pas déplaire aux autorités de tutelle. Pendant ce temps, les ambassadeurs des Etats-Unis, d’Allemagne et de France ainsi que le chef de la délégation de la Commission de l’UE au Togo se contentent d’exprimer uniquement leurs « vives préoccupations ». Il faut lire méticuleusement entre les lignes de ces « préoccupations » pour y repérer une once d’injonction de mieux faire.
Le Comité de pilotage permet à la France de multilatéraliser ses relations bilatérales avec le Togo, notamment au niveau du financement de sa politique africaine, caractérisée par son « informalisation » et ses doxas contradictoires en concurrence avec ses intérêts. Le Comité de pilotage lui permet de jouer sur plusieurs tableaux, et le cas échéant de s’en servir comme un paravent. Ici, elle s’est alignée sur les positions minimalistes de ses pairs occidentaux alors même qu’on peut s’attendre à la voir entraîner les autres membres du G5 à s’immiscer d’avantage, sur la base du PAPE, dans les préparatifs de la totalité du processus électoral. C’est que de l’assassinat du premier président togolais Sylvanus Olympio, en janvier 1963, dont la France serait le commanditaire présumé au soutien de la dictature quadragénaire des Gnassingbé en passant par la validation des fraudes électorales, le contentieux entre les deux pays est si lourd que la France donne l’impression d’être gênée aux entournures et préfère sur certains dossiers faire profil bas.
En revanche, la France retrouve son élément naturel en s’investissant dans le volet « sécurisation électorale » financée en partie par l’Agence française de développement. C’est à elle en effet que sont revenus, dans le partage du travail au sein du G5, la formation et l’entraînement de la « Force sécurité élection présidentielle (Fosep) » créée le 11 novembre dernier. Composée de 6 000 gendarmes et policiers, sa mission est de « garantir d’une part la sécurité avant, pendant et après l’élection et de préserver, d’autre part, un climat de paix et de sérénité sur l’ensemble du territoire national ». Elle est placée sous la supervision de la CENI, mais sous le commandement opérationnel du ministre de la Sécurité et de la Protection civile, le colonel Atcha Titikpina, de sinistre réputation. C’est un autre tortionnaire reconnu, le lieutenant-colonel Yark Damehame, qui la dirige. La société France Coopération internationale a raflé le marché sous-traité à une autre, Protecop, pour équiper la Fosep en casques et boucliers de protection, treillis, Rangers et bâtons, tandis que radios fixes et portables sont fournis par la société toulousaine Soicex Electronique, et que la CFAO Motors la dote en véhicules 4x4, le tout pour la coquette somme de 500 000 euros (La Lettre du continent du 7 janvier 2010). Tous les observateurs prédisent une élection à l’opposé des proclamations officielles de présidentielle transparente et pacifique, mais Faure Gnassingbé, qui n’a rien à perdre, se prépare, lui, en conséquence.
Comme son père chez qui il a appris, Faure Gnassingbé s’est métamorphosé en un véritable DAB (distributeur automatique de billets) ambulant crachant généreusement des billets de banque tout chauds à qui-veut-n’en-veut-pas, dotant comme le pays d’infrastructures et d’équipements lui manquaient cruellement. A l’allure où se déroule sa politique publique électorale, le Togo dépasserait sûrement les pays développés en moins d’une décennie si les élections devenaient mensuelles ou hebdomadaires. Mais Faure a aussi une autre identité en réserve : celle d’un DAV, un distributeur automatique de violence latent dont les ingrédients se mettent en place, au nez et à la barbe du PAPE européen, conformément à sa proclamation de foi où il se dit prêt à reconduire la violence d’avril 2005 : « Je le referais. Même si je déplore les violences qui, hélas, ont assombri le processus de transition de février à avril 2005. Si je n’avais pas répondu présent à l’appel que les forces armées, puis l’Assemblée nationale m’avaient lancé, le pire était presque sûr » (Jeune Afrique du 25 décembre 2006).
En effet, il est en train de réactiver les trois piliers de la violence politique. D’abord, à la suite de l’affaire Kpatcha en avril 2009 qui n’a toujours pas trouvé son épilogue, il a changé de chef d’état-major des armées et celui de l’armée de terre où des hommes plus fiables ont remplacé d’autres fidèles jugés tièdes. En juillet dernier, ce sont treize corps ou unités spécialisées qui ont changé de têtes. Il a néanmoins gardé son beau-frère, Félix Kadangah, à la direction de la redoutable FIR, l’unité anti-émeute urbaine de l’armée. Il se trouve que certains promus sont des auteurs présumés de crimes contre l’humanité et cités dans les rapports des organisations de défense des Droits de l’homme.
Ensuite au côté du Haut Conseil des associations et mouvements étudiants (HACAME), la plus connue des milices paramilitaires, qui a joué un rôle capitale dans toutes les violences électorales, d’autres structures similaires sont en train de sortir de leur hibernation ou en voie de se créer. Ainsi dans un communiqué du 11 septembre 2009, la Jeunesse de l’UFC accuse le major Bilizim Kouloum, gendarme à la retraite, pointé du doigt par différentes organisations de défense de droits de l’homme lors de l’élection d’avril 2005, d’installer dans les préfectures et les sous-préfectures des milices dénommées « Groupe de réflexion et d’appui au parti [RPT] »).
Il convient de rappeler que l’un des hommes forts du régime de Faure Gnassingbé se trouve être précisément Pascal Bodjona, ministre d’État, ministre de l’Administration territoriale, de la Décentralisation et des Collectivités locales, qui a été fondateur et responsable du HACAME au début des années 1990. Enfin, la chute en 2005 de Robert Montoya, ancien gendarme du GIGN (Groupe d’intervention de la gendarmerie nationale) pour trafics d’armes, et de son entreprise de gardiennage, la Société africaine de sécurité-Togo, qui équipait les forces sécuritaires (menottes, matraques, bombes lacrymogènes, gilets pare-balles, cagoules, etc.) a laissé le champ libre à l’Optimal Protection Services. Cette société appartient à Germain Meba, un quadragénaire mais déjà multimillionnaire, et ami personnel de Faure Gnassingbé à qui il doit en partie sa fortune rapide en rapport avec le trafic de drogue et d’or et dont il soutient avec force la candidature en créant l’Association des bénévoles pour la victoire du candidat Faure.
Militaires, miliciens et vigiles travaillent en symbiose lors des présidentielles ressenties comme des moments douloureux de remise en cause du pouvoir du clan Gnassingbé. C’est pour conjurer la perte du pouvoir et les conséquences désastreuses qu’elle induit que tous les membres du clan se mobilisent pour sa défense. Pendant qu’en face, le Mouvement citoyen pour l’alternance, association proche de l’UFC regroupant des jeunes, constamment harcelé et intimidé par la soldatesque du pouvoir, se dit déterminé à aller jusqu’au « sacrifice suprême » si la victoire du 28 février venait à être volée. Faut-il pour autant partager les inquiétudes et les craintes ambiantes exprimées par le journaliste Tino Kossi qui suggère « l’intervention d’une force militaire étrangère » afin d’anticiper l’explosion de la violence annoncée par tous les oracles ? Il est peut-être plus raisonnable, comme le réclament certains partis et organisations de la société civile, de reporter cette présidentielle pour la mieux préparer dans le calme et la sérénité avec une implication plus grande de l’UE conformément au PAPE.
Car la CENI, à l’image de toute l’administration publique, n’est pas techniquement armée pour mener à bien une telle opération électorale d’envergure qui la dépasse. Prétendre le contraire c’est pratiquer la politique de l’autruche en se voilant la face.
Comi M. Toulabor
Centre d’études de l’Afrique noire -
Sciences Po Bordeaux
[1] www.mo5-togo.com, Sophie Lawson