Survie

Crise institutionnelle : les Ivoiriens toujours otages de leur classe politique

(mis en ligne le 14 mars 2010) - Rafik Houra

De report en report, Gbagbo
aura bientôt bénéficié de
deux quinquennats pour le
prix d’un. Dernier épisode
en date, les dissolutions
du gouvernement et de
la Commission Électorale
Indépendante (CEI),
provoquant deux semaines
d’instabilité alimentée par
l’opposition.

Élu dans des conditions difficiles et
contestées face au général putschiste
Gueï en 2000, Laurent Gbagbo devait
remettre en jeu son mandat présidentiel cinq
ans plus tard. La tentative de renversement
de 2002, suivie de l’occupation de la moitié
nord du pays par des rebelles, conjuguée à
l’hostilité de la diplomatie chiraco-villepiniste
ont grippé durablement le fonctionnement
des institutions ivoiriennes.

La sortie de crise ivoirienne telle qu’elle est
balisée par l’accord de 2007 (Billets n°157)
entre Gbagbo et le leader rebelle Guillaume
Soro passe par le désarmement et la réintégration
des rebelles, la réunification du pays,
l’élaboration de la liste électorale et l’organisation
de l’élection.

Tentatives de fraudes à la CEI ?

La crise de ces dernières semaines concerne
la liste électorale. La configuration des organes
impliquées et le processus d’élaboration
de cette liste ont fait l’objet d’âpres négociations.
Parmi ces organes, figure la fameuse
CEI et l’entreprise française Sagem. Selon
Guy Labertit, le contrat de cette dernière « dépasse
aujourd’hui les 200 millions d’euros à
la seule charge de l’état ivoirien
 ».

C’est le
processus électoral le plus cher du monde !
Créée en 2001, la CEI joue grosso modo le
rôle que joue le ministère de l’intérieur en
France, en ce qui concerne les élections. Son
président, Robert Beugré Mambé a été élu à
la tête de la CEI à l’automne 2005, à la fin
du quinquennat présidentiel. Dès le début, le
FPI (parti présidentiel) a contesté l’élection
de ce membre du PDCI (ex-parti unique) à
la tête de la CEI, dominée par l’opposition.
Depuis le début 2010, Mambé était sous le
feu nourri du camp présidentiel. Il aurait
tenté de faire inscrire frauduleusement 430
000 Ivoiriens sur la liste électorale. Depuis
cet automne, la liste électorale provisoire,
qui résulte d’opérations de déclarations individuelles
et de croisements avec les données
existantes, compte 5,3 millions d’électeurs.
Reste environ un million de cas « litigieux ».
Les personnes concernées peuvent déposer
réclamation auprès des CEI locales. L’étape
actuelle est celle du « contentieux », c’est-àdire
du traitement de ces réclamations. Entretemps,
il est avéré que Mambé a fait établir
des croisements supplémentaires, d’où une
liste de 430 000 cas litigieux est ressortie et
a atterri de façon inexpliquée entre les mains
des commissions locales, seules habilités à
traiter les réclamations avant l’inscription sur
la liste électorale.

Le camp présidentiel accuse l’opposition
d’avoir voulu faire inscrire ces cas litigieux
en marge de l’étape des réclamations. L’ancien
président de la CEI se défendait en disant
que cette liste à usage interne était destinée
à aider les CEI locales à statuer. Du point
de vue des « patriotes », cette CEI largement
dominée par l’opposition est certainement un
vestige de l’ingérence chiraquienne dans la
crise ivoirienne. Rien d’étonnant donc à ce
que le FPI cherche à écarter le président de
la CEI.

De plus les esprits s’échauffent autour des réclamations
individuelles : ces réclamations
peuvent aller dans les deux sens, inscription
ou radiation. Des radiations par centaines
d’électeurs déjà inscrits, sur demande du
camp présidentiel et pour vice de procédure,
avaient déjà provoqué des manifestations au
début du mois de février.

Un médiateur silencieux et une opposition offensive

Les pressions pour faire démissionner le
président de la CEI ayant échoué, Gbagbo
a fini par dissoudre gouvernement et CEI.
Ni la campagne de presse à son encontre,
ni les « conseils » du président burkinabé
Compaoré, médiateur et parrain de l’accord
de 2007, n’avait eu raison de la détermination
de Mambé à rester à la tête de la CEI,
très soutenu par l’opposition. À l’issue des
consultations avec les principaux acteurs de
cette crise institutionnelle, Compaoré n’avait
fait aucune déclaration publique.

Reconduit au poste de premier ministre dès
le soir de la double dissolution, Soro a connu
des difficultés pour former son nouveau gouvernement,
plongeant le pays dans un vide
institutionnel. L’opposition a misé sur l’enlisement,
le temps jouait contre Gbagbo et
Soro, les signataires de l’accord de Ouaga.
La légitimité de Gbagbo, longtemps contestée,
avait été restaurée grâce à cet accord. Elle
était considérablement fragilisée par le vide
institutionnel.

Le site des rebelles dénonçait les pressions du
RDR – parti d’Alassane Ouattara - pour que
Soro refuse de former un nouveau gouvernement
et évoquait même l’attentat de juillet
2007 contre l’avion du premier ministre
(Billets n°160). À l’annonce des dissolutions,
l’opposition rassemblée au sein du RHDP est
entrée dans une stratégie de rupture, appelant
les Ivoiriens à s’opposer « par tous les
moyens à la dictature de Laurent Gbagbo
 ».
Le journal du RDR annonçait le retour de
certains militaires en exil, dont le rebelle
dissident IB, sous le coup d’un mandat d’arrêt
international depuis sa condamnation en
France (Billets n°188). Des manifestations
se sont déroulées dans de nombreuses villes,
dont Gagnoa où cinq manifestants ont été tués
par balles et Daloa où il y eut 2 morts. De leur
côté, les dirigeants politiques de la rébellion
ont suivi l’injonction de Gbagbo de poursuivre
l’application de l’accord de Ouaga,
refusé la stratégie de rupture de l’opposition
et dénoncé les manifestations non encadrées.
Hasard ou non, pendant quelques jours le site
des rebelles est devenu inaccessible.

Le ras-le-bol des Ivoiriens

La patience des Ivoiriens est mise à rude
épreuve. Le pays toujours coupé en deux
vit depuis 2002 une situation de transition
qui s’éternise. Les institutions ne maîtrisent
que le sud et sont déchirées par les
luttes de pouvoir. Tandis qu’au nord, une
coalition de chefs de guerre rebelles se
partage les richesses et entretient l’insécurité
(Billets n°186). Indépendamment
du jeu politique, le ras-le-bol de la population
pourrait jouer un rôle prépondérant
dans les prochaines élections. Les
récentes coupures d’électricité exaspèrent
tous les Ivoiriens. Par manque d’investissement,
l’alimentation en électricité est
devenue insuffisante. Depuis l’an dernier,
Bouygues a commencé à se désengager
de ce secteur aux installations vétustes.
Depuis 1990, il bénéficie du contrat de
concession, alors que toute la charge des
investissements revient à l’état ivoirien.
En revanche, Bouygues conservent leurs
champs de gaz et devraient construire le
troisième pont sur la lagune Ébriée, pour
200 millions d’euros.

Malgré ses efforts pour s’organiser, la
société civile ivoirienne peine à se faire
entendre. Ses propositions trouvent peu
d’écho dans le débat politique. La rencontre
plusieurs fois repoussée entre Patrick
N’Gouan, président de la convention de la
société civile, et le premier ministre Soro,
n’aura finalement pas porté ses fruits
puisqu’aucun membre de la société civile
n’a été nommé ni au gouvernement,
ni dans la nouvelle CEI. Leurs discours
semblaient pourtant parfaitement compatibles,
l’un appelant à la création d’une
CEI réellement indépendante, l’autre se
voyant comme l’arbitre des querelles des
partis politiques.

Finalement de nouvelles rencontres avec
le médiateur Compaoré ont débouché sur
une CEI et un gouvernement toujours
sous la coupe des différents partis politiques.
Cette CEI reste sur le même format,
dominée par l’opposition. Plus consensuel
que son prédécesseur, Youssouf
Bakayoko, le président de la CEI est à
nouveau un membre du PDCI. Quant au
gouvernement, il est légèrement plus restreint
que le précédent, mais ses portefeuilles
sont encore étiqueté du nom des
partis politiques. On ne connait pas encore
le nom des ministres des partis du
RHDP car ceux-ci ont temporisés jusqu’à
la constitution de la nouvelle CEI.
Aux dernières nouvelles, l’élection est
annoncée pour fin avril-début mai. Qui
peut encore y croire ?

Patrick N’Gouan appelle le nouveau gouvernement à s’emparer enfin de « toutes ces
questions sociales qui font mourir à petit feu les Ivoiriens »

Si le processus de paix sort indemne de
cette étape du contentieux électoral, le
sort des rebelles et de leurs commandants
de zone comme celui des milices loyalistes
reste un écueil. Sans véritable désarmement,
les élections peuvent devenir un
massacre.

La première tâche de la nouvelle CEI sera
de piloter le contentieux et aboutir à la liste
définitive des électeurs. Malheureusement
tout indique que les tensions vont à nouveau
s’exacerber. L’aile dure du FPI semble
l’avoir emporté sur la proposition faite
cet automne par Mamadou Koulibaly : accepter
toute les demandes d’inscription sur
les listes électorales. «  On les prend tous,
on organise les élections et continue de
construire notre pays avec les écoles, les
routes, les hôpitaux…
 ». « C’est important
d’aller aux élections mais la coexistence
pacifique entre les populations est
également importante.
 » A contrario, la
reprise de l’invective ivoiritaire et la généralisation
des radiations expéditives sur
la base des patronymes pourrait jeter les « 
citoyens de seconde zone » dans la rue, et
une majorité des Ivoiriens dans les bras de
l’opposition.

Du côté français, profil bas

Du côté français et à l’ONU, on s’est tenu
à des déclarations minimalistes d’appel
au calme et au respect des accords passés.
En janvier, l’ONU avait prolongé jusqu’à
fin mai le mandat des casques bleus et des
militaires français de l’opération Licorne.
Nouveau signe fort du rapprochement entre
les présidents Compaoré et Gbagbo,
leur suggestion conjointe d’envoyer 500
casques bleus burkinabé pendant l’élection
ivoirienne a été avalisée.

En visite au Gabon, Sarkozy a effleuré le sujet
de l’élection ivoirienne : « Lorsqu’on
voit ce qui se passe, ou plutôt ce qui ne
se passe pas dans d’autres pays, on peut
dire que le Gabon n’a pas à rougir de
la dignité de son peuple au moment où
il a fallu assurer la succession du président
Bongo
 ». Mais cette allusion n’est
certainement pas à la hauteur du soutien
qu’espèrent certains dirigeants de l’opposition.
Alassane Ouattara, visiteur de
l’Élysée le 12 février attendait certainement
plus de son ami. Seul incident franco-
ivoirien de ce mois de février agité, le
brouillage de France 24, où la nouvelle des
morts de Gagnoa serait restée trop longtemps
affichée à l’écran.

Préférant sans doute éviter une période de
tension, le mois de janvier a vu le report
des voyages annoncés de Kouchner et
Guéant à Abidjan.

Havas-Euro RSCG s’occupe de l’image
du candidat Gbagbo depuis environ un an.
C’est donc une filiale de Bolloré - gestionnaire
du port d’Abidjan, du chemin de fer
ivoiro-burkinabé, de plantations d’hévéas...
– qui travaille à la réélection du président
ivoirien et lui refile des sondages, favorables,
commandés à TNS Sofres..

Rafik Houra

#GénocideDesTutsis 30 ans déjà
Cet article a été publié dans Billets d’Afrique 189 - Mars 2010
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