Le ministre de la Défense a annoncé la suppression du dernier tribunal militaire, le Tribunal aux armées de Paris (TAP). Si la mesure est souhaitable, il ne s’agit manifestement pas de rompre avec un système assurant l’impunité aux militaires français.
Le Tribunal aux armées de Paris constituait le dernier vestige d’une justice militaire héritée de l’ancien régime, par laquelle les officiers bénéficiaient du privilège de se juger eux-mêmes et qui soumettait les simples soldats et appelés à l’arbitraire le plus complet. La réforme de 1982, entre autres mesures, généralisait le recours aux magistrats civils détachés auprès du ministère de la Défense, supprimait les tribunaux permanents des forces armées (du moins en temps de paix : pour le temps de guerre, les pouvoirs exorbitants des militaires sur la société n’ont à ce jour jamais été remis en cause) et confiait à des chambres spécialisées des juridictions de droit commun le jugement des infractions commises par des militaires sur le territoire national.
Le jugement des délits commis à l’étranger en revanche relevait d’un traitement différent selon les situations : soit d’un tribunal aux armées établi à l’étranger (dans les faits, seul le Tribunal de Baden pour les forces stationnant en Allemagne), soit du TAP dans le cas des forces présentes dans les pays africains ayant contracté des accords de défense avec la France ; soit des chambres spécialisées des juridictions de droit commun suivant l’origine géographique de l’unité à laquelle appartient le militaire en opération extérieure. Avec le passage à une armée de métier entièrement vouée à la projection, la réforme de 1999 entendait simplifier le dispositif et rétablir une égalité de traitement. Le TAP jugeait donc, après cette date, toutes les infractions commises à l’étranger, tandis que ses règles de fonctionnement le rapprochaient encore davantage de la justice civile.
Subsistaient néanmoins certaines spécificités. En particulier, sauf cas de crime ou de flagrant délit, l’avis consultatif du ministère de la Défense est obligatoire avant toute poursuite. Les victimes ne peuvent pas non plus déclencher l’action publique sauf en cas de décès, de mutilation ou d’invalidité permanente. Mais surtout, dans la pratique, les pressions de l’institution militaire n’ont jamais cessé. Janine Stern, procureur du TAP jusqu’en 2004 avait ainsi dénoncé l’« ingérence » de l’institution militaires, les « pratiques d’exception » ou encore une « justice aux ordres » (Le Monde, 20 novembre 2004). La juge Brigitte Raynault, qui a jeté l’éponge en 2005, avant la fin prévue de son détachement considérait que « l’armée a un peu vampirisé ce tribunal » (Le Monde, 22 décembre 2005). Le ministère de la Défense avait d’ailleurs revendiqué le pouvoir d’évaluer l’activité professionnelle du procureur, malgré l’avis contraire de la Cour de cassation. Le TAP a également « pour l’armée l’avantage d’être discret. Ses audiences correctionnelles, sont publiques mais peu couvertes par la presse. » (Le Monde, 22 janvier).
La suppression du TAP annoncé par le ministre de la Défense à l’horizon 2011 est officiellement l’aboutissement d’un processus visant à l’égalité de traitement entre civils et militaires, mais selon le ministère de la Défense, « ce mouvement d’intégration de la justice militaire au sein du droit commun » vise aussi à « lever toutes les suspicions, se défaire d’un regard qui tendrait à faire penser que les militaires jugent leurs affaires entre eux ». (Ibid.) Toutes les infractions commises à l’étranger par les militaires seront désormais jugées par une chambre spécialisées du TGI de Paris. Néanmoins, les spécificités du TAP seront conservées : « Le maintien de l’avis consultatif préalable du ministre de la défense avant toute poursuite pénale (hors cas de flagrance) (…). La confirmation de l’exception procédurale selon laquelle il est impossible, pour la victime d’une infraction commise par un militaire, de faire citer directement ce militaire devant une juridiction de jugement. » Cette exception au prétexte de « ne pas désorganiser brutalement une unité dans un contexte opérationnel. » (Site du ministère de la Défense). Le maintien de « la prise en compte des spécificités des militaires » (idem) peut donc laisser craindre une perpétuation de la tradition d’impunité jusqu’à présent rigoureusement observée. A fortiori si l’on considère deux autres éléments.
D’une part, ce transfert de compétence s’inscrit dans le cadre de la réforme plus large de la justice voulue par Sarkozy, qui doit notamment se traduire par la disparition du juge d’instruction et la concentration de tous les pouvoirs d’enquête entre les mains d’un parquet aux ordres du pouvoir. D’autre part, depuis le 1er juillet 2005, les militaires en Opex bénéficient d’une exonération de leur responsabilité pénale en cas d’emploi de la force pour accomplir leur mission. Jusqu’à cette date, en l’absence de déclaration de guerre officielle, ils n’étaient autorisés à ouvrir le feu qu’en état de légitime défense (en théorie, et uniquement en théorie, bien sûr…). Depuis la réforme du statut général des militaires, ils peuvent faire usage de leurs armes, y compris contre des civils, dès lors que cette action est jugée utile à l’accomplissement de leur mission et qu’elle est conforme au droit international, c’est-à-dire couverte par une résolution de l’ONU les autorisant par exemple à agir « par tous les moyens », comme ce fut le cas en Côte d’Ivoire lors des massacres de civils en novembre 2004…
Le dernier motif d’inquiétude concerne le transfert des affaires en cours au TAP, en particulier la plainte pour complicité de génocide dans laquelle Survie est partie civile. Il serait évidemment regrettable, mais sans doute pas fortuit, que ce transfert s’accompagne du ralentissement d’une procédure déjà très longue, ou de la disparition accidentelle de certains éléments d’enquête déjà réalisés…
Raphaël Granvaud