Survie

Suppression du Tribunal aux armées de Paris : la fin de l’impunité ?

(mis en ligne le 1er mars 2010) - Raphaël Granvaud

Le ministre de la Défense a
annoncé la suppression du
dernier tribunal militaire,
le Tribunal aux armées de
Paris (TAP). Si la mesure
est souhaitable, il ne s’agit
manifestement pas de
rompre avec un système
assurant l’impunité aux
militaires français.

Le Tribunal aux armées de Paris
constituait le dernier vestige
d’une justice militaire héritée
de l’ancien régime, par laquelle les
officiers bénéficiaient du privilège de
se juger eux-mêmes et qui soumettait
les simples soldats et appelés à l’arbitraire
le plus complet. La réforme de
1982, entre autres mesures, généralisait
le recours aux magistrats civils
détachés auprès du ministère de la
Défense, supprimait les tribunaux permanents
des forces armées (du moins
en temps de paix : pour le temps de
guerre, les pouvoirs exorbitants des
militaires sur la société n’ont à ce jour
jamais été remis en cause) et confiait à
des chambres spécialisées des juridictions
de droit commun le jugement des
infractions commises par des militaires
sur le territoire national.

Un processus de civilisation de la justice militaire

Le jugement des délits commis à
l’étranger en revanche relevait d’un
traitement différent selon les situations
 : soit d’un tribunal aux armées
établi à l’étranger (dans les faits, seul
le Tribunal de Baden pour les forces
stationnant en Allemagne), soit du
TAP dans le cas des forces présentes
dans les pays africains ayant contracté
des accords de défense avec la France
 ; soit des chambres spécialisées des
juridictions de droit commun suivant
l’origine géographique de l’unité à laquelle
appartient le militaire en opération
extérieure. Avec le passage à une
armée de métier entièrement vouée à la
projection, la réforme de 1999 entendait
simplifier le dispositif et rétablir
une égalité de traitement. Le TAP jugeait
donc, après cette date, toutes les
infractions commises à l’étranger, tandis
que ses règles de fonctionnement
le rapprochaient encore davantage de
la justice civile.

Maintien des spécificités militaires

Subsistaient néanmoins certaines
spécificités. En particulier, sauf cas
de crime ou de flagrant délit, l’avis
consultatif du ministère de la Défense
est obligatoire avant toute poursuite.
Les victimes ne peuvent pas non plus
déclencher l’action publique sauf en
cas de décès, de mutilation ou d’invalidité
permanente. Mais surtout, dans la
pratique, les pressions de l’institution
militaire n’ont jamais cessé. Janine
Stern, procureur du TAP jusqu’en 2004
avait ainsi dénoncé l’« ingérence » de
l’institution militaires, les « pratiques
d’exception
 » ou encore une « justice
aux ordres
 » (Le Monde, 20 novembre
2004). La juge Brigitte Raynault, qui
a jeté l’éponge en 2005, avant la fin
prévue de son détachement considérait
que « l’armée a un peu vampirisé
ce tribunal
 » (Le Monde, 22 décembre
2005). Le ministère de la Défense
avait d’ailleurs revendiqué le pouvoir
d’évaluer l’activité professionnelle du
procureur, malgré l’avis contraire de
la Cour de cassation. Le TAP a également
« pour l’armée l’avantage d’être
discret. Ses audiences correctionnelles,
sont publiques mais peu couvertes
par la presse.
 » (Le Monde, 22 janvier).

La suppression du TAP annoncé par
le ministre de la Défense à l’horizon
2011 est officiellement l’aboutissement
d’un processus visant à l’égalité
de traitement entre civils et militaires,
mais selon le ministère de la Défense,
« ce mouvement d’intégration de
la justice militaire au sein du droit
commun » vise aussi à « lever toutes
les suspicions, se défaire d’un regard
qui tendrait à faire penser que les
militaires jugent leurs affaires entre
eux
 ». (Ibid.) Toutes les infractions
commises à l’étranger par les militaires
seront désormais jugées par une
chambre spécialisées du TGI de Paris.
Néanmoins, les spécificités du TAP
seront conservées : « Le maintien de
l’avis consultatif préalable du ministre
de la défense avant toute poursuite
pénale (hors cas de flagrance) (…).
La confirmation de l’exception procédurale
selon laquelle il est impossible,
pour la victime d’une infraction
commise par un militaire, de faire
citer directement ce militaire devant
une juridiction de jugement.
 » Cette
exception au prétexte de « ne pas désorganiser
brutalement une unité dans
un contexte opérationnel.
 » (Site du
ministère de la Défense). Le maintien
de « la prise en compte des spécificités
des militaires
 » (idem) peut donc
laisser craindre une perpétuation de la
tradition d’impunité jusqu’à présent
rigoureusement observée. A fortiori si
l’on considère deux autres éléments.

Des inquiétudes légitimes

D’une part, ce transfert de compétence
s’inscrit dans le cadre de la réforme
plus large de la justice voulue par
Sarkozy, qui doit notamment se traduire
par la disparition du juge d’instruction
et la concentration de tous les
pouvoirs d’enquête entre les mains
d’un parquet aux ordres du pouvoir.
D’autre part, depuis le 1er juillet 2005,
les militaires en Opex bénéficient
d’une exonération de leur responsabilité
pénale en cas d’emploi de la force
pour accomplir leur mission. Jusqu’à
cette date, en l’absence de déclaration
de guerre officielle, ils n’étaient
autorisés à ouvrir le feu qu’en état de
légitime défense (en théorie, et uniquement
en théorie, bien sûr…). Depuis
la réforme du statut général des
militaires, ils peuvent faire usage de
leurs armes, y compris contre des civils,
dès lors que cette action est jugée
utile à l’accomplissement de leur mission
et qu’elle est conforme au droit
international, c’est-à-dire couverte par
une résolution de l’ONU les autorisant
par exemple à agir « par tous les
moyens
 », comme ce fut le cas en Côte
d’Ivoire lors des massacres de civils
en novembre 2004…

Le dernier motif d’inquiétude concerne
le transfert des affaires en cours
au TAP, en particulier la plainte pour
complicité de génocide dans laquelle
Survie est partie civile. Il serait évidemment
regrettable, mais sans doute
pas fortuit, que ce transfert s’accompagne
du ralentissement d’une procédure
déjà très longue, ou de la disparition
accidentelle de certains éléments
d’enquête déjà réalisés…

Raphaël Granvaud

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Cet article a été publié dans Billets d’Afrique 189 - Mars 2010
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