Survie

Bolloré, entreprise philantropique ?

(mis en ligne le 1er avril 2010) - Alice Primo

Fustigeant la « présentation
misérabiliste et
altermondialiste » des
témoins de la défense, le
groupe Bolloré s’est efforcé
de démontrer le caractère
diffamatoire du reportage
de Benoit Collombat
(Interceptions, France Inter)
sur ses activités au Cameroun.
Compte-rendu d’audience.

Après une première audience, le
15 décembre, où France Inter avait
fait témoigner quatre Camerounais,
la seconde audience, les 10 et 11 mars, a vu
défiler à la barre, les prévenus, six autres
témoins de la défense et pas moins de
quatorze témoins dont trois cadres français
du groupe et dix Camerounais venus
témoigner de la qualité du service et des
conditions de travail dans les filiales locales
de Bolloré. Et quels témoins ! Deux députés
(dont un ancien ministre) venus jurer que
« le Cameroun est un état de droit », et tant
pis si l’un d’eux, Sali Hamadou, est président
de Camrail et à ce titre au service de Bolloré ;
le président de la Socapalm, Claude Siewé-
Monthé, visiblement plus habitué du Hilton
que des baraquements où s’entassent les
ouvriers de sa plantation ; des salariés du
groupe, parmi lesquels des syndicalistes
dont peut rêver tout patron tant ils ont
certifié avoir les meilleures conditions de
travail au monde... et au milieu, le directeur
de publication de l’OEil du Sahel, journal
imprimé à Douala et dépendant des bons
soins de la Camrail de Bolloré pour son
acheminement et donc sa diffusion dans le
nord du Cameroun.

« Une entreprise citoyenne »

« Une émission aussi mensongère nous
portait au coeur
 », c’est ce qu’a expliqué
Dominique Lafont, directeur général du
groupe pour la division Afrique. En cause, six
longs passages de l’émission : l’introduction
par Lionel Thompson selon laquelle le
groupe userait de pratiques contraires à
l’intérêt des Camerounais, l’interview
d’Hilaire Kamga sur les problèmes rencontrés
des usagers et des salariés de la
Camrail, celle d’Emmanuel Etundi Oyono
sur le port autonome de Douala qu’il dirigea
quelques années, celle d’Edouard Tankoué
sur les conditions de travail, notamment
dans la palmeraie Socapalm, et enfin les
interview sur les liens entre Vincent Bolloré
et le pouvoir camerounais. A l’opposé de
ces « accusations graves et mensongères »,
Lafont a martelé que « Bolloré en Afrique
est une entreprise citoyenne
 ». Evoquant
des investissements de 200 millions d’euros
par an et une « rentabilité de l’ordre de
5 %
 », Lafont a précisé encore davantage
la générosité de sa société : « On investit
tout ce qu’on gagne (…) La logistique est
loin d’être le secteur le plus rentable
 »,
d’ailleurs « si le groupe Bolloré avait voulu
gagner de l’argent en Afrique, ce n’est pas
de la logistique que nous aurions fait
 ».

En ce qui concerne Camrail, « l’actionnaire
n’a jamais perçu un euro de dividende
 ».

Qui pourrait croire un tel discours ?
Sûrement pas les Camerounais, qui à Kienké
disent que « la Socapalm est venue chercher
son argent, et rien que son argent
 ».

Bolloré, entreprise philantropique ? La
réalité est bien sûr moins angélique.

« Tout cela remonte dans les paradis fiscaux »

Martine Orange, auteure d’un excellent
dossier sur les ramifications du groupe
publié dans Médiapart, a expliqué à la barre
les raisons du décalage entre les ambitions
boursières du groupe et sa réalité financière
(un chiffre d’affaires de 6 milliards d’euros,
moins de 150 millions de bénéfices en 2008) :
quatre ou cinq holdings au Luxembourg
et une bonne centaine de filiales partout
dans le monde, en grande partie issues
de la prise de contrôle en 1995 du groupe
Rivaud, (« un empire financier, industriel
et colonial
 », commentera Didier Taillet,
fondé de pouvoir de Micheline de Rivaud) ;
les filiales gardent toutes les dettes, tandis
que toute la trésorerie est rapatriée dans
les sociétés luxembourgeoises.

« Sa vraie richesse, elle est là » commente
Martine Orange. Didier Taillet confirmera
ces « défiscalisations au Luxembourg très
confortables
 » et conclura : « Ce résultat
de travail, d’effort, de transpiration en
Afrique... tout cela remonte dans les
paradis fiscaux ?
 »

« Sur le social, le groupe Bolloré est exemplaire »

Dominique Lafont assume : « Sur le
social, Madame la Présidente, le groupe
Bolloré est exemplaire
 ». En contradiction
directe avec les témoignages d’Isabelle
Ricq, photographe indépendante, de David
Ngangang, retraité français originaire du
village où s’étalent les plantations de la
Socapalm, et de Julien-François Gerber,
doctorant en économie écologique sur
les plantations industrielles, pour qui le
reportage de Collombat est « relativement
doux comparé à la réalité sur place
 ».
Leur description des conditions de travail
et de vie des ouvriers sur la plantation fait
frémir... Quant aux Pygmées, « on les
laisse clairement mourir aux abords de
la plantation
 », s’indigne Isabelle Ricq,
qui s’est entendue dire sur place « Tu es
venue voir les esclaves de la Socapalm.
 »
David Ngangang résume : « Chez moi on
meurt sans maladie (…). La vie s’appelle
maladie quand on peut la soigner ; quand
on ne peut pas, il y a la vie et la mort, il
n’y a pas d’intermédiaire.
 »

L’avocat grandiloquent de Bolloré, maître
Baratelli, dénonce « une présentation
complètement misérabiliste et altermondialiste

 » et, en précisant que « on est
pas là pour faire une conférence internationale
sur l’huile de palme
 » (le groupe
n’y a en effet pas intérêt...), met en avant
sa tournée express de quelques jours sur
place où il a pu voir « les écoles, l’hôpital.
Est-ce que la réalité, ce n’est pas ça
aussi ?
 » Réponse de Julien-François Gerber :
« Ce n’est absolument pas spécial
d’avoir une école dans cette région-là (...).
D’un côté on a beau faire un hôpital, mais
d’un autre côté ce serait bien d’avoir une
meilleure protection au travail.
 » Voire de
contribuer à faire en sorte que le Cameroun
finance de lui-même ses hôpitaux, grâce
à une exploitation plus équitable de ses
immenses ressources naturelles ?

Mais le groupe Bolloré préfère étaler, sans
doute documents à l’appui, les conditions sociales forcément exceptionnelles de
leurs salariés : « 1,5 à 20 fois » le SMIC
local, la « très bonne couverture sociale »,
la prise en charge complète du personnel
séropositif... Et Dominique Lafont n’a pas
peur d’être mis en défaut : « Tout ce que je
dis peut être vérifié.
 » Oui... mais par qui ?
Les conventions de protection sociale
existent sans doute, mais le Cameroun est
trop corrompu, jusque dans les moindres
interstices de ses administrations, pour
que l’on puisse espérer une institution de
contrôle fiable. Que vaut un contrat ou
une norme quand personne n’est là pour
sanctionner son irrespect ?

D’autre part, l’avocat de Bolloré et les
témoins savent entretenir un flou : à chaque
fois, de qui parle-t-on ? Quand Lafont évoque
un « salaire moyen de 20 fois le salaire
minimum
 », inclut-il aussi la rémunération
des cadres pour tirer vers le haut cette
« moyenne » ? Et surtout, n’oublie-t-il pas
les sous-traitants ?

Car pour la Socapalm Isabelle Ricq l’a
rappelé : l’immense majorité des ouvriers
sont « employés par des sous-traitants qui leur
doivent systématiquement plusieurs mois de
salaire
 », ce qui les empêche de partir malgré
leurs conditions de vie. Le secrétaire général
de la Socapalm confirme : « Pour 33 0 salariés,
1600 ouvriers de plus sont
“sous-traités”...

Pour le port de Douala, de l’aveu même de
Philippe Labonne, directeur général adjoint
de Bolloré Africa Logistics, ils sont 15 000
à 20 000 ! Aussi, quand Sali Dairou, ancien
ministre de la Fonction publique, dit que « si
le groupe Bolloré s’est installé au Cameroun,
c’est aussi parce que nous, Camerounais,
nous avons vu notre intérêt
 » et que « nous
avons tiré le maximum d’avantages », on veut
bien le croire... mais reste à savoir qui est ce
« nous » ?

« On ne joue pas avec les groupes »

A l’issue de ce procès, pour lequel Bolloré
demande pas moins de 124 000 euros (dont
plus de 83 000 euros de frais d’avocats !),
maitre Ader, avocat de France Inter, rappela
tout de même l’enjeu politique de cette
procédure : la dissuasion, car « la règle dans
ce groupe, c’est une image qu’on soigne
 ».
Dominique Lafont l’a reconnu dès le départ,
le groupe a décidé de porter plainte car cette
fois la critique ne se cantonnait pas à une
« publication confidentielle ». Or, pour lui,
« on ne joue pas avec les groupes ». Un
avertissement clair, à l’intention d’autres
journalistes enquêtant sur Bolloré, que
le groupe espère inscrire dans le marbre
à l’aide d’une jurisprudence de la XVIIe
chambre correctionnelle de Paris. Réponse
le 6 mai ; trois jours après la journée
mondiale de la liberté de la presse.

Alice Primo

Bis repetitam

Bolloré tient ses promesses : tirer sur tout
ce qui bouge... Ainsi, France Inter sera à
nouveau à la barre le vendredi 2 juillet 2010,
avec la photographe Isabelle Ricq, pour
son interview à Rebecca Manzoni dans
Eclectik le 12 septembre dernier. Elle y
parlait de son reportage sur les conditions
de travail et de vie dans et autour de la
Socapalm, qui ne semble pas avoir été du
goût de Bolloré, au point que son avocat m
aître Baratelli s’est exclamé en plein procès
« le reportage de cette femme est encore
pire ! ». Pour le voir : www.isabellericq.fr/socapalm.html

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Cet article a été publié dans Billets d’Afrique 190 - Avril 2010
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