Les résultats de la
présidentielle du 4 mars,
financée par l’Union
européenne, sont tombés
conformes à ceux qui l’ont
précédée depuis 1990.
Est-ce vraiment une surprise
malgré ou à cause des précautions,
minimales il faut le dire, prises à la marge pour atteindre
une élection que tout le monde voulait
« transparente et sincère » dans un
Etat pour le moins voyou dont l’ADN
se caractérise fondamentalement par la
violence, la corruption et l’impunité ?
Et en qui des financeurs européens, munis
de leurs appréciations condescendantes
ou décalées du contexte politique, avaient
placé toute leur confiance, comme si on
pouvait faire confiance à un bandit de
grand chemin, fut-il un Etat ou un individu.
Si une élection, surtout présidentielle, est
un moment de vérité qui révèle la nature
profonde de l’Etat qui l’organise et sa
conception de la (bonne) gouvernance, il
faut dire qu’on n’a pas été vraiment déçu
quant à l’expression et à la participation
politiques, basiques dans une démocratie.
Depuis la redécouverte démocratique
au début des années 1990, les cinq
présidentielles concurrentielles que le
Togo a connues ont reconduit des résultats
pratiquement identiques en donnant
toujours la victoire au parti au pouvoir
comme le montre le tableau ci-dessous.
Présidentielle | RPT % | UFC % |
25 août 1993 | 96,42 (Eyadéma) | Boycott |
21 juin 1998 | 52,19 (Eyadéma) | 34,2 (Olympio) |
1er juin 2003 | 57,8 (Eyadéma) | 33,7 (Olympio) |
24 avril 2005 | 60,15 (Faure) | 38,25 (Olympio) |
4 mars 2010 | 60,88 (Faure) | 33,93 (Fabre : FRAC) |
Ces résultats tendent à donner des bases
empiriques à la théorie subliminale, mais
d’un réalisme machiavélique de Jacques
Chirac, selon laquelle « Il faut bien que
les dictateurs [africains] gagnent les
élections, sinon ils n’en feront plus ! » (Le
Canard enchaîné du 28 juillet 1999). En
fait, le général Eyadéma s’était opposé à
la démocratisation de son régime, figurant
parmi le quarteron de dictateurs africains
hostiles au discours de La Baule en juin
1990. Comme ses homologues Sassou
Nguesso, Omar Bongo ou Paul Biya,
il a fini par se plier aux nouvelles
injonctions issues de la chute du mur
de Berlin, sachant qu’il peut, en bon
manipulateur, tirer avantage en tournant
en bourrique ces Occidentaux habitués
à prendre les dirigeants africains pour
de grands enfants.
Dans les années 1970 et 1980, le général
Eyadéma organisait des élections présidentielles
saluées par les éminences
de la Françafrique, qui, dans le même
temps n’hésitaient pas à moquer Nikita
Khrouchtchev ou Leonid Brejnev élus
avec des scores analogues. Ce qui n’a pas
empêché des scientifiques de se donner la
peine d’analyser ces élections sans choix,
alors en vogue, pour leur donner du sens,
comme si une élection sans choix pouvait
avoir du sens en terme de légitimité et de
participation politique, alors qu’on sait
bien qu’elles n’ont pas du tout de sens.
Indépendamment des incuries et des
fourberies de l’opposition, l’Etat togolais
n’est en aucun cas techniquement,
éthiquement et institutionnellement armé
pour organiser des élections crédibles,
quand surtout la mauvaise volonté et la
conscience de frauder de ses dirigeants
viennent s’y ajouter et sont omniprésentes
à toutes étapes du processus électoral.
On peut prendre un à un les résultats des
cinq scrutins pour montrer leur absurdité
politique et leur irrationalité électorale,
si on accepte le postulat que l’électeur
togolais peut être rationnel dans son choix
comme partout sous tous les cieux.
Mais les missions d’observation nationales
et internationales relèvent à chacun de
ces scrutins des dysfonctionnements
graves qui entraîneraient leur annulation
dans tout Etat normal, c’est-à-dire de
type occidental. C’est que le RPT n’est
pas encore véritablement sorti de la
logique des élections sans choix que les
financeurs européens et la Françafrique
valident, implicitement, au nom de la
théorie chiraquienne.
La fraude électorale a commencé à
prendre corps et à se sédimenter dans
les couches des pratiques électorales
dans les années 1940. Au cours de cette
décennie qui signa la fin de la Seconde
Guerre mondiale et la mise sous tutelle
onusienne du Togo administrée par la
France, on assista à la naissance des
partis politiques départagés par la donne
coloniale en deux camps avec d’une part
les nationalistes incarnés par le CUT
(Comité d’unité togolaise) de Sylvanus
Olympio qui voulait l’indépendance
immédiate et d’autre part les francophiles
conduits par le PTP (Parti togolais du
progrès) de Nicolas Grunitzky pour qui
le Togo n’est pas encore assez mûr pour
accéder à l’indépendance.
De 1945 à 1958, sur une dizaine de scrutins
importants qui ont été organisés, le PTP
remporta la plupart alors qu’il n’était pas
populaire dans le pays. Depuis le raz-demarée
électoral en 1946 en faveur du CUT
lors des consultations du 10 novembre et
du 8 décembre pour élire respectivement
des députés à l’Assemblée nationale
française et à l’Assemblée représentative
du Togo, ce fut le PTP, faux nez de
l’administration coloniale et adulé par
les milieux coloniaux qui avaient suscité
sa création pour contrer l’influence du CUT dans le territoire, qui rafla toutes les
élections ultérieures : celles d’octobre et
de décembre 1950, de janvier 1951, de
juin et d’octobre 1955, etc. Il arrive même
que le PTP recueille un vote parfait,
c’est-à-dire en s’adjugeant les 100 % des
suffrages exprimés, entraînant le CUT
à « boycotter les élections qu’il est sûr
de perdre ». L’administration coloniale
hostile au mouvement nationaliste le
combattait vigoureusement et faisait tout
pour l’éliminer de la scène politique et
aussi des urnes.
C’est lors du scrutin du 27 avril 1958
intégralement organisé d’amont en aval
par l’ONU que le CUT obtint une victoire
nette et sans bavure : sur 46 sièges lui et
ses alliés recueillirent 29 sièges contre 3
seulement au PTP ! Cette élection libre,
sincère et transparente fit « éclater au
grand jour ce dont chacun se doutait
depuis longtemps : la vigueur des partis
d’opposition » comme l’écrit Georges
Chaffard (Le Monde du 30 avril 1958).
Deux ans plus tard, en 1960, Sylvanus
Olympio proclama l’indépendance à
laquelle il voulait tant conférer un contenu
réel et essentiel, par la création entre autres
d’une monnaie nationale en rupture d’avec
le franc CFA et d’une force de sécurité
réduite à sa plus simple expression, deux
domaines régaliens sur lesquels il ne
transigea pas. Son assassinat le 13 janvier
1963, commandité par Jacques Foccart
et ses réseaux, tout puissants à l’époque,
laissa les Togolais orphelins de leurs rêves
d’indépendance « substantifique ».
En remplaçant le régime défunt par Nicolas
Grunitzky, la France prit sa deuxième
revanche sur Sylvanus Olympio. Mais
jugé labile et trop faible de caractère,
Grunitzky fut écarté le 13 janvier 1967 à
son tour et remplacé par l’auteur présumé
de l’assassinat du leader nationaliste,
l’obscur sergent-chef plus ou moins
inculte, Etienne Gnassingbé Eyadéma. Il
était cependant un homme à la poigne de
fer, façonné dans les guerres coloniales
d’Indochine et d’Algérie : l’itinéraire
on ne peut plus classique de la première
génération de militaires françafricains qui
prendront, dans le contexte alibi de guerre
froide, la succession des indésirables
pères nationalistes des indépendances.
Pendant près de quarante ans, le sergent-chef
Eyadéma, devenu général d’armée
à la suite de diverses métamorphoses,
s’est chargé de liquider, au propre et au
figuré, l’héritage nationaliste au Togo. Ce
qui n’est pas étonnant quand on sait que le
RPT est un décalque à peine dissimulé du
très colonialiste RPF (Rassemblement du
peuple français) du général de Gaulle et
qu’il se situe sans conteste dans la filiation
idéologique du PTP (Parti togolais du
progrès) de Nicolas Grunitzky au profit
duquel l’administration coloniale organisait
la fraude.
Dans les années 1940-1950, l’Union
française fabriquait et truquait les élections
pour maintenir ses amis au pouvoir.
Dans les années 1990, les pratiques
de la Françafrique, sa fille aînée, qui
mord maintenant sur des pans entiers
de l’Union européenne, ne sont pas très
différentes quand on lit les documents
relatifs à ces nombreux scrutins dont on
a capitalisé moins en pratiques honnêtes
et sincères qu’en pratiques malhonnêtes
et frauduleuses, allant des plus grossières
aux plus subtiles, intégrant au passage la
technologie informatique comme pour les
optimiser. Ainsi les kits électoraux et le
système VSAT loin de rendre les élections
transparentes participent au contraire à leur
opacité dans un Etat voyou.
Pour la crédibilité de la Mission d’observation
électorale de l’Union européenne
(MOE/UE), son chef José Manuel Garcia-Margallo y Marfil doit se bagarrer contre
le chef de la délégation de l’Union
européenne, Patrick Spirlet, proche de
l’ancien sulfureux commissaire européen
Louis Michel, un pro-Eyadéma invétéré
et maintenant un pro-Faure assidu, qui a
adouci le pré-rapport de la MOE du 6 mars
et entend influencer le rapport final attendu
pour début mai afin qu’il ne soit pas trop
sévère pour Faure Gnassingbé.
Mais pour maintenir Faure à son poste,
l’UE a-t-elle besoin de dépenser tant de
sommes d’argent et déployer son bataillon
d’experts et de consultants ? Résultat de
ces courses électorales : raréfaction de
la confiance des Togolais dans le bulletin
de vote, raréfaction aussi de leur espoir
en l’avenir. Pour une population dont
les moins de 25 ans dépassent les 60 %,
il n’y a pas plus criminel. Cinquante
ans après cette chose qu’on appelle
« Indépendance », les Togolais comme
une bonne partie d’électeurs africains ne
peuvent toujours pas choisir en toute liberté
leurs dirigeants. A leurs contestations, on
leur répond simplement : « Il n’y a pas eu
de morts, donc la présidentielle du 4 mars
est acceptable » à la grande satisfaction
des descendants de Foccart. Faut-il alors
convenir que l’ère des Max Dorsinville,
ce commissaire onusien venu organiser
en 1958 des élections propres au Togo, est
définitivement close au niveau de l’ONU
et de l’UE ?
Comi M. Toulabor
CEAN- Sciences Po Bordeaux