La réforme de Wall Street a
permis une avancée majeure
dans la lutte pour plus de
transparence. Mais au-delà
d’interrogations pratiques et
techniques, faut-il réellement
y voir un signal politique
encourageant ?
Mi-juillet, le Congrès américain
a adopté un texte de loi sur la
régulation financière, présenté
comme rien de moins que la plus grande
réforme de Wall Street depuis 1930.
Un texte de 2 300 pages à propos duquel
l’économiste Raphaël Didier rappelle
sur son blog qu’« il reste encore à
fixer de nombreux détails à coup de
décrets rédigés par les dix régulateurs
concernés, dans un délai de trois mois à
quatre ans ! ».
Cette loi dite Dodd-Frank, du nom de
ses deux co-auteurs, contient une mesure
réclamée depuis plusieurs années par plus
de 600 associations dans le monde dans
le cadre la campagne « Publiez ce que
vous payez » : les compagnies minières et pétrolières cotées à Wall Street devraient
être contraintes d’ici 9 mois de détailler
l’ensemble des impôts versés aux Etats
producteurs, ce qui devrait permettre aux
sociétés civiles de ces pays de demander des
comptes à leurs dirigeants sur l’utilisation
de cette manne financière. En outre, le
Congo Minerals Act, inclus dans cette loi,
vise à couper le lien entre l’exploitation des
minerais et les conflits persistants à l’Est
de la RDC, en imposant une traçabilité
garantissant que leur commerce ne finance
pas, directement ou indirectement, les
groupes armés dans la région.
D’après Les Echos (26 juillet), vingt-neuf
des trente-deux plus grandes compagnies
internationales sont concernées par
cette loi, ainsi que huit des dix plus
grosses compagnies minières. Mais
peut-être faut-il relativiser ces chiffres,
qui semblent ne pas considérer toutes
les sociétés d’exploration et toutes les
sociétés de taille moyenne du secteur
minier, majoritairement cotées à Toronto.
En effet, comme l’ont montré les auteurs
de Noir Canada. Pillage, corruption et
criminalité en Afrique (Ecosociété, 2008),
à l’échelle mondiale, près de deux tiers
des sociétés minières sont enregistrées à
la Bourse de Toronto, où elles bénéficient
d’une réglementation sur mesure et d’un
soutien indéfectible du gouvernement
canadien. Le volume d’activité minière
mondiale concerné par la loi Dodd-Frank
reste donc à déterminer.
En outre, sur le plan technique, des
interrogations subsistent. La première
concerne les moyens de contrôle :
comment la Securities and Exchange
Commission (SEC), gendarme de la bourse
de Wall Street, pourra-t-elle vérifier les
informations fournies et sanctionner les
contrevenants ? Car il s’en faudrait de peu
pour que cette mesure rejoigne dans les
faits les inefficaces « mesures volontaires
» et autres « autorégulations » que l’on
retrouve systématiquement dans les
différents codes de conduite du secteur des
industries extractives.
Deuxièmement, ces obligations seront-elles
bien applicables aux groupes consolidés,
c’est-à-dire à l’ensemble de leurs filiales,
enregistrées bien souvent dans d’autres
juridictions, notamment au Canada ?
Comment pourront-elles être étendues aux
consortiums et holdings dans lesquelles
ces groupes ne peuvent avoir qu’une part
minoritaire, mais qui ne devrait en aucun
cas les exonérer de leur responsabilité ?
En clair, ces sociétés n’auront-elles
pas la possibilité, comme elles le font
pour l’impôt, de jouer à nouveau sur
la domiciliation de leurs filiales pour
contourner ces obligations ?
Chez Total, on s’est déjà empressé
de souligner un flou juridique : « la
réglementation nationale de l’Etat
producteur » risque de s’opposer à la
nouvelle loi américaine, puisque « la
plupart des Etats hôtes ont adopté des
règles de confidentialité sur leurs contrats
pétroliers ». Cette démarche unilatérale
des Etats-Unis est en effet visiblement
déconnectée de cadres multilatéraux qui
lui auraient donné plus de pertinence et
d’efficacité, et où la première puissance
mondiale obtient en général la satisfaction
de ses exigences. Les promoteurs
de cette transparence en sont donc
réduits à espérer un hypothétique effet
d’entrainement sur d’autres juridictions,
notamment la City de Londres, le
Canada ou l’Australie. Celui-ci pourrait
se faire au travers des normes édictées
par le Conseil international des normes
comptables (IASB), utilisées par plus
d’une centaine de pays. Mais comment
ne pas craindre, à l’instar de l’épisode
des pseudo-listes noires et grises de
l’OCDE sur les paradis fiscaux, un
énième écran de fumée permettant aux
tenants du système de déclarer que le
problème est résolu ?
Ce risque ne sera jamais évité tant que
l’on ne se sera pas attaqué au cœur du
problème : tant que le secret bancaire
restera intouchable et sacré, aucun
arsenal de mesures techniques n’apportera
de solution.
Le « code de conduite contre l’évasion fiscale » de l’ONU
Le code de conduite sur la coopération et la lutte contre l’évasion fiscale internationale
proposé cet été par l’ONU semble se ranger dans la catégorie des écrans de fumée.
Le code en question demande la disponibilité de certaines informations, notamment
sur l’identité des détenteurs de comptes, mais sans faire tomber le rempart essentiel
de la fiducie (ou Trust : montage qui permet un transfert partiel de propriété vers le
fiduciaire -ou trustee- qui en assure la gestion au profit d’un bénéficiaire qui reste
souvent impossible à identifier). Et comme pour les listes grises de l’OCDE, il n’y est
aucunement question de transfert automatique d’informations mais uniquement « à
la demande ». Quant à l’idée de contraindre les entreprises à déclarer leurs profits
pays par pays, pour faire apparaître les paradis fiscaux où elles engrangent des
milliards à l’abri du fisc, elle est tout simplement absente du document...
Les multinationales continueront, avec la
bienveillance d’élites politiques complices,
de tracer les voies de contournement de
chacun de ces nouveaux petits obstacles.
Si cette loi a été quasi-unanimement
saluée comme un « grand pas » dans
la lutte politique qui oppose la société
civile aux multinationales états-
uniennes, d’autres faits d’actualité
permettent pourtant de mesurer une
évolution défavorable de ce rapport de
force. Ainsi, comme l’explique l’ancien
secrétaire d’état américain au travail,
Robert Reich (Le Monde, 8 août),
le lobby industriel et en particulier
pétrolier vient de remporter de nouvelles
batailles décisives dans son pays.
Une décision récente de la Cour Suprême
« a conféré aux grandes entreprises le
statut d’individu pouvant se prévaloir des
droits prévus par le premier amendement
pour dépenser des sommes illimitées
dans des spots de campagne télévisée ».
En parallèle, la cour d’appel du district
de Columbia a décidé de ne plus limiter
les « contributions versées aux comités
prétendument indépendants créés dans
le but de soutenir ou de combattre tel
ou tel candidat ». En conséquence, la
Federal Election Commission vient d’en
conclure que « des entreprises, et non
plus seulement des individus, pourront
désormais verser des sommes illimitées
(...) Désormais, toutes les limites ont
été supprimées et tous les coups sont
permis. Même BP, société britannique,
est officiellement libre d’influencer à sa
guise la politique américaine. »
Aucun doute : plutôt qu’un recul des
multinationales, la tendance outre-
atlantique est bien au renforcement de leur
main-mise sur la sphère politique, et cela
n’augure rien de bon pour les négociations
dans des cadres multilatéraux, les seuls
qui comptent vraiment.
Cette évidence nous rappelle que même
avec des objectifs « réalistes » à court
terme et des « petits pas » comme la loi
Dodd-Frank, l’objectif à moyen terme se
doit d’être plus ambitieux, et viser une
réappropriation par les peuples d’une
souveraineté confisquée par ces empires
économiques et politiques que sont
devenues les multinationales.
Au niveau global cela passe invariablement par la levée du secret bancaire
et le démantèlement des juridictions
offshore, et au niveau des ressources
africaines par la fin de leur exploitation
par des entreprises transnationales, aussi
« transparentes » soient-elles.