Survie

Multinationales US : entre transparence et toute puissance

(mis en ligne le 7 septembre 2010) - Alice Primo

La réforme de Wall Street a permis une avancée majeure dans la lutte pour plus de transparence. Mais au-delà d’interrogations pratiques et techniques, faut-il réellement y voir un signal politique encourageant ?

Mi-juillet, le Congrès américain a adopté un texte de loi sur la régulation financière, présenté comme rien de moins que la plus grande réforme de Wall Street depuis 1930.

Un texte de 2 300 pages à propos duquel l’économiste Raphaël Didier rappelle sur son blog qu’« il reste encore à fixer de nombreux détails à coup de décrets rédigés par les dix régulateurs concernés, dans un délai de trois mois à quatre ans ! ».

Cette loi dite Dodd-Frank, du nom de ses deux co-auteurs, contient une mesure réclamée depuis plusieurs années par plus de 600 associations dans le monde dans le cadre la campagne « Publiez ce que vous payez » : les compagnies minières et pétrolières cotées à Wall Street devraient être contraintes d’ici 9 mois de détailler l’ensemble des impôts versés aux Etats producteurs, ce qui devrait permettre aux sociétés civiles de ces pays de demander des comptes à leurs dirigeants sur l’utilisation de cette manne financière. En outre, le Congo Minerals Act, inclus dans cette loi, vise à couper le lien entre l’exploitation des minerais et les conflits persistants à l’Est de la RDC, en imposant une traçabilité garantissant que leur commerce ne finance pas, directement ou indirectement, les groupes armés dans la région.

D’après Les Echos (26 juillet), vingt-neuf des trente-deux plus grandes compagnies internationales sont concernées par cette loi, ainsi que huit des dix plus grosses compagnies minières. Mais peut-être faut-il relativiser ces chiffres, qui semblent ne pas considérer toutes les sociétés d’exploration et toutes les sociétés de taille moyenne du secteur minier, majoritairement cotées à Toronto.

En effet, comme l’ont montré les auteurs de Noir Canada. Pillage, corruption et criminalité en Afrique (Ecosociété, 2008), à l’échelle mondiale, près de deux tiers des sociétés minières sont enregistrées à la Bourse de Toronto, où elles bénéficient d’une réglementation sur mesure et d’un soutien indéfectible du gouvernement canadien. Le volume d’activité minière mondiale concerné par la loi Dodd-Frank reste donc à déterminer.

Des flous bien permissifs

En outre, sur le plan technique, des interrogations subsistent. La première concerne les moyens de contrôle : comment la Securities and Exchange Commission (SEC), gendarme de la bourse de Wall Street, pourra-t-elle vérifier les informations fournies et sanctionner les contrevenants ? Car il s’en faudrait de peu pour que cette mesure rejoigne dans les faits les inefficaces « mesures volontaires  » et autres « autorégulations » que l’on retrouve systématiquement dans les différents codes de conduite du secteur des industries extractives.

Deuxièmement, ces obligations seront-elles bien applicables aux groupes consolidés, c’est-à-dire à l’ensemble de leurs filiales, enregistrées bien souvent dans d’autres juridictions, notamment au Canada ?

Comment pourront-elles être étendues aux consortiums et holdings dans lesquelles ces groupes ne peuvent avoir qu’une part minoritaire, mais qui ne devrait en aucun cas les exonérer de leur responsabilité ?

En clair, ces sociétés n’auront-elles pas la possibilité, comme elles le font pour l’impôt, de jouer à nouveau sur la domiciliation de leurs filiales pour contourner ces obligations ?

Chez Total, on s’est déjà empressé de souligner un flou juridique : « la réglementation nationale de l’Etat producteur » risque de s’opposer à la nouvelle loi américaine, puisque « la plupart des Etats hôtes ont adopté des règles de confidentialité sur leurs contrats pétroliers ». Cette démarche unilatérale des Etats-Unis est en effet visiblement déconnectée de cadres multilatéraux qui lui auraient donné plus de pertinence et d’efficacité, et où la première puissance mondiale obtient en général la satisfaction de ses exigences. Les promoteurs de cette transparence en sont donc réduits à espérer un hypothétique effet d’entrainement sur d’autres juridictions, notamment la City de Londres, le Canada ou l’Australie. Celui-ci pourrait se faire au travers des normes édictées par le Conseil international des normes comptables (IASB), utilisées par plus d’une centaine de pays. Mais comment ne pas craindre, à l’instar de l’épisode des pseudo-listes noires et grises de l’OCDE sur les paradis fiscaux, un énième écran de fumée permettant aux tenants du système de déclarer que le problème est résolu ?

Ce risque ne sera jamais évité tant que l’on ne se sera pas attaqué au cœur du problème : tant que le secret bancaire restera intouchable et sacré, aucun arsenal de mesures techniques n’apportera de solution.

Le « code de conduite contre l’évasion fiscale » de l’ONU

Le code de conduite sur la coopération et la lutte contre l’évasion fiscale internationale proposé cet été par l’ONU semble se ranger dans la catégorie des écrans de fumée. Le code en question demande la disponibilité de certaines informations, notamment sur l’identité des détenteurs de comptes, mais sans faire tomber le rempart essentiel de la fiducie (ou Trust : montage qui permet un transfert partiel de propriété vers le fiduciaire -ou trustee- qui en assure la gestion au profit d’un bénéficiaire qui reste souvent impossible à identifier). Et comme pour les listes grises de l’OCDE, il n’y est aucunement question de transfert automatique d’informations mais uniquement « à la demande ». Quant à l’idée de contraindre les entreprises à déclarer leurs profits pays par pays, pour faire apparaître les paradis fiscaux où elles engrangent des milliards à l’abri du fisc, elle est tout simplement absente du document...

Les multinationales continueront, avec la bienveillance d’élites politiques complices, de tracer les voies de contournement de chacun de ces nouveaux petits obstacles.

Petites avancées et grands reculs

Si cette loi a été quasi-unanimement saluée comme un « grand pas » dans la lutte politique qui oppose la société civile aux multinationales états- uniennes, d’autres faits d’actualité permettent pourtant de mesurer une évolution défavorable de ce rapport de force. Ainsi, comme l’explique l’ancien secrétaire d’état américain au travail, Robert Reich (Le Monde, 8 août), le lobby industriel et en particulier pétrolier vient de remporter de nouvelles batailles décisives dans son pays.

Une décision récente de la Cour Suprême « a conféré aux grandes entreprises le statut d’individu pouvant se prévaloir des droits prévus par le premier amendement pour dépenser des sommes illimitées dans des spots de campagne télévisée ».

En parallèle, la cour d’appel du district de Columbia a décidé de ne plus limiter les « contributions versées aux comités prétendument indépendants créés dans le but de soutenir ou de combattre tel ou tel candidat ». En conséquence, la Federal Election Commission vient d’en conclure que « des entreprises, et non plus seulement des individus, pourront désormais verser des sommes illimitées (...) Désormais, toutes les limites ont été supprimées et tous les coups sont permis. Même BP, société britannique, est officiellement libre d’influencer à sa guise la politique américaine. »

Aucun doute : plutôt qu’un recul des multinationales, la tendance outre- atlantique est bien au renforcement de leur main-mise sur la sphère politique, et cela n’augure rien de bon pour les négociations dans des cadres multilatéraux, les seuls qui comptent vraiment.

Cette évidence nous rappelle que même avec des objectifs « réalistes » à court terme et des « petits pas » comme la loi Dodd-Frank, l’objectif à moyen terme se doit d’être plus ambitieux, et viser une réappropriation par les peuples d’une souveraineté confisquée par ces empires économiques et politiques que sont devenues les multinationales.

Au niveau global cela passe invariablement par la levée du secret bancaire et le démantèlement des juridictions offshore, et au niveau des ressources africaines par la fin de leur exploitation par des entreprises transnationales, aussi « transparentes » soient-elles.

#GénocideDesTutsis 30 ans déjà
Cet article a été publié dans Billets d’Afrique 194 - Septembre 2010
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