Le 4 octobre 1990, l’armée
française débarquait à Kigali.
L’intervention française
s’inscrivait déjà dans une
stratégie de mensonges
qui allait enliser les troupes
françaises jusqu’à soutenir
un régime génocidaire.
Ce 4 octobre, sur ordre de
l’Elysée, deux compagnies
détachées des unités parmi
les plus opérationnelles de l’armée
française en Afrique, le 3e RPIMa et le
2e REP, se positionnaient à Kigali pour
« marquer l’opposition de la France à
la déstabilisation du Rwanda », comme
l’expliquera plus tard à la Mission
d’information parlementaire de 1998,
l’amiral Jacques Lanxade, qui était alors
chef d’état-major particulier du président
Mitterrand avant de devenir six mois plus
tard le chef d’état-major des armées – le
principal acteur militaire de la tragédie.
L’intervention armée de Paris dans ce petit
pays d’Afrique centrale qui ne faisait pas
partie du « pré-carré » commençait par un
mensonge d’Etat. Car l’objectif présenté
à l’opinion publique, après l’attaque
menée, le 1er octobre, par les rebelles du
Front patriotique rwandais était seulement
« de contrôler l’aéroport afin d’assurer
l’évacuation des Français et étrangers qui
le demanderaient [et] en aucun cas se mêler
des questions de maintien de l’ordre ».
Dès
la nuit suivante, le président Habyarimana
faisait procéder à une fausse attaque de
Kigali attribuée aux troupes du FPR,
mitraillant jusqu’à l’ambassade de France.
A quoi l’Elysée, facile dupe, répondait par
l’envoi d’urgence d’une nouvelle compagnie
parachutiste. En moins de vingt-quatre
heures, l’intervention française s’inscrivait
déjà dans une stratégie de mensonges et de
dissimulation qui allait enliser pour trois ans
les troupes françaises dans un affrontement
de moins en moins indirect contre une
diaspora tutsie chassée de son pays depuis
1959 et qui exigeait son « droit au retour »
au Rwanda, au besoin par la force.
Par le jeu des rotations de troupes, l’armée
française alignera jusqu’à un millier
d’hommes au Rwanda et interdira la victoire
militaire du FPR. Le moindre paradoxe de
cet engagement hors du commun n’était
pas l’absence d’accord de défense entre les
deux pays, un « détail » que les présidents
Mitterrand et Habyarimana ne corrigeront
approximativement qu’avec deux ans de
retard. Ce ne sera, en fait, qu’un accord
d’assistance militaire et de formation de
l’armée.
La genèse de cet engagement « au nom de
la France » est aujourd’hui bien connue,
notamment après les révélations de
l’historien Gérard Prunier qui se trouvait par
hasard dans le bureau de Jean-Christophe
Mitterrand, alors « conseiller-en-chef »
de la cellule Afrique du Président, au
moment de la prise de décision.
Intervenant
peu après le discours de La Baule où
François Mitterrand donnait une leçon
de bonne gouvernance à des potentats
africains engoncés dans le clientélisme et
le népotisme, le caractère grotesque du
processus décisionnaire à l’Elysée pourrait
faire sourire s’il n’avait attisé les braises de
l’un des trois génocides du XXe siècle.
Dans la classe politique française, on
observe un consensus pour se persuader
que la Mission Quilès a purgé la
mauvaise conscience française de la part
de responsabilité de notre pays dans le
génocide des Tutsis et le massacre des
Hutus démocrates en 1994.
Pourtant, si les
travaux de la timide mission d’information
ne sont pas sans intérêt, ils laissent une plaie
ouverte en France, ainsi qu’un nuage de
ricanements et d’accusations à l’étranger,
nuage que les frontières de la langue ne
peuvent nous empêcher de respirer.
Sur un plan politique, diplomatique,
mais aussi et peut-être surtout moral, il
est nécessaire qu’au nom de la France
des excuses sans faux-semblant soient
publiquement formulées après le soutien
apporté « au nom de la France » à la
dictature du président Habyarimana,
fournissant au régime le répit dont il avait
besoin pour organiser le génocide.
Sur un plan civique et républicain, il faut
obtenir des réponses aux questions sur
le fonctionnement de nos institutions
par rapport au drame rwandais : le chef
de l’Etat français, fasciné et dupé par un
petit potentat, était-il encore en état de
gouverner à la fin de son second septennat,
comme l’ancien Premier ministre Edouard
Balladur le laisse entendre dans un récent
ouvrage ? S’il ne l’était pas, pourquoi nos
institutions ne nous protègent-elles pas des
errements d’un chef de l’Etat « incapable »
? Comment juger le fait que le Premier
ministre de l’époque, Michel Rocard,
n’avait été associé ni à la prise de décision de
l’intervention militaire, ni à ses inquiétants développements ?
Pourquoi, durant ces
quatre années de crise, les parlementaires
n’ont-ils jamais été sérieusement informés
de l’intervention au Rwanda, et pourquoi
n’ont-ils posé presque aucune question au
gouvernement ? Pourquoi, lorsque l’amiral
Lanxade a déposé devant la Mission Quilès,
l’avoir laissé dire sans réagir que les
militaires français agissant eu Rwanda l’ont
fait « en application stricte des directives
des autorités politiques », alors que tout
démontre le caractère inexact de cette
allégation ? En particulier, pourquoi ces
militaires y ont-ils pratiqué des « filtrages
ethniques » visant les Tutsis au Rwanda,
dignes de la chasse aux juifs par gendarmes
et policiers français sous l’Occupation ?
Mais le caractère « républicain » d’officiers
français qui ont mené au Rwanda une
guerre le plus souvent secrète, voire privée,
vouée à la chasse à « l’ennemi intérieur »
ne constitue qu’une sous-question de
l’interrogation générale qu’il faut poser à
nos gouvernants : la part de responsabilité
de l’Etat français dans le génocide n’estelle
pas, avant tout, le pire révélateur de la
dérive monarchique de nos institutions ?
Ne convient-il pas de corriger d’urgence un
déficit de démocratie qui risque d’entraîner
à tout moment notre pays vers d’autres
tragédies sous l’impulsion d’un seul
homme, sans contre-pouvoir réel ?
Au-delà de notre compassion pour
les victimes rwandaises, le vingtième
anniversaire de l’intervention armée de
la France au Rwanda, le 4 octobre 1990
nous interpelle comme citoyens soucieux
que « le plus jamais ça » ne soit pas un
artifice.