Comment peut-on qualifier les crimes commis en RDC de 1995 à 2007 recensés dans le récent rapport de l’ONU ?
Le rapport du Haut-commissariat de l’ONU aux droits de l’homme, dressant le bilan d’une décennie de guerres atroces à l’est de la République Démocratique du Congo (RDC) propose une description de différents crimes commis en RDC entre 1993 et 2003.
Ce « mapping report » est un recensement d’atrocités, par zone géographique, basé sur des rapports antérieurs de l’ONU, qui ont été réexaminés par une équipe de vingt personnes spécialement envoyée en RDC entre octobre 2008 et mai 2009. L’ensemble des faits est tout à fait affligeant et le rapport, très dense, exigerait une analyse bien plus approfondie que celle qu’on peut donner ici.
On a retenu pour l’essentiel le chapitre consacré aux attaques contre les réfugiés Hutu (1996-1998) menées par l’APR (armée patriotique rwandaise) et l’AFDL (alliance des forces démocratiques pour la libération du Congo), chapitre tristement spectaculaire, mais il n’est qu’un chapitre parmi d’autres.
Sont également décrites les exactions commises contre les civils Tutsi et Banyamulenge ainsi que contre d’autres populations civiles, par d’autres forces armées.
Le rapport est divisé en quatre chapitres pour ce qui est des exactions (section I) : mars 1993-juin 1996 (« échec du processus de démocratisation et crise régionale »), juillet 1996-juillet 1998 (« première guerre et régime de l’AFDL »), août 1998-janvier 2001 (« deuxième guerre »), janvier 2001-juin 2003 (« vers la transition »). Par ailleurs, le rapport insiste sur les crimes commis contre les femmes et contre les enfants (section II).
Enfin, le rapport procède à une évaluation de la justice en RDC (section III) et des options de « justice transitionnelle » pour la RDC (section IV).
On peut penser, étant donné les périodes couvertes, qu’il s’agit pour les auteurs du rapport de suggérer des solutions pénales autres que celle de la Cour pénale internationale, qui n’est compétente que pour connaître des crimes commis après juillet 2002, date de l’entrée en vigueur de son statut.
Même si d’autres questions sont évoquées, notamment celle des réparations et d’une nouvelle commission « vérité et réconciliation », l’optique de ce rapport est donc une optique principalement pénale : une qualification juridique provisoire des comportements décrits est avancée, les « groupes armés » auxquels pourraient être imputés les actes sont également systématiquement identifiés.
Il est clair que la partie juridique du rapport a été élaborée par des personnes familières de la jurisprudence pénale internationale.
En ce qui concerne la répression, les solutions pénales proposées vont de la justice nationale au tribunal international.
Le rapport privilégie la solution du « tribunal mixte », sur le modèle du Tribunal spécial pour la Sierra Leone (§ 1034) ou de chambres spécialisées au sein de l’appareil judiciaire congolais (§ 1039), tout en insistant sur le fait que la décision ultime émanera du gouvernement congolais (§ 1044).
Il s’agit donc d’un texte relevant du rapport d’atrocités, il ne s’agit pas d’un texte proposant une analyse historique ou politique des exactions (contexte, structure des forces impliquées, motivation des auteurs).
Plusieurs éléments peuvent pourtant être soulignés. En premier lieu, il faut y insister, le rapport reste prudent sur les qualifications juridiques provisoirement retenues. Ainsi, il explique à plusieurs reprises que le « niveau de preuve », c’est à dire la qualité des informations retenues dans le rapport, n’est pas nécessairement une qualité qui pourrait convaincre un juge pénal.
D’autre part, les qualifications juridiques ne sont qu’avancées, sous réserve de l’intervention de juges dont la décision n’est pas certaine. Ceci vaut particulièrement dans l’hypothèse du génocide (§§ 507, 509).
Par ailleurs, si le rapport est d’abord une sorte d’inventaire d’atrocités, basé sur des rapports antérieurs, il n’élude pas complètement la description de certains faits historiques, il n’est pas entièrement dé-contextualisé.
Pour ce qui est des actes commis contre les Hutu rwandais se trouvant en RDC, la présence parmi eux des miliciens Interahamwe et d’éléments de l’ancienne armée rwandaise (ex-FAR), impliqués dans le génocide des Tutsi au Rwanda, n’est, par exemple, pas occultée.
De même, la profonde déstabilisation engendrée par le génocide des Tutsi au Rwanda est évoquée au début de la description des « attaques contre les réfugiés hutu ».
On peut ainsi citer les paragraphes 190 à 192 du rapport : « Après leur installation au Nord-Kivu et au Sud-Kivu, en juillet 1994, les ex- FAR/Interahamwe ont utilisé les camps de réfugiés situés le long de la frontière avec le Rwanda et le Burundi comme des arrières-bases et des camps d’entraînement (…) Face à la montée des tensions entre le Zaïre et le Rwanda, plusieurs Etats ont proposé d’éloigner les camps de réfugiés de la frontière. Certains ont aussi recommandé le déploiement d’une force internationale de maintien de la paix et l’ouverture de négociations au niveau régional. Mais, faute de financement suffisant, de volonté politique et de stratégie adaptée pour séparer les combattants des réfugiés, les camps n’ont pas été déplacés et les éléments ex-FAR et Interahamwe ont continué à s’armer en vue d’une reprise du pouvoir à Kigali par la force. Du fait de la présence de nombreux génocidaires parmi les ex-FAR, de l’isolement diplomatique croissant du Président Mobutu et du refus des nouvelles autorités rwandaises d’ouvrir des négociations, aucune solution politique n’a pu être dégagée et les attaques des ex-FAR/Interahamwe au Rwanda se sont multipliées de même que les incursions de l’APR sur le territoire zaïrois.
A partir du mois d’août 1996, des éléments armés banyamulenge/tutsi, mais aussi des militaires de l’APR et des FAB, se sont infiltrés au Sud-Kivu. Ils ont attaqué les FAZ (forces armées zaïroises) et les ex- FAR/Interahamwe mais aussi et surtout les camps de réfugiés dont certains servaient d’arrière-bases aux ex-FAR/Interahamwe et aux groupes armés hutu burundais (…).
Toute cette période a été caractérisée par une poursuite impitoyable des réfugiés hutu, des ex-FAR/Interahamwe par les forces de l’AFDL/APR à travers tout le territoire congolais. Les réfugiés, que les ex-FAR/Interahamwe ont parfois encadrés et utilisés comme boucliers humains au cours de leur fuite, ont alors entrepris un long périple à travers le pays qu’ils ont traversé d’est en ouest en direction de l’Angola, de la République centrafricaine ou de la République du Congo.
Au cours de ce périple, des ex-FAR/Interahamwe et des réfugiés ont parfois commis des exactions, dont un grand nombre de pillages, à l’encontre des populations civiles zaïroises ».
Pour ce qui est des crimes de l’APR/ AFDL, peut-on effectivement les qualifier de « crimes de génocide » comme le fait le rapport ?
Comme déjà indiqué, le rapport reste très prudent sur les qualifications. Toutefois, on peut relever que la qualification de génocide n’a été discutée que pour les seuls faits concernant des Hutu, ce qui peut apparaître un peu étrange.
La partie du rapport qui traite du génocide commence ainsi, sans plus d’explication : « la question du génocide à l’encontre des Hutu a soulevé de nombreux commentaires et demeure irrésolue jusqu’à ce jour ».
Le rapport n’expose donc jamais les raisons pour lesquelles la qualification de génocide n’est évoquée que pour les victimes Hutu et ce silence n’est pas très compréhensible. Pourquoi ne pas poser la question du génocide à propos d’autres exactions, par exemple à propos de la persécution des Tutsi, signalée juste avant dans le rapport comme susceptible de relever d’une qualification de crime contre l’humanité ? Des éléments se rapprochant d’une intention génocidaire exprimée au plus haut niveau de l’Etat y sont signalés sans être discutés (§§ 497-498).
Même si les faits concernant les victimes Hutu sont tout à fait affligeants, l’insistance sur leur qualification semble dépasser le simple enjeu de recensement des atrocités – sans qu’il me soit possible d’indiquer quel serait cet autre enjeu. Il faudrait pour cela pouvoir notamment observer de l’intérieur l’élaboration de ce rapport et les consignes données à ses rédacteurs.
Quant à la pertinence de cette qualification provisoire de génocide, il m’est impossible de conclure, et ce n’est pas mon rôle.
J’insisterai de nouveau sur la prudence du rapport. Il explique comment une telle qualification de génocide pourrait être retenue en utilisant la jurisprudence internationale sur le sujet, en insistant sur le nombre de victimes (« probablement des dizaines de milliers de membres du groupe ethnique hutu »), sur l’inhumanité de la « traque » dont les réfugiés ont été l’objet, sur l’emploi d’armes « blanches » (en l’occurrence ce sont des marteaux qui sont décrits), sur la récurrence des massacres, sur le fait que les femmes et les enfants n’ont pas toujours été épargnés, ainsi que sur certaines déclarations lors de « discours de sensibilisation » à l’intention de la population (§§ 512-515).
A ce dernier égard, le rapport évoque un cas dans lequel la population aurait été incitée à tuer les réfugiés Hutu, qualifiés de « cochons » par les forces armées. Le rapport insiste ici sur la métaphore animalisante, supposée très significative, mais qui n’est rapportée que ponctuellement (§ 113) et qui se base apparemment sur un « entretien confidentiel avec l’équipe mapping du Nord-Kivu » (§ 515 et note 952).
Mais le rapport souligne également les raisons qui pourraient plaider contre une telle qualification de génocide.
Et ces raisons sont apparemment assez puissantes. Elles portent d’abord sur l’intention. Y a-t-il eu, comme l’exige la définition du génocide, « intention de détruire, en tout ou en partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux, comme tel » ? L’intention de détruire le groupe Hutu rwandais réfugié en RDC est difficile à établir dans la mesure où un grand nombre de rapatriements sont organisés – en même temps que certains massacres sont commis.
Le nombre de rapatriés apparaît sans commune mesure avec le nombre de victimes des massacres. Ainsi : « Certains éléments pourraient faire hésiter un tribunal à conclure à l’existence d’un plan génocidaire, comme le fait qu’à partir du 15 novembre 1996 plusieurs dizaines de milliers de réfugiés hutu rwandais, dont de nombreux survivants d’attaques précédentes, ont été rapatriés au Rwanda avec le concours des autorités de l’AFDL/APR et que des centaines de milliers de réfugiés hutu rwandais ont pu rentrer au Rwanda avec l’assentiment des autorités rwandaises après le commencement de la première guerre » (§ 517).
Il est donc délicat d’affirmer que les autorités rwandaises souhaitaient détruire les réfugiés hutus. Par ailleurs, dans les massacres, le « groupe hutu » a-t-il été ciblé en tant que groupe considéré comme ethniquement, racialement différent ? C’est une autre question qui se pose, même si le rapport y insiste moins.
Les faits décrits semblent plutôt attester d’une volonté de représailles, plutôt que d’une politique inspirée par une croyance raciale.
Enfin, le problème de la participation étatique se pose. En l’absence de « plan génocidaire » que révèleraient les faits, les auteurs du rapport sont, il est vrai, amenés à s’interroger sur l’hypothèse d’actes de génocide non ordonnés mais spontanés, en quelque sorte. Ainsi, l’intention génocidaire pourrait être inférée du comportement de « certains commandants de l’AFDL/ APR » (§ 518). Cette hypothèse de l’acte génocidaire spontané ou décentralisé, que privilégie finalement le rapport, est également susceptible de poser problème devant un juge, même s’il est vrai que la jurisprudence internationale n’exige pas à ce jour très explicitement qu’une politique sous-tende les comportements qu’elle qualifie de génocide.
Si l’on doit vraiment insister sur le détail des qualifications, il n’est pas non plus évident que les actes relèveraient d’une qualification de crime contre l’humanité, que privilégient les premiers rapports de l’ONU (§§ 510 et 511).
La notion de crime contre l’humanité n’est pas tout à fait stable. Dans le statut du Tribunal pénal international pour le Rwanda par exemple, il faut – pour reconnaître le crime contre l’humanité – que la population victime ait été ciblée pour des raisons discriminatoires. Dans le statut de la CPI, il faut constater l’existence d’une attaque lancée contre une population civile, c’est à dire « la commission multiple d’actes (…) à l’encontre d’une population civile quelconque, en application ou dans la poursuite de la politique d’un Etat ou d’une organisation ayant pour but une telle attaque » (article 7.2.a.).
La qualification de crimes de guerre est sans aucun doute la plus immédiatement accessible ; des crimes commis dans le cadre de la guerre conduite par l’APR/ AFDL contre les Interahamwe/ex FAR. D’après le rapport, les victimes n’en furent pas que les combattants se trouvant « hors de combat » mais également les civils ne participant pas aux hostilités.
Des civils Hutu qui, notamment, fuyaient les attaques militaires de leurs camps et la guerre faite aux forces armées qui s’y étaient parfois reconstituées.
Et voir l’article de Raphaël Doridant Pour l’OUA, difficile de sous-estimer les conséquences de la politique française
Et l’article de Raphaël de Benito sur le rapport mapping Afrique des grands lacs : un appel à la justice pour une région martyre